Chapitre 52 : En passant par la réalité vraie...

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La même nuit.

Il est vingt-trois heures lorsque je me présente devant la porte de Césario, passé l’habituel groupe de dealers - qui me font leurs sempiternels « Bonjour Mademoiselle »… Oh-la-la : il est chaud quand je suis là, le Césario. Mais, ce soir, je n’ai pas le cœur à éteindre ses chaleurs… Je monte et sonne : les scellées posées par l'Hygiène ont été retirées depuis longtemps, tout comme la plaque Cabinet dentaire. Une certaine satisfaction m'envahit.

Je dois sonner et resonner car, bien sûr, ce putois ne m’a jamais laissé le double de ses clés. Il ouvre. Je lui dis aussitôt :
« - Pas ce soir, Césario, j’ai pas le cœur à jouer à jambes-en-l’air ! »
Cet hypocrite fait l’étonné :
« - Mais qui te demande ça ? Il est convenu que l'on se voit en simples camarades ! De toute façon, même si j'avais encore des visées sur toi, Jeannot est là. On a discuté - et pas mal discuté… »
« - Oh merde ! Mais de quoi… ? Jeannot est là ? Il est pas en Bretagne ?? »
« - Il te dira pourquoi lui-même. Mais, pour le moment, il est à la cave ! »

Il me montre une planche de bois et une brique.
« - Il faut que je lui descende tout ça, et vite… nous sommes est en train de bricoler. Tu as eu de la chance de tomber sur moi, je devrais déjà y être ! »
Je dois suivre le mouvement, habillée en Channel et sur mes sept centimètres.

Mais que fait Jeannot chez Césario ? Il était entendu qu’il ne devait aller à Paris que les deuxièmes jeudis du mois pour prendre l’avion. Or, nous sommes mardi soir : et, certes, si je lui ai donné le téléphone de Césario, je ne lui ai pas donné son adresse - pas folle la guête, quoi qu’en dise Louis… Cela veut donc dire qu’il l’a appelé et que l’autre lui a donné son adresse… et l’aurait invité, alors ? Ou pis, que, étant devenu suspicieux, Jeannot ait trouvé l’adresse du cabinet de Césario - ce n’est pas difficile, il suffit d'appeller la dame des PTT. Oui, alors, les Renseignements étaient parlant, avec une vraie personne au bout du fil. Et Jeannot aurait alors déboulé à Paris. Ils auraient discuté avec Césario : et, forcément, de moi… Nous descendons l'escalier : quatre étages.

Voilà la porte de la cave : Césario s’y engouffre, moi derrière.
Un tour d’escalier, deux tours, trois…
« - Dis-donc ça descend encore profond ? », je fais.
« - Ici t’es à Belleville, les rues sont en pente. Encore un tour et on y est ! »
Quatrième tour. La porte est là. Il la pousse. C’est tout noir. Il allume la lumière. Et que vois-je ? Un tunnel énorme, taillé net dans la craie. Bref, un trou-grangier comme à Vinneuf, mais à la parisienne : c'est-à-dire deux fois plus haut et si long, qu’aux deux bouts, il disparaît dans le noir.
« - Mais où qu’on est ? »

Voilà aussitôt l’angoisse qui revient.
Pourtant, elle m'avait abandonné dès que j'avais quitté Saint-Mandé.
Hélas, j'ai beau savoir que Jeannot est au bout du chemin, cette fois n'apparaît pas l’effet-Jeannot, cet effet qui dissout toute angoisse en moi !!
« - Mon immeuble est construit sur une champignonnière. Tu vois la porte, là au fond… C’est par là que nous devons passer, à présent ! »
Césario traverse le tunnel, avec moi en remorque.
Je tente de lui prendre la main, mais rencontre soit la brique, soit la planche qu'il porte. À ce moment un froid de glace me saisit !
« - Césario ! Là au fond j’ai vu un gamin… un petit blond bouclé en short troué, avec des galoches et des grosses chaussettes… »
« - Un gosse ici… ? Ce sera un gosse du quartier… »
« - Non, Césario, je l’ai reconnu ! Je suis sûre et certaine que c’est Francis !! C’est ma mère qui lui tricotait ses chaussettes, par pitié. »
« - Francis, dehors à cette heure ?? Après Bonne nuit les petits ? À cette heure-ci il est couché, le p’tiet… On a pas le temps, tu as Jeannot qui attend ma planche et ma brique. Tu viens ou merde ? »
Il pousse la porte et nous remontons, par un nouvel escalier.

Oh, pas très longtemps, juste pour arriver à une autre porte qu’il ouvre. A présent, nous sommes dans le hall d’un immeuble avec, derrière la grille en fer forgé, la circulation embouteillée de la rue de Belleville, dont les gaz d'échappement viennent nous piquer le nez jusqu'ici… Je prends le bras de Césario :
« - Dis… Tu es sûr que c’est vrai ? Où on est là ? »
« - On a pris un raccourci sous les immeubles. Tu vas pas bien ou quoi ? Tu veux t’asseoir un peu ? On croirait que tu sors d'un cauchemar... je ne t'ai jamais vu ainsi, Patricia... »
Mais, sans attendre ma réponse, il appelle l’ascenseur.
« - Tu appelles l’ascenseur… Alors qu’on était partis pour une cave, tu appelles l’ascenseur !! »
« - Mais oui : ici les immeubles sont à flanc de colline… Donc, quand tu descends à ta cave, il n'y a rien d’étonnant à ce que tu doives prendre l’ascenseur ! »

Nous rentrons dans l’ascenseur.
Maintenant que je suis serrée contre Césario, je peux le regarder de près. Il me semble plus jeune. Soudain. Je suis même à la limite de pas le reconnaître.
« - Tu t’es encore fait faire de la chirurgie esthétique, c’est ça ? »
« - Non, je dois attendre d'avoir suffisamment travailler pour ça… Tu trouves vraiment que j’ai l’air plus jeune ? Génial, c’est ma nouvelle crème anti-rides… À ça tu ajoutes de la pisse de rat et un vœu à chaque fois… Mais le vœu, c’est le plus efficace. Les rats, tu sais, je pense quand même que c'était toi... »
Il rit, mais je ne trouve pas ça drôle du tout !
« - Les rats, moi ? Jamais... Rien que d'en toucher un , ça me fait horreur... Mais depuis quand tu fais des vœux, toi ? »
Ouf ! Malgré mon état, je n'ai rien lâché sur le coup de rats...
« - Depuis toujours ! »
Par la grille de ce vieil ascenseur, je regarde les étages défiler.
Mais jusqu'où sommes nous en train de monter ??
« - Regardes, Césario... », fais-je, « ton ascenseur nous a fait quitter la Terre, et nous laissons la Lune à notre droite... »
Que c'est beau... La loupiote qui nous éclaire, derrière notre tête, ne nous empêche nullement de voir, partout, devant, en bas, en haut, l'espace tout entier piqué de la lumière des étoiles, des galaxies. L’ascenseur s’arrête enfin. Césario ouvre la porte et nous voici sur un palier.

Mais ce n'est en rien le palier d'une cave ! Nous déboulons dans une petite vigne. On dirait que, sans y parvenir, elle essaie de repousser des immeubles ressérés, éclairée par des lampadaires oranges, paraissant même s'incliner sur elle, tenter de la recouvrir de leurs ombres... Mais je l’ai déjà vu cette vigne ! Il s'agit de celle du père de Francis, celle entre les trois pans de falaise - leur unique bien, avec le jardin et la maison aux vitres cassées, bouchées par des cartons. Je m’apprête à le dire à Césario, quand il me fait :
« - Je te présente la vigne où l’on fait le vin de Montmartre, celui qui rend fou de bonheur… »
J’ai pas le temps d’en dire davantage : il m’entraîne vers une petite cabane en bois, sorte de grand appentis à outils, marqué Commune libre de Montmartre. Là, il s'apprête à toquer mais, avant, se retourne vers moi :
« - Tu sais quels sont les chiens les plus proches de l’homme ? »
« - Non ? », je fais.
« - Les Borders-Collies… On dit que ce sont des hommes, pas des chiens ! »
Et là il toque. Il entre et il ressort tenant quelque chose qui bouge un peu dans les mains… C’est un chiot : un chiot Border-collie !
« - Voilà ton chien. Appelle le Stupide ! Comme dans Mon bon chien Stupide, le livre de John Fante que tu adores tant... Allez on continue… »
Je sens le chiot dans mes mains, mais je m’aperçois que Césario a oublié sa planche et sa brique dans la cabane…
« - Césario, tu as oublié ta planche et la brique… »
« - Non ! », me fait-il.
Je regarde plus attentivement : en effet, il les tient toujours dans ses mains. Suit une porte, et nous arrivons dans un couloir sous une toiture - avec des box de caves, à droite et à gauche… Je commence à paniquer, et le Petit dans mes mains y est un peu-beaucoup pour quelque chose - tant c’est responsabilités & compagnie, ces choses-là.
« - Césario, ici on est dans un grenier ! Pas dans une cave. Tu me prends pour une conne, ou quoi ? »
« - Pas du tout », fait-il, « Jeannot est là ! »

Il pousse une porte. Je me retrouve devant Jeannot, qui tient de son gros-petit corps musclé un casier à bouteilles, un casier qui penche trop et menace de s’écraser - avec ses bouteilles, dont certaines sont déjà à-demi sorties de leurs logements. Aussitôt, Césario coince la brique sous un pied - qui manque. Puis, pour finir d'assurer le tout, il coince sa planche entre le casier de bouteilles et le mur - si bien que Jeannot peut relâcher sa position. Il semble avoir fait un gros effort, mon Jeannot : tu penses, P’tite Gueule, le temps qu’on fasse tout ce chemin, qu’on boive un coup dans leur fameuse vigne, qu’on me donne le chiot, que je fasse ses papiers - et que je relargue un chèque, j’ai que ça, du fric, en ce moment. Chance, c’est l’année des noms en « S ».

En secouant la poussière des bouteilles de son manteau et en reprenant sa valise, Jeannot regarde la bestiole, qui s'agite dans mes mains. Il dit :
« - Ah, c’est bien, je vois que tu as récupéré ton Petit. Si tu veux le jeter, tu n’as qu’à ouvrir la lucarne et il atterrira direct rue de Belleville. On le reprendra au retour ! Cela lui apprendra d'avoir été assez stupide pour ne pas s'apercevoir que son père n'était pas sa mère ! »

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