Chapitre 51 : Condamnation, appel, casse et révélations
Après ce miracle laitier - où je ne comprends rien de rien, comme toi, sans doute, P'tite Gueule -, soudain, au beau milieu du salon, un gros type arrive en s’effondrant sur mon tapis, comme lancé du haut de ma pièce-à-vivre par une fronde.
Tout le monde s’arrête pour regarder. Stupéfaction : je viens de reconnaître Gros Dégueulasse. Je souris à Heinrich, à Malinka, même à Toubib : ils ont alors totalement cessé de m'empoigner, tandis qu'ils se retournent vers celui-ci. Heinrich éructe sur l'homme par terre, cette barrique de muscles surmontée d'une petite bouche répugnante, qui en bave de honte de s'être faite ainsi surprendre :
« - Tu devais rester en bas dans la l'auto pour surveiller. Que fiches-tu là ? En plus, tu as interdiction de te servir des clés de l’appart. Tu le sais ! »
Du sol, nous levons nos regards : en effet, quelqu'un d'autre a pénétré dans la pièce.
Paulo ! Je ressens un immense soulagement, tout autant qu'une immense incrédulité. Je n'en crois pas mes yeux, mais avisant Heinrich, je vois que celui-ci partage le même sentiment. Oui, et nous devons nous le dire, certainement, que nous le voulions ou non, Paulo est bien là. Et, non, nous ne jouons pas dans une pièce de théâtre où nous déciderions des événements nous-mêmes.
« - Vous tous », fait mon meilleur-ami-pour-la-vie, « Vous dégagez tout de suite… »
Il va jusqu’à la chambre d'Arthur, dans le lit duquel dort le bébé, tandis que le type par terre se relève et envoie un regard à Heinrich comme pour lui demander quoi faire.
L’autre lui dit « non » de la tête.
« - Ok, vous prenez celui-là aussi. Toi, la fille, prends-le bébé ! »
La fille, c’est Malinka : elle n'en mène pas large. Cette grande conne est passée de papier glacé de magazine à papier-cul usagé. Elle s'exécute, précipitamment.
« - Pas de chance, Heinrich : ma femme et moi, on a voulu appeler ici dimanche matin pour inviter Patou à déjeuner, mais personne n’a décroché. Le soir, pareil. Le lendemain, j’ai appelé au Dispensaire… On m’a dit que Pat' était malade… Comme j’étais de garde, je n’ai pu rappeler que le soir : personne n’a décroché. Le lendemain-midi, pareil. Ma femme m’a dit d’y aller voir. J’ai vu tout de suite ton bouledogue en planque. Le con avait pas fermé les portières-arrières et avait les clés. D’où me v’là… »
Il jouit de la terreur où ils sont tous les trois.
Ceux-ci sont en train de passer leur manteaux, à toute allure.
« - Heinrich, que je te vois surtout plus traîner autour de Patou ! Ah oui, Patou, c’est ce gros porc de pédophile qui a jeté Francis dans le puits du trou-grangier… Il vous a donné des cours de boche juste parce que la chambre d’Andrée était en face du portail des Lecourtois : il en pinçait pour ton Louis ! Il supportait pas de ne pas le voir, même de loin. Louis t’a jamais dit qu’il a failli se faire enlever un soir à quatorze ans près de chez ses parents ? »
L'ogre de mon rêve... l'ogre qui poursuivait Francis dans les tunnels du trou-grangier, c'était Heinrich... La chose qui remuait dans les fourrés près de la l'ancienne cabane de la chèvre, que nous appelions le Haut-Château, quand nous y étions, je réalise que c'était encore lui... Je prends conscience que les Lecourtois & Cousins y compris, qui utilisaient cette cabane les week-ends où ils étaient là, qui l'avaient reconstruite, fortifiée, cernée d'un fossé, munie d'un pont levis, et mis en fronton un panneau avec, inscrit à l'encre noire, Haut-Château, je réalise qu'eux aussi - c'est certain - savaient qu'un monstre se tapissait dans les bois de notre enfance... Ce monstre que Francis appelait le Maître du Haut-Château, que nous fuyions en riant à travers bois et champs, sous les soleils humides du printemps, secs de l'été, mornes de l'automne - et, ce que je ne savais pas alors, mais le su bien plus tard, quand j'eus quelques « lettres », était que ce titre, Francis, seul et dernier amour de ma vie, savait qu'il provenait d'un roman de Philippe K. Dick, un roman que Louis avait du lire et qui, justement, traitait des Nazis et des Allemands... Soudain, je revoyais Francis, plongé dans ce livre sous un beau soleil, assis sur les trois marches devant la maison d'Heinrich, car il l'avait sorti de l'étonnante bibliothèque de ce dernier - bibliothèque qui commençait dans la cuisine au sol en béton, se poursuivait le long des couloirs du rez-de-chassée, encerclait le salon, suivait les murs sinueux du bureau d'Heinrich, escaladait les escaliers, progressait avec lourdeur sur le plancher en bois creusé, bosselé, gondelé, dont elle épousait les vagues figées dans le temps, et finissait dans la chambre elle-même d'Heinrich, cernant de toutes parts un gigantesque lit double, encadrant la fenêtre qui donnait à l'arrière, sur la falaise de craie percée du gigantesque porche du trou-grangier de la ferme, avec, sur le côté droit, l'escalier menant au jardin, le trait brillant de la tyrolienne descendant de haut en bas - sur laquelle nous nous amusions tant et tant...
J'ai un vertige, tant les souvenirs remontent...
Heinrich avait laissé la libre disposition de sa bibliothèque à Francis, qui avait aussi la clé de sa maison - encore un don d'Heinrich... Est ce que, le jour de sa disparition, mon amour avait suivi les méandres des rayonnages pour arriver dans la chambre au lit redoutable et, que là, Heinrich avait abusé de lui ? Tranquillement, car on ne pouvait rien entendre du dehors, tant les murs de cette maison étaient redoutables, juste percés de petites fenêtres, maintenus par une forêt horizontale de chênes à peine équarris, qui achevaient d'en faire un bloc indissociable - au fond duquel on pouvait torturer comme l'on voulait, assommer, mener dans le trou-grangier, pour y continuer la besogne...
Car, oui, je me rappelle, de toute la ferme d'Heinrich seule la grille de son trou-grangier était fermée et, au village, l'on disait que la maison était non seulement la plus ancienne du canton, mais que son trou-grangier menait aux plus grandes des carrières souterraines de Vinneuf qui, dans nos esprits de gamins, prenaient les proportions colossales d'un autre univers - un univers dont Francis ne pouvait décemment voler la clé, en raison de l'affection qu'il avait pour notre maître d'allemand. Il ne nous restait donc plus qu'à rêver là-dessus, parfois à cauchemarder et, toujours, à regarder avec une certaine crainte ce trou béant cloturé par une grille sortie d'un Moyen-Age qu'auraient réinterprétés à leur avantage des érudits en bottes de cuir et habillés en noir...
Et, encore, les souvenirs affluent... Comme l'insistance d'Heinrich à ne nous donner ses cours d'allemand dans la chambre d'Andrée, pleine des souvenirs de la guerre du pépé ou de ce que le soldat allemand - qui logeait alors chez les Lecornus - avait laissé partout, photos sur les murs, cartes géographiques, graffitis, son nécessaire de toilette, un uniforme dans la penderie, une caisse de munitions sous le lit, un fusil sous une latte du plancher... Pourquoi là et non chez lui ? Parce que la fenêtre de la chambre donnait sur le portail en bois blanc des Lecourtois, sur la fenêtre de leur Petite-Maison, eux entrant et sortant pendant leur jeux... Et je me souviens qu'Heinrich était assis de manière à faire face à la fenêtre afin de voir tout ce qui se passait durant les deux heures qu'il restait là... Je me rappelle que, parfois, quand Louis, Benjamin et leurs cousins surgissaient, jouaient, son corps dégageait soudain une odeur un peu âcre et incommodante, qui me gênait, me donnait une légère nausée... Nul n'aurait pu savoir que nous étions là, Francis, Andrée, Heinrich et moi, car, non seulement la fenêtre était fermée, mais un rideau transparent nous dissimulait... En outre, la disposition de la rue voulait que nous ayons toujours le soleil dans le dos... Pourtant, et plus d'une fois, j'avais vu que Louis regardait avec insistance cette fenêtre - comme s'il savait qu'on le regardait -, et tout spécialement quand Heinrich dégageait son odeur spéciale...
Comme il est curieux que l'esprit soit ainsi capable de faire remonter tous ses souvenirs, à une vitesse fulgurante encore, comme s'il s'écoulait une heure en soi alors, qu'en fait, ne se sont passées que quelques secondes. Et, comme Paulo achevait de dire « Louis t’a jamais dit qu’il a failli se faire enlever un soir à quatorze ans près de chez ses parents ? », je m'entendis répondre - plus que je ne répondis moi-même - :
« - Ah si, ah si : je le sais. Chez les Lecourtois, ils se privent pas de le conter… Au dernier moment, il a vu les deux types dans la voiture et il a couru se réfugier dans une pharmacie ! »
Paulo me rétorqua :
« - C’était Heinrich le commanditaire… Monsieur tombait amoureux assez facilement, à cette époque. C’’était un grand amoureux. Il s’imaginait que, parce que les petits garçons ne lui disaient pas ‘‘ non ’’, ils lui disaient ‘‘ oui ’’… Ah, et pour la mémé d'Andrée : quand je lui ai dit que son nom risquait de sortir, c'était pour qu'il se calme et reste dans son trou... Mais il a pris peur, il a fait suivre la vieille, et quand ses petits copains ont vu tout ce qu'il y avait à ramasser, ils lui ont piqué le blé. Et tué sa grand-mère. Mais ATTENTION, Patou : tout ça je te le dis pour expliquer la situation, mais c'est notre secret... Ne va jamais chercher à en savoir plus... Et fermes là à jamais : autrement, je pourrais rien pour toi. »
Se taire sur les secrets.
Même s'il s'agit de la mort de personnes que j'aimais tant, qui avaient enchanté mon enfance. C'est une chose que sais si bien faire, désormais. On dirait en fait que la vie ne m'a appris qu'une seule chose, et que c'est celle-ci. Mais que, précisément, cela est pour me permettre de continuer tant de vivre, que de supporter ce que j'ai vécu.
Heinrich finit de mettre son manteau.
Il est resté le dernier dans l’appartement.
Il enroule posément son écharpe, et dit tranquillement :
« - Oui, Patricia, presque tout ce que dit Jean-Paul est vrai… Mais je regrette, pour Francis... Je n'ai pas pu m'en empêcher. C'était prendre beaucoup trop de risques : ce jour-là, mon corps a vaincu ma raison, et je t'ai porté un tort considérable. Quant à la grand-mère d'Andrée, c'est complètement faux : j'ai dû signaler le problème, je ne pouvais faire autrement. Si Andrée avait détruit les bouteilles, ce ne se serait pas passé ainsi... J'ai tout fait pour l'aider. Mais, à présent, Jean-Paul va peut-être dire pourquoi il n’a jamais rien dit, lui, le grand enquêteur de gendarmerie ‘‘ nationale ’’ ?? Et qu'il ne dira jamais rien. »
Paulo le toise. Mépris total :
« - Rebus anti-français de l'humanité ! J’suis pas là quand y a pas de bordel, voilà ! Mais fous trop le bordel et je suis là. Maintenant fous mettre le bordel ailleurs. Je sais où t’habites… T’es à l’âge où on s’étouffe facilement avec son oreiller, surtout si on avale un Lego de travers ! »
Heinrich secoue la tête :
« - Au moins, dis la vérité à Patricia : dis-lui que si tu t'approche de trop près de l'Etat profond, ce ne sera pas bon pour tes galons... La Grande Gendarmerie Nationale et Républicaine : tu as la théorie mais, en pratique, ce sont des lâches. Chez vous, on progresse en fermant les yeux sur les affaires qu'il faut, pas en les ouvrant. N'est-ce pas, Jean-Paul ? Tu le sais bien... Bon, vous oubliez tout, comme convenu, et nous oublierons de notre côté... Nous avons eu ce que nous voulions... N'oublie pas, Jean-Paul, qu'en dernière instance, je n'ai pas les rênes sur la décision finale... Mais, écoutes : je te propose néanmoins de venir me voir un de ces jours... Ce que je te dirai te fera changer d'avis… »
Paulo se met à l’insulter :
« - Inverti, tafiole, pédéraste, lèche-pissotières… Fous le camp te branler dans ton trou-grangier… Puis saches-le : mes supérieurs ne te couvriront plus. Je devais passer te le dire un de ces jours... Je serais pas étonné que ton député te demande de démissionner... »
Heinrich sort, après avoir refermé la porte doucement, et laissé toutes les clés qu'ils avaient de mon appartement sur le plancher - avec un sourire d'excuse pour moi, d'ironie pour mon gendarme.
Paulo me regarde attentivement :
« - Bon », fait-il, « C’est Louis qui a la garde d’Arthur aujourd’hui ? Ou c’est toi ?? »
« - C’est moi. La nounou va passer laisser ses affaires, puis va ressortir chercher Arthur. »
« - Je te sens pas prendre ton gamin une semaine après tout ça... Seulement, je suis de garde pour vingt-quatre heures... je ne pourrais passer te prendre que demain soir... Le mieux serait que tu appelles Louis pour qu'il garde ton gamin encore une semaine... »
J'appelle aussitôt l'un de ses deux numéros :
Mon ex, toujours aussi désagréable, rétorque :
« - Pour ce soir, ce n'est pas possible, mais je vais m'arranger pour que mes parents passent le chercher à la sortie de la Maternelle demain soir... Que se passe-t-il ? Tu as eu un dégât des eaux ? Si tu veux que je garde Arthur plus souvent, ce serait bien qu’on l’écrive quelque part, même sur un morceau de papier. Je ne voudrais pas être taxé d’enlèvement de mineur… »
Il me raccroche au nez.
Paulo semble soucieux :
« - Tu te sens de garder Arthur cette nuit et de le ramener à la Maternelle demain à huit heure trente ? Il faut que tu le dises, Pat', pour que j'en sois sûr... »
« - La nounou va me le prendre, elle le fera manger, lui lira une histoire et elle partira quand il sera endormi... Je m'enfermerai dans ma chambre si je sens que je craque... Mais je pense que je peux gérer… »
Instinct de Paulo :
« - T'assures, Pat' ! T'es super-forte ! Oublie pas que c’est toi la mère. Ce serait bien que Louis le comprenne. Des papas-mamans, on a jamais vu ça, ça va finir un jour par ce que les mecs soient en robes et mocassins d’argent, avec le maquillage qui va avec… N'empêche, t'as eu un gros choc : tu passeras le reste de la semaine et le week-end chez nous… Tu dormiras dans le séjour, on te fera de la place ! Comme Andrée, quand elle a eu sa crise »
Tu penses que j'accepte volontiers, P'tite Gueule. Paulo repart.
Seize heures quinze : la nourrice appelle au téléphone, pour me dire qu'elle sera un peu en retard et me demander d'aller chercher mon P'tiet. C'est complètement inhabituel, mais je m'habille et me dépêche d'y aller. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens la grosse merde... J'arrive en même temps qu'elle devant le porche, où attendent les autres mères.
Ouf, elle est là. Car je commençais à angoisser grave...
« - Madame Lathérèse ! », me dit-elle, « Quinze jours que j’essaie de vous appeler… Vous ne m’avez rien dit encore une fois par rapport au fait que vous changiez vos semaines de garde avec votre mari. Je suis donc venue le lundi de la semaine passée, et là j'ai rencontré votre mari qui m'a appris qu'il avait Arthur pour la semaine ! Par ailleurs, vous me devez deux mois... Je vous l'ai dit plusieurs fois, mais vous n'avez pas semblé entendre... Sachez que si je continue, je le fais pour Arthur… Et, pour le lundi manqué, je vous demanderai de me le compter en entier ! »
Ouh-la-la… Les autres mères commencent à prêter l’oreille. Il y a des sales regards… Je fais signe à la bonne femme pour que allions discuter à l’écart, mais penses-tu ! Elle est trop contente d’avoir des témoins, celle-là ! Elle continue :
« …. Soit vous me payez aujourd'hui, soit vous ne reverrez plus jamais, sauf par lettre en accusé avec demande de réception pour la réclamation de mes émoluments et congés payés… Et puis j'en ai assez dêtre payée en liquide, même si vous me donnez deux fois plus… Si ce n’était Arthur qui m’est aussi si attaché, et moi à lui, je vous planterez là pour toujours ! Où est mon enveloppe ? »
C’est l'unanimité contre moi : les autres mères me jettent des regards scandalisés ! Voilà ma récompense, P'tite Gueule : tu te construis une image à la truelle, semaine après semaine, années après années, et il suffit de quinze secondes et d’une vieille de soixante ans pour renverser ta fortification, ouvrir ton trou-grangier comme un petit pot pour bébé ! Que dire ?
« - Il y a un malentendu, Madame… (je te jure, je vais pour dire son nom quand je découvre que je ne le sais pas)… Je vous propose d’attendre Arthur et de remonter ensemble à l’appartement, où je vous payerai… »
Que je ne souvienne pas de son nom semble la mettre dans une rage folle mais, comme Arthur vient de sortir et m’entoure les jambes de ses bras, tout à sa surprise de me trouver là, elle accepte. Je prends mon fils à bras et lui fais une grande démonstration de bisous, afin de démontrer à toutes ces mégères combien il m’aime - et combien je l’aime !
Arrivée avec la nourrice à l'appartement, je vais chercher la grosse boîte en acajou où j'entasse mes économies. En effet, devenue très prudente, j'y mets un minimum de cinq mille par mois - parfois, jusqu'à dix mille. Il y en a désormais plus de cinquante mille : je le sais car, comme Louis, je tiens désormais ma comptabilité sur mon agenda.
J'ouvre la boîte : il n'y a plus rien.
Les pédophiles m'ont tout piqué !
Ils ont profité des deux jours qu'ils ont passé chez moi pour tout fouiller et me prendre mon blé !! Couverte de sueur, mains tremblantes, je dis à ma nounou :
« - Madame, pouvez-vous me faire crédit pour ce soir ? Car je n'ai pas l'argent… »
Je me retourne juste à temps pour la voir partir : elle claque la porte.
Je comprends que je ne la reverrai jamais.
Tandis que mon P'tiet allume la télé pour regarder ses dessins animés, une hideuse panique m'envahit. Les chocs ont été trop forts, ma tête ne peut plus les arrêter...
Et cette panique, je sais que le Lexomil ne la contiendra pas.
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