Chapitre 48 : Premier commandement : Tu tueras

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J’entre dans la chambre d’Arthur. Malinka est penchée sur le lit du Petit. Comme il m’est caché par sa chevelure rousse, elle s’écarte pour que je puisse le voir. Le bébé gémit :
« - Mal Maman… trop difficile… trop difficile… »
Une grosse tache de sang s’élargit autour de ses fesses, ressortant sur le blanc des draps. Aussitôt, je le retourne sur le ventre, lui retire son pyjama-nounours - tout blanc aussi. Là, j’e m'aperçois qu’il porte une couche. Or, il n’en avait pas quand je l’ai laissé au Château. Je la lui retire et, en écartant ses fesses, je remarque que le sang coule d'une plaie - située non loin de l'anus. Nom de Diou de nom de Diou ! Je file à la salle de bain prendre le coton hydrophile et reviens éponger. Une fois cela fait, je découvre quatre points de suture - donc deux sont partis. Je viens de comprendre :
« - Il s’est gratté parce que ça devait le gêner et il arraché deux des points de suture ! Il faut pincer les deux bords de la plaie avec les doigts. Regardes, Malinka ! »
Mais le sang continue à couler. Moins, mais il coule. Régulièrement. Il n'y a pas beaucoup de sang, dans un bébé. Il pleure, pleure, appelle sa mère.
Ouh-la-la. Je sens que je vais craquer, là !

C’est à cet instant que le téléphone sonne. Quel est ce délire !
« - Tiens comme ça », je fais à Malinka, « je vais décrocher ! »
C’est ce qu’elle fait, pinçant la plaie entre deux doigts.
Je me précipite sur le combiné :
« - Oui, quoi ? »
« - Bonsoir, c’est moi… »
Louis ? Je reconnais sa voix... Louis ? À cette heure ?
« - T’es pas fou d’appeler à deux heures du mat’. Décidément c’est la soirée des emmerdeurs. Qu’est-ce que tu veux ? »
« - Patricia ?? Oh, Merde, je me suis trompé. »

Et il raccroche. Sans une excuse.
Où j’en étais ? Ah oui le P’tiet ! Je refile dans la chambre d’Arthur.
Malinka me fait, furieuse :
« - Ah, te revoilà toi. J’ai cru que tu t’étais tirée. Prends ma place que j’aille me laver les mains et téléphoner. »
Me revoilà les doigts dans le sang.
Quant au bébé, il continue à gémir :
« - Maman, Maman », c’est difficile, c’est difficile… Maman ».
C’est la panique. Et je commence l'une de mes crises : je me vois devenir grande, de plus en plus grande ! Quant à Little Bouddha, je le vois devenir en plus en plus minuscule au bout de mon bras et, tout au bout de mes doigts, toute rouge, se trouve sa plaie. La panique monte, monte. Je dois absolument prendre du Lexomil ! Problème : si je vais chercher mes médicaments, dans mon sac à main, près du sofa, je devrais lâcher les bords de la plaie. Et le sang recommencera à couler. Mon cœur bat, à grands coups. Soudain, je me mets à suer. Je suis affreusement mal... Soudain, le môme se met à hurler. Que fait Malinka ? S'est elle tirée ? M’a-t-elle laissée seule ? Ma panique monte d’un cran. A présent, elle est si forte que, quelque chose en moi, resté étonnament lucide, s'étonne que je puisse le supporter ! Avant cette nuit, la panique était devenue une sorte de compagne familière - tout comme mon Goblieu... Je l'avais apprivoisée, j'étais parvenue à la reléguer quelque part - je ne sais où -, d'où son dos rond surgissait parfois, mais jamais longtemps... Et pourtant ! Je me disais souvent que, déjà ainsi, elle était insupportable.... Mais je m'étais trompée : il pouvait y avoir une panique pire encore et, derrière, une panique pire encore pouvait se superposer, enflait, tel un Goblieu devenu un ballon et dans lequel l'on aurait soufflé à pleins poumons, tout cela s'ajoutant, seconde après l'autre, semblant jamais devoir cesser...
En même temps, je suis... comme gigantesque !! Alice, dans le terrier du lapin, est une naine par rapport à ce que je suis en train de devenir...

Soudain, mon téléphone se remet à sonner. Avec les hurlements du p’tiet, c'est intenable : je dois faire absolument taire ce vacarme. Il n'y a que deux solutions : soit je fais taire le bébé, soit je fais taire le téléphone... ! Après avoir hésité, je me rue finalement sur le téléphone - sans avoir oublié de m'essuyer les doigts sur un bout du drap.

Je décroche. C’est encore Louis ! Mais ce type est fou ! C'est hallucinant : quel harceleur ! Et il choisit ce moment, comme s'il le faisait exprès...
« - Patricia, je t'exprime mes excuses sincères pour t'avoir téléphoné tout à l’heure… Avec Arthur, nous entendons les cris de Little Bouddha jusqu'ici, à dix rues de chez toi ! Tu te rends compte... Il va faire sortir les voisins... Dans deux minutes, ils vont venir frapper chez toi... Après, la police sera là dans le quart d'heure, et ils vont comprendre que tu n'es pas la mère... Tu ne pouras pas justifier de l'identité de ce sale môme. Ta mission, à présent, c'est de le faire taire tout de suite ! Par tous les moyens... »
Et il raccroche. De loin, je vois Malinka, dos tourné, téléphonant à je-ne-sais-qui…
Elle est si lointaine, si lointaine… Ma crise continue, ma crise de gigantisme...
Même, elle empire....

Action : je file jusqu'au p’tiet, le retourne sur le dos, lui pose l’oreiller sur le visage - et l'appuie de toutes mes forces en lui bouchant la bouche et le nez. Louis a doublement raison : si Little Bouddah ne respire plus, son cœur ne battra plus et, si son sang ne circule plus, il ne saignera plus - autre bénéfice, également, il cessera de souffrir. Bref, ce n’est qu'une affaire de quatre petites minutes et le silence reviendra. Très vite, l’auréole rouge elle-même cesse de s’étendre. Le bébé se taît. Il a cessé de respirer.

Je retourne Little Bouddha sur le ventre et nettoie sa plaie - qui, en effet, ne coule plus. Je vais chercher une aiguille et du fil et refais les points de suture. Je nettoie ensuite à l'alcool - avec du coton hydrophile. Je dégage la couette de sa housse. Jen fais fais une boule et nettoie tout le sang que je peux, épongeant avec soin le drap - que je sors et roule en boule. Quand cela est fait, je tourbichonne le tout dans le pyjama du bébé, avec l'alèze en caoutchouc. Je fonce vers le sofa que je soulève, y prend des draps tous neufs, réemballe le matelas, l’édredon. Je mets une couche au bébé et remets celui-ci en pyjama. Voilà, tout est comme neuf. Je regarde l'heure : trois heures quinze. Cela m'a pris huit minutes chrono. Cerise sur gâteau, tout ma vision s’est redimensionnée. Et, surtout, je n’ai plus cette angoisse à m’arracher les bras. Je me sens bien, mais bien... Jamais, et je te le jure, P’tite Gueule, jamais je ne me suis sentie aussi bien - de toute ma vie - sauf, peut-être, quand j’étais toute p’tiete... Jamais je n'ai été aussi à l'aise, flottante, heureuse, dégagée du noir, de ces ténèbres qui m'avaient enveloppées, voici à peine vingt minutes... Une paix immense me recouvre, des orteils au bout de mes mèches, de mon petit doigt au lobe de mes oreilles. Je suis parfaitement heureuse - et calme.

Ah ! Dans mon dos Malinka et revenue. Elle me dit :
« - Mais qu’as-tu fais, Patricia ! »
« - Tu vois, j’ai tout réparé ! »
« - Mais ce n’est pas de ça dont je te parle !!! »

Je constate que Malinka cherche le pouls de l’invité.
Étant nullement une professionnelle, elle ne le trouve pas.
« - Regardes : le pouls tu le prends au poignet, ou sous la gorge… Tu vois… il ne bat plus. »
« - Comment ça se fait qu’il a ces marques sur le visage ? »
« - Là ? C’est là où je lui ai enfoncé l’oreiller… »
« - Tu lui as enfoncé un oreiller sur le visage. C'est ça les traces ? »
Elle me montre des traces, vers la mâchoire, des deux côtés. Sa main tremble, comme la voile de Charles quand il est revenu en voilier de Marseille après avoir été attaqué par les orques. Je regarde de plus près.
« - Oui... J’étais si énervée que je lui ai enfoncé mes ongles dans la chair. Là, tu vois… On reconnaît mon petit doigt, mon pouce et mon index… C’est un peu rougi, c'est vrai. »
Pour lui montrer, je pose - calme et précise - mes main là où elles étaient quand j’opérais.
« - C’est une catastrophe ! Quittes cette chambre ! Va sur le sofa. Je rappelle Heinrich ! »

Elle a la voix qui tremble, la déesse. Et elle ne semble plus tenir aussi droits sur ses jambes que lorsqu’elle s’occupait de moi !
« - C’est un code 0 maintenant… OK… »
Elle raccroche.
« - Ils arrivent dans trois quarts-d'heure… »
« - Qui ‘‘ ils ’’ ? »
« - Heinrich et Toubib : c’est lui qui l’avait réparé. Il va faire le certificat de décès. »

Elle s’effondre dans un fauteuil : de ses deux mains, elle agite l’air autour de son visage, comme avec un éventail. Je demande :
« - Pour qui ? Quelqu’un est mort ? »
Je vois ses yeux faire deux « O » : ça ne lui va pas, pas du tout. Cette superbe personne, qui laisse supposer que rien ne l’étonnera jamais, la voici plus que stupéfaite. Elle se relève, s’accroupit devant moi : une idée me vient. Elle veut remettre ça. Je ris.
« - Ok, Patricia, ok, tout doucement… là, voilà, laisses-toi aller contre mon épaule… Tu es en sécurité, on va s’occuper de tout… Tu as quelque chose à prendre quand tu es comme ça ?? »
« - Quand je suis comment ? »
« - OK : quand tu es angoissée, tu prends quelque chose ? »
« - Du Lexo… Mais je ne suis pas angoissée, je me sens bien... »
« - Il est où ? »
« - Dans mon sac-à-mains… »

Elle sort la boîte et tire une barrette…
Au moment de prendre mon verre, elle regarde la carafe :
« - Dis-moi, Patricia, tu as bu tout le Whisky ? »
« - De mon verre ? »
« - Non de la bouteille ? »
« - Ah non… elle s’est renversée tandis que je me servais un verre, alors que je téléphonais… »
« - Attends : tu as téléphoné ? À qui ? »
« - Non, à personne : Louis m’a appelé, deux fois… »
« - ‘‘ Deux fois ’’ !? S’il t’avait appelé, j'aurais entendu. Or, je n'ai rien entendu, Patricia… »
« - Je te jure que si, Louis, deux fois : la deuxième fois, il m’a dit de faire taire le p’tiet tout de suite… Il avait raison : encore deux minutes de hurlement, les voisins sonnaient... Et les flics rappliquaient... C'est ce que j'ai fais : pour une fois que Louis avait raison… »
« - Ok-Ok… je vois… Tu penses avoir bu combien de verres de whisky… ? »
« - Je sais pas… Un demi avec toi, même que c’est toi qui a fini de me le verser dans le gosier. Au premier coup de fil, un demi de plus… Et au deuxième, peut-être bien. Mais je sais plus, moi... Embrasses-moi, chérie ! Tout de suite ! J'ai envie... Il faut que je le fasse tout de suite ! »
J’éclate de rire.
« - Ça, alors, non ! On va te donner un bon bain chaud… Mais pas de Lexomil. Tu es soûle… »

Ensuite, je ne me souviens plus… Je me suis endormie dans mon bain et j’ai été éveillée par des voix. Je sors de l'eau, me sèche, mets mon peignoir Christian Dior, sors de la salle-de-bains voir ce qui se passe. Ils sont tous trois autour du lit de l’enfant : Malinka, Heinrich et leur fameux Toubib. Celui-ci prend le pouls de l’enfant.
« - … Ok… il a un pouls… Faible mais régulier. La plaie a été bien resuturée… Je lui remets un anesthésique local… On va lui faire une petite transfusion… »
Il prend une mallette dans laquelle se trouve une poche de sang et il procède tranquillement. Je suis toujours aussi calme. Dessoulée, je souris, maîtresse des lieux - et d'elle même. À cet instant, Heinrich me découvre :
« - Patricia, il faut qu’on cause très sérieusement ! »
Il a sa voix des mauvais jours. Mais il ne me fait plus peur !
« - Restez-là vous autres », fait-il à Toubib et Malinka.
Il me pousse plus vers le sofa qu’il ne me demande aimablement de m’y asseoir. Je me laisse faire en riant, tant je me sens vertigineuse. Je m’affale.

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