Chapitre 50 : Découverte de la deuxième équipe
Heinrich lève la tête :
« - Toubib, depuis que tu partages la vie de Patricia Lathérèse, comment tu la vois… ? »
Mon voisin tient le délire qui suit :
« - Dimanche, elle a fait une décompensation. Elle avait accumulé une charge de tension extrême, à partir de la naissance de son fils : tu as certaines mères qui font d’énormes décompensations de nature psychotique, dans les deux semaines… Là, tu as risque de TS, voire d’infanticide. C’est une forme extrême de dépression post-natale. En hôpital, on les garde cinq-six jours, on s’assure que tout va bien. Ici, vu le contexte familial pro-suicide, le profil de la mère, bon, Patricia a une profonde blessure narcissique… Il y a deux nuits, elle était convaincue que Louis l’avait appelé… C’est une bouffée délirante… Sa charge d’angoisse était trop forte et c’est pour ça qu’elle a tenté de tuer le môme. Comme c’est trop dur à assumer, elle lui a ensuite porté les soins qu’il fallait… Exécution-négation. Un infanticide c’est impossible à accepter pour une mère ! Ici le paradoxe c’est qu’elle l’a sauvé au final… »
« - Juste une question », fait Heinrich, « Tu as vu des mômes tués revenir à la vie une heure après ?? »
« - Tu vas pas t’y mettre ! Non, Jésus est pas intervenu. Il était pas décédé… Le pouls a été pris dans des conditions approximatives : CQFD. »
Heinrich demande à Malinka :
« - Tu as bien pris le pouls ? » Malinka :
« - Oui, à la gorge et au poignet. J'ai cru qu'il ne battait plus. J’ai vérifié avec mon petit miroir, que je lui ai mis devant la bouche : il n’y avait plus aucune buée… »
Heinrich regarde le singe velu à ma droite :
« - Alors, Toubib ? »
« - Encore, c’est une non-professionnelle… Entre pas de pouls du tout et un pouls imperceptible tu as de grosses différences… Ensuite, si tu prends le pouls d’un bébé en t’attendant prendre le pouls d’un adulte, c’est très différent. Malinka, ta ‘‘ Preuve ’’ est non-recevable scientifiquement parlant… Quant à Patricia, elle était ivre et en plein délire psychotique… Et je doute qu’elle sache la différence entre le pouls d’un adulte et celui d’un nourrisson ! »
De son portefeuille, Heinrich sort un papier qu'il déplie :
« - Ça, ce sont les relevés des appels téléphoniques reçus chez elle dans la nuit de samedi et dimanche : il y en a bien eu deux, et ils ont été passés du mobile de Louis. Deux !! »
Tout le monde reste saisi.
Je m’exclame :
« - Je le savais, je le savais bien qu’il m’avait appelé !! Je savais que j'étais pas dingue ! »
« - Si tu es dingue ! », dit Toubib.
Malinka, attérée, fait :
« - Mais le téléphone n’a pas sonné, j’étais là… »
Heinrich hausse les épaules :
« - C’est que tu étais trop stressée, tu n’auras pas entendu. Autrement, pour que le téléphone n’ait pas eu le temps de sonner, il faudrait que Patricia prenne le combiné entre la connexion et la mise en route de la sonnerie : or, elle était en train d’arrêter l’hémorragie… »
Malinka insiste, ce qui me fait marrer - mais je veille à ne pas le montrer - :
« - Elle n’est pas restée auprès du môme tout le temps, elle n’arrêtait pas de courir de la chambre au séjour. Je l’ai vue plusieurs fois, mais je n’entendais pas ce qu’elle me disait parce que j’étais en train de t’appeler ! »
« - De toute façon c’est impossible d’être là avant de savoir qu’un téléphone va sonner, en plus dans ces conditions ! », fait Toubib. Il insiste, le sale dégénéré, le sous-homme :
« - Et si, sur le plan preuve, Louis savait qu’elle a reçu un enfant cette nuit-là… En la croisant, par exemple, près de chez elle... Ils habitent trop près l'un de lautre, de toute façon ! »
La sagouin ! Je garde la tête baissée, pour que l'on ne s'aperçoive pas de mon émotion. Malinka ajoute :
« - Sur le plan preuve, justement, Louis était sincère, il n'avait pas appelé !! L'aurait-il fait, qu’est-ce que cela prouverait ? Rien ne relie l’invité à nous, d’autant plus que quand vous l’avez appelé tu as mis le haut-parleur, et que nous avons tous entendus son Louis débarquait complètement de la Lune… »
Malinka vient de clôre le caquet d’Heinrich et du Toubib. J’exulte, mais, pour pas le montrer, je continue à regarder mon plancher, comptant les lattes en chêne authentique.
« - Ça peut aussi impliquer qu’il a joué la comédie, rien d’autre ! », fait Toubib. « Ça peut vouloir dire qu’il a pris un Privé pour voir ce qui se trame ici… »
Heinrich, hyper-agacé, fait :
« - Pour en voir vu mentir des centaines, je sais que Louis a dit vrai…
Se taisant soudain, ils se mettent à regarder le paplard d’Heinrich, comme s’ils voyaient la Vierge Marie. Toubib secoue sa grosse tête d’homme des cavernes à la con.
Quant à moi, j’exulte : je ne suis pas folle-dingue !
Toubib prend le paplard des mains d'Heinrich.
« - Nous devons admettre que l'autre n'a pas appelé... Mais comment cela se fait-il que l'on ait appelé ici l'autre nuit de son téléphone ? »
« - Techniquement, tu hackes le mobile et tu appelles : c'était le numéro de Louis mais ce n'était pas lui... Qu'est-ce qu'on t'a dit exactement, Patricia... ? »
« - Que si dans deux minutes Little Bouddha arrêtait pas d'hurler, les voisins allaient sonner et la police rappliquer... »
Toubib et Malinka sont figés, mais ça ne semble guère surprendre Heinrich :
« - On a senti le vent du boulet... Mais ça veut probablement dire aussi que les voisins sont hyper-attentifs à tout notre remue-ménage, à présent... »
Malinka fait :
« - Depuis cette nuit-là, tout a été calme. Il n'y a que Toubib qui est sorti, pour les courses... Le bébé n'a même presque pas pleuré... Je l'ai amusé tout le temps : s'ils ont entendu des choses, c'était plutôt des rires... »
Toubib, quant à lui, semble préoccupé :
« - T'as une deuxième équipe sur nous, alors ? Ils voulaient qu'on tue le Petit ? Ils ont appelé Patricia pour le faire ? Comment savaient-ils que ce serait elle qui décrocherait, et non Malinka... ? Pourquoi le téléphone n'a-t-il pas eu le temps de sonner, Heinrich ? Comment auraient-ils pû imaginer qu'elle irait étouffer le gosse ?? Admettons qu'ils aient appelé - puisque c'est marqué là... Cela voudrait dire que l'appartement a été sonorisé par eux ? »
Malinka et Toubib se mettent à regarder, tout autour d'eux... P’tite Gueule, même si tu imaginais qu’un énorme marteau en ferraille rouillée surgi des cieux venait de s’abattre sur Malinka et Toubib, tu serais en-dessous de la réalité : je les vois réfléchir à dix-mille à l’heure, sauf que leurs pensées paraissent rebondit sur le bord de leurs têtes et toujours revenir au centre - rien n’arrive à sortir de leurs bouches…
Heinrich reprend :
« - On avait vérifié que l'appart était propre quand on a mis en place la surveillance... Ils ont hacké son téléphone et ils ont écouté à partir de lui ce qui se passait... Tenez, voilà son téléphone : en arrivant, je l'ai pris et j'ai enlevé sa batterie. Heureusement pour vous, il était resté à charger sur sa table de nuit. Mais la nuit de dimanche il était dans son sac ! Ces mobiles ce sont des trous de serrure ambulants. »
Toubib et Malinka frissonnent de peur, puis se jettent sur leus propres mobiles dont ils arrachent les batteries. Toubib reprend, en chevrotant :
« - Ca explique tout, alors, ta deuxième équipe, et pourquoi ils ont dit ce qu'ils ont dit à Patricia : ils ont pigé qu'elle était en crise et qu'ils avaient des chances de la mettre en mode automatique pour qu'elle étouffe le gosse... Ce qu'ils voulaient aussi très probablement, c'était que l'on sache qu'ils sont là... Ils nous menacent. C'est une manipulation ! »
Heinrich a son air des mauvais jours. Si j'en avais eu un doute, je n'aurais plus aucun qu'il avait été flic allemand lors de la guerre :
« - Ils ne vous ont pas entendu, j'ai un brouilleur ». Il sort, triomphalement, un petit boîtier noir. « Mais je voulais vous faire comprendre que vos petits joujoux à la mode sont dangereux... Cependant, leur injonction à Patricia n'était pas nécessairement mauvaise : si l'invité avait continué à hurler, je suis absolument certain que nous aurions été découverts... »
Heinrich fait un geste qui désigne la plafond :
« - Je vais chercher qui ils sont... J'ai déjà mon idée sur la question, je vais appeler quelqu'un que je connais... En tout cas, leur coup s'est retourné contre eux... Qu'ils sachent ce qui s'est passé, à la limite, je m'en fous. En ne disant rien, ils sont complices. Ca sent le chantage... Ca ne se passera pas comme ça ! De toute façon, j'ai déjà géré bien pire. En attendant, remerciez la Divine providence, les Dieux, Thor et Odin... »
« - Depuis quand les Dieux appellent au téléphone ? », ricane Toubib.
Soudain, je comprends ! Cette nuit-là, j'étais si agitée que, ne pouvant entendre les conseils de mon Goblieu, celui-ci avait dû m'appeler au téléphone - mais en prenant la voix de Louis. C'était limpide ! C'était mon Goblieu qui nous avait évité cette nuit-là à la fois les flics et les Assises... Je suis certaine de cela car, le dimanche où j'avais tenté d'incendier la maison de ma nourrice à Charentonneau, il était venu toquer à la portière de ma Polo, où je me morfondais - en me disant de remonter. Il peut parfaitement devenir physique... Il ne fait pas que parler dans votre tête : c'est un Dieu véritable. Ensuite, il avait ressuscité le p'tiet... par gentillesse, pour me sauver à nouveau - car Heinrich et sa bande ne me l'aurait pas pardonné.
Mais mon instinct m'interdit de leur dire la vérité...
Heinrich continue :
« - Bon, Toubib, faisons abstraction de ceci… Comment tu vois évoluer Patricia ? »
« - Ce qui a précipité les choses, c’est cette charge émotionnelle à devoir s’occuper de nos enfants, dans les meilleures conditions – et à notre degré d’exigence, très lourd… Ça pouvait le faire sur quelques mois, pas plus… ça ne lui était pas possible… À cent contre un qu'elle recommencera ! Elle est seule, totalement sans structure… Arthur peut y passer en une seconde… Elle ne s’embarrassera pas à l’étouffer, elle le jettera par la fenêtre, elle dira qu’il est tombé tout seul, et elle fera une grande scène de déchirement et de pleurs. On l’a vu pleurer trois fois juste sur commande, Malinka et moi : à la seconde, elle arrêtait quand elle voyait que ça ne marchait pas. C’est une meurtrière, point-barre ! »
« - Et pour toi Malinka ? », demande Heinrich.
« - En quarante-huit heures, à part se lever, prendre un bain et demander ce que l’on mangeait, elle n’a rien fait… Ormis regarder son feuilleton à la télé, Friends… Les soirs, elle se passe une cassette, ou regarde un film à la télé - après avoir repris un bain. Puis, elle éteint sa télé et lit un polar, ensuite éteint sa lampe de chevet. Jamais, elle n’a essayé d’échanger avec nous. Pas une question… Elle n’a exprimé aucune inquiétude sur l’état de l’invité, ça semblait lui passer par au-dessus… Pire, elle paraissait l’avoir oublié. Elle vaquait comme si nous n’étions pas là : sauf pour nous demander de lui passer le sel, ou la carafe d’eau… Toute seule, elle tuera. Même tenue par quelqu’un, je pense qu’elle le refera. Oui, je la vois tuer… : toi, comme moi, Heinrich, on pensait dès le début qu’elle avait ça en elle… Mais que, orientée… »
Heinrich s’adresse à Toubib :
« - Alors tu préconises quoi ? La tuer ? »
Malinka intervient :
« - Je te rappelle que, dans moins trois heure et demie, sa nourrice arrive pour aller chercher Arthur à la Maternelle… Qu’un tiers a appelé du numéro de Louis. Il ne nous reste qu’une chose à faire, d’autant plus que les voisins ont vu que nous étions là : laisser tomber, partir et ramener le gamin à ses parents… »
Ouf ! Voilà ma chance de retour, via Malinka.
Ils se regardent comme s’ils se disent en pensée des choses secrètes.
Heinrich fait :
« - Toubib, piqûre tout de suite ! »
Il me sert d’un coup la bouche pour que je ne crie pas, une main sur les lèvre et l’autre dans le cou, tandis que Malinka m’empoigne bras et torse. Toubib sort une seringue de sa sacoche. Toute prête !
Heinrich se penche vers moi et me dis :
« - Tu vois, il n’y a pas que toi qui y va à l’instinct ! »
Malinka rajoute :
« - Elle a cru que tout cet argent se gagnait sans jamais rien devoir payer en retour ! Elle nous prend pour sa Dentiste-chef, cette petite sotte ! »
Heinrich rajoute :
« - Patricia, tu me demandais l’autre soir si tu pourrais conserver la garde d’Arthur. Eh bien la réponse est : ‘‘ Non ! Surtout pas ! ’’ »
Il desserre un peu ses mains pour lire mes émotions : il n'est pas déçu.
Il sourit. Malinka également : puis d'un trait, elle boit un verre de lait. La garce : elle me l'a piqué sur ma table de nuit. Heinrich la regarde aussi et lui demande :
« - Depuis quand tu bois du lait, toi ! »
« - Depuis que j'en ai trouvé un verre auprès de son lit ! »
Soudain, il me regarde :
« - Tu pouvais pas le dire plus tôt, toi ! »
Et, à cet instant, il relâche complètement ses mains !
« - Putain », fait Toubib à Heinrich, « tu repars dans les délires ésotériques. L'occultisme nazi, Himmler... Ton Ordre Noir... " Regardez, c'était déjà dans La Horla, de Maupassant ". Tes fameuses preuves ! Tous tes grimoires de délirants... Tu as dépassé la date de péremption, je n'ai plus aucun respect pour toi. Pas plus que Malinka ! On se le disait. Les autres sont d'accord : va falloir que tu prennes te retraite, toi ! En plus de tes catastrophes de recrutement, tu finis par plomber nos CV... Si l'autre salope finit par jeter son gosse par la fenêtre, elle aura beau prendre sa gueule de communiante, ça passera pas... Il y aura enquête, et notre traffic de mômes deviendra célèbre. En plus, avec l'affaire Dutroux (1), où ce fouteur de merde a invoqué l'existence d'un réseau de pontes... En plus ! Les autorités sont devenues sensibles à la question... Cette petite conne a remporté la palme du maillon faible... On a d'ailleurs constaté qu'on avait de plus en plus de mal à recruter des accompagnatrices de valeur, car la peur a changé de côté - non ? Mais certain qu'il ne fallait pas choisir celle-là... Faut savoir entendre qu'on est plus en 1945, hein, Heinrich (?), quant t'avais trois cent cinquante mille orphelins en France (2), qui pouvaient disparaître sans que personne s'en soucie... Putain, cette conne aura été notre malédiction... T'as vu comment les hasards se sont enchaînés en quelques heures, l'autre samedi, pour nous faire arriver là où nous sommes ? Avec les deux coups de fils, nos affaires sont menacées, on va devoir mettre la clé sous le porte, replier le décor du théâtre, et le théâtre lui-même... Après Matzneff à Apostrophes (3), en 1990, malgré le portrait qu'en a dessiné la mère Bombardier, on avait encore le vent dans le dos... On pouvait encore se tenir sur la proue, d'autant que la mère Bombardier s'était pris tout le milieu littéraire dans la tronche. Ils lui ont bien saboté sa carrière, d'accord... N'empêche que ça a été un tournant, pour nous tous. 90, Bombardier ; 94, Dutroux... 2001, Schmidt ? Non ! On arrête les frais. Bravo encore, Heinrich !
Je lui fais sa piquouze. »
(1) NDA : affaire belge qui a ébranlé la Belgique entière, où un criminel a argué de l'existence d'un réseau de traite d'enfants de haut niveau dans sa défense, sans que cela ait pu être démontré.
(2) NDA : après la guerre de 1939-1945, les orphelins sont en effet légion en France - même si leur nombre n'a pu qu'être estimé. Dans un film tiré de cet époque (Frères, 2023), l'un d'eux, qui avait disparu volontairement sept ans avec son frère dans une forêt, alors qu'ils avaient été abandonnés par leur mère, souligne qu'ils n'ont jamais été recherchés par la gendarmerie de la zone rurale où ils vivaient en toute liberté, animés par une résilience et une débrouillardise incroyables. Ils se nomment Michel et Patrice de Lafregueyre. L'affreuse guerre...
(3) NDA : émission littéraire sur le Deuxième châine du Service public où l'écrivain Gabriel Matzneff, venant présenter une biographie romancée dans laquelle il met en scène des actes pédophiles, la séduction de mineures, est dénoncé sur le plateau par Denise Bombardier, une écrivaine canadienne. La carrière littéraire de celle-ci sera stoppée net en France par une bronca que menèrent des écrivains reconnus de l'époque, tandis qu'elle sera menacée dans sa vie privée - et y compris l'un de ses enfants.
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