Chapitre 53 : Lapin en chute dans un pot de miel virtuel
Pour tout te dire, P'tite Gueule, voilà exactement ce qu'il s'est passé.
Car j'ai gravement déliré, cette nuit-là...
A seize heures trente, quand ma nourrice m'a plaqué, elle a claqué la porte si fortement que, trois minutes plus tard, on sonnait. Il s'agissait du voisin :
« - Madame Lathérèse, enfin, que se passe-t-il chez vous ? Il y a sans cesse des allées et venues, on entend pleurer, on a entendu crier ce week-end... On a failli appeler la police... »
Fermement, le regard d'aplomb, je lui a dit que j'avais reçu de la famille mais que tout le monde était parti, qu'il ne serait plus dérangé... La porte refermée, je compris que j'allais devoir assurer, seule, sans débordements - à présent, il ne fallait plus qu'il arrive la moindre chose à Arthur, me souffla mon Goblieu, sinon on saurait que ce serait moi. Tremblante, en panique complète, j'entrais dans ma chambre : je pris un Lexomil et un somnifère et m'endormis à moitié. Pendant ce temps, Arthur continua à regarder la télévision. Il vint me voir vers dix-neuf heures pour demander quand l'on mangeait. J'ouvris un œil, lui répondis de prendre les Kinders que j'entassais pour les mômes - et je me rendormis. Mon horizon n'était même pas le lendemain, mais l'heure à venir...
A vingt-deux heures, comme l'effet des médicaments se dissipait, ma panique revint. Je préférai quitter l'appartement, laisser mon fils seul, et mon instinct m'amena chez Césario. Il crut que je venais pour baiser – forcément - mais, aussitôt, il constata que j'allais mal. Comme je parlais sans cesse de Jeannot, qu'il ne connaissait pas, il m'emprunta mon mobile et l'appela. Autant te dire, P'tite Gueule, que je ne m'attendais pas à ce qui allait suivre : non seulement Jeannot était en France, mais, immédiatement, il décida de venir. Césario me coucha sur le canapé de son salon et appela SOS Psychiatrie. Une heure après, un médecin débarquait... Il voulut me placer à l'hôpital, mais je parvins in extremis à souffler à Césario que, s'il me laissait y aller, je perdrais la garde d'Arthur. Ainsi Césario parlementa-t-il longuement avec le psychiatre. Il argua qu'il était, lui aussi, du corps médical, et le docteur accepta que je reste chez lui...
A quatre heures du matin, Jeannot arriva...
Je lui dis que j'avais craqué, à la suite du harcèlement de ma Dentiste-chef... Ou, plutôt, Césario le lui dis, puisque je le lui avais fait croire, ce qui renforça l'objectivité de cette information - de ce fake, dirait-on aujourd'hui...
Point fondamental !
Jamais, je te le dis, P'tite Gueule, il n'alla vérifier. Pourtant, ç'aurait été extraordinairement simple : ne serais-ce qu'en me questionnant, en me poussant dans mes contradictions. Mais Jeannot est ainsi : n'allant, quant à lui, jamais mentir, n'étant pas comme Louis un pinailleur du détail psychologique - que celui-ci appelle un « hiatus explicatif » -, lui-même étant solide comme un roc, la connaissance de la psychologie ne lui étant pas utile pour se guérir de problèmes que non seulement il n'imaginait pas - de toute façon, il n'imagine jamais -, mais qui, quand on lui en parlait, lui semblaient saugrenus, il considéra que, à son exemple, je disais la vérité.
N'ayant en outre pas l'idée de ce qu'est un démon, n'imaginant pas qu'on pouvait en porter un, il ne chercha naturellement pas si j'en avais un et où je pouvais le cacher... : d'autant qu'il ne s'agissait pas d'un démon, puisque c'était mon fidèle Goblieu.
Naturellement, j'avais pris soin de dresser un tel portrait de Louis qu'il me vit dès le début de notre relation comme la victime d'un dingue, d'un harceleur judiciaire... d'autant, qu'à ce moment, Louis pétait complètement les plombs, faisant aimablement la preuve de ce que j'avançais.
Et, cela, saches, P'tite Gueule, que c'est l'un des principes cardinaux d'une prédation réussie : un prédateur doit savoir se faire passer pour une victime, surtout s'il va mal.
Ainsi, le pseudo-harcélement que je subissais sau travail ne fit que confirmer la première impression de Jeannot : j'étais une victime, dans ma vie privée comme professionnelle. Doublement ! S'y ajoutait la culpabilité de m'avoir plaquée sans explication, une nuit - car, comme Louis, Jeannot se sentait assez aisément coupable, ou pas à la hauteur... Facilement infériorisable. Et cela le valorisa fortement de me ramener à la vie et à l'équilibre. Vois, P'titre Gueule, comment tout se tient au pays des herbivores, passant leur temps à brouter des tapis de billets de banque ! Bref, pour parler encore comme Louis, cet épisode où, pourtant, je me révélais, lui apparut comme un « biais de confirmation » - lequel biais renforça encore sa croyance en moi.
Mais, le meilleur dans cette affaire, c'est qu'à partir de cette nuit où je n'avais pu lui cacher mon effondrement - allant même jusqu'à abandonner Arthur à son sort, ce qui en aurait alerté d'autres -, je cessais de lui cacher mes sautes d'humeur. Il les admit donc comme parfairement normales, puisqu'elles résultaient de ma position de victime. Dès cet instant, je sus que je pourrais, au fil des années, y ajouter toute sorte de caprices, d'exigences... : mon humeur devint sa norme.
Par la suite, lui ferait-on remarquer que j'étais très colériques, voire odieuse ?
Il répondrait, calmement, sincèrement, parfaitement dressé :
« - Patricia a son caractère, voilà tout. »
Pour moi, harassée d'avoir dû jouer la parfaite fée du logis dans la première phase de notre relation, je pus me laisser aller à la véhémence de mon heureuse nature - et à ma paresse. Du jour au lendemain, je cessa ainsi de lui mitonner mes fameux bons petits plats. Il n'y vit qu'une réaction à ce que j'endurais ! Les conséquences du choc de la victimisation extrême, sur fond de harcélement, menaces juridiques et mépris de son ex-conjoint - que je brandissais de temps à autre, pour remettre du charbon dans la machine à illusions... jusqu'au point où, un jour, elle s'entretiendrait d'elle-même.
Oups ! Excuse-moi P'tite Gueule : j'ai un peu avancé dans le temps.
Sur le moment, quand Jeannot me ramena chez moi à Saint-Mandé, j'allais déjà mieux...
En entrant dans l'appart, nous découvrîmes qu'Arthur s'était endormi dans son lit de bébé - les sachets de Kinder tout éparpillés autour de lui. Le matin, Jeannot l'accompagna à l'école, où les parents de Louis vinrent le chercher le soir. Mon fils ne réalisa même pas que j'étais partie. Que ce serait-il passé autrement ? Aurait-il erré dans l'escalier en pleurant, aurait-il sonné chez les voisins, la police serait-elle venue ? Il est en tout cas certain qu'il m'aurait été retiré à jamais.
J'avais été sauvée par le gong !
Mais, à présent, que faire ? Mon ami me conseilla de reprendre Arthur dès le soir suivant, mais nous décidâmes de régler les venues d'Arthur avec sa présence, deux semaines par mois, quand il était en France... Désormais, il habiterait chez moi. Ainsi soutenue, je me sentis bientôt à nouveau assez forte pour reprendre mon P'tiet.
Louis et les Lecourtois ignorèrent tous ces évenements.
C'est ainsi que les choses s'organisèrent, jusqu'à l'été et aux grandes vacances.
Jeannot m'inscrivit alors, Arthur et moi, pour deux croisières en Méditerranée - dont il prit à son compte les frais, mais réduits car nous logions dans sa cabine. La première était en juillet - les îles Grecques de la Mer Egée -, la seconde en août - Crète, Egypte, Mer Rouge et retour à Athènes.
Excuses-moi encore, P'tite Gueule de t'avoir si longtemps laissé sans nouvelles.
Je t'écris de l'immense cabine de Jeannot, sous la dictée de mon Goblieu. Il y a six heures, nous avons quitté Alexandrie. Nous nous dirigeons à pleine vitesse vers Athènes - où nous arriverons demain. Mon P'tiet est à la nursery, avec des tas d'autres enfants. Je suis seule, bien calme. Je vais aller me promener sur le pont. Il serait bon que je prenne l'air - surtout l'air marin.
Quelques minutes plus tard, je rejoins l'étrave, où le navire coupe la mer en deux : à droite, au-delà du bleu, s'étend le Liban, la Syrie puis, derrière, tout le Moyen-Orient ; à gauche, je touche en esprit la pointe sud de l'Italie, la Sicile, laisse Malte et continue jusqu'à Gibraltar. Derrière la poupe s'éloigne Alexandrie, devant moi se rapproche le Péloponnèse, derrière lequel se niche le Pirée, d'où une ligne de métro conduit au coeur d'Athène. Louis a habité là-bas... Quand, à Charentonneau, j'avais dépeint mes voyages sous les Tropiques, auxquels j'astreignais régulièrement Charles - mais que Louis ne pouvait m'offrir -, il me demanda si, en fait, je pensais que je connaissais le monde en passant, d'année en année, dans la même chaîne de Cinq étoiles avec, pour seule différence, le décor devant... Selon lui, là ne residait pas la connaissance du monde... Du monde, je ne connaissais que les décors et, disait-il, il eût suffi que j'ai simplement le même hôtel et que celui-ci se déplace partout, car ne comptaient pour moi que le luxe, le confort... Il ne comprenait pas mon désir d'ailleurs alors que, « fondamentalement, l'ailleurs n'excitait en moi nulle curiosité... » Je tâchais de lui clôre le bec en parlant « évasion, vacances, oubli du quotidien » puis, finalement, je m'effondrais en larmes. Quelques mois après, il me quittait. Aujourd'hui, après deux croisières, je comprenais qu'il avait raison : je ne cherche pas le voyage pour la découverte, mais pour le bien-être qu'il me donne, l'admiration que tous ces noms exotiques suscitent - chez ma famille, parmi mes amis. Je sais, depuis Louis, que tout ceci n'est qu'illusion : mais je me baigne dans une piscine qui tangue doucement au dessus de la Méditerranée, je m'endors avec le monde pour tableau, et une nuit véritable pour toiture.
Et tout cela me pare, me magnifie, projette mon admiration.
J'aurais dû dire à Louis que je ne cherchais pas la réalité, que l'illusion suffisait au bonheur de ma vie, j'aurais dû même le revendiquer. Par Jeannot, je me suis payé un hôtel mouvant autour duquel se succèdent les décors de ma réalité à moi. Car, par le voyage, je cherche à renforcer mon ignorance du monde, non à l'accroître, entourée de la foule domestique des stewarts, femmes de chambre, maîtres de cérémonies, cuisiniers, serveurs, marins, lieutenants et capitaines.
Soudain, mon Goblieu me dit que Louis vient de sortir et qu'il en train de s'accouder au-dessus de la poupe, regardant sous lui avec tristesse et désolation l'eau que brassent les hélices, tandis que s'éloignent son cher pays et sa famille. Il me dit que, si j'y vais également, je me débarrasserai des souvenirs pourris qu'il m'a laissé en me débarrassant de lui. Il me fait entrevoir les dizaines d'années de souffrance que laissera sa disparition sur cette mer lointaine, entre ces deux cités maritimes, cette satanée Alexandrie - avec son phare et sa bibiliothèque maudite -, et Athènes - cette « pseudo fondatrice » qui n'a apporté que lumières au monde.
« - Ton geste », me dit-il, « sera le symbole qui unira les deux millénaires. »
Paresseusement, renouant mon paréo, je me dirige donc vers la poupe, la plante de mes pieds jouissant du contact du bois doux dont sont revêtus tous les ponts de mon palace en translation immobile.
Quand Jeannot rentre de son quart, il est minuit passée.
Il se couche à côté de moi. Je referme mon livre.
« - Jeannot », lui dis-je, « comment imagines-tu la suite ? »
« - La suite de quoi ? »
« - la suite de nous, mon beau petit chéri... Je ne veux pas rester à Paris... Et toi, veux-tu rester à Paris ? Avec ton bébé en garde conjointe, comment vas-tu faire ? »
« - Oui... », fait-il, « il faut que nous décidions. Mon ex-femme ne me repprochera pas de ne pas appliquer la garde à parité... J'en ai parlé avec elle, elle est prête à me laisser notre bébé les trois-quarts des vacances... »
« - Mais, mon Jeannot, il faut que tu respectes tes engagements vis-à-vis de ton fils... »
« - Je te reconnais bien là, Patou... Mais comment faire ? Cela impliquerait que tu déménages... Louis et sa famille vont faire obstacle... »
« - Ecoutes, ta vie est en Bretagne, la mienne aussi... Regardes la jolie propriété en bordure de Vilaine que j'ai trouvé dans les pages immobilières du Nouvel Observateur... C'est à dix minutes de ta femme, et à dix minutes de mon amie dentiste... Elle insiste pour que je prenne cette collaboration à ses côtés... Si je tarde trop, cela va me passer sous le nez... Et, au Dispensaire, j'ai droit à un hacélement en règle de la Dentiste-chef... Je ne voudrais pas refaire un burn-out - comme cet hiver... »
« - En effet, il ne faudrait mieux pas... Mais Louis ? »
« - J'en ai parlé à mon avocat : cent pour cent des juges accordent la garde exclusive à la mère... Je veux que mon fils soit élevé dans un cadre enchanteur, et loin des déséquilibres de son père... Cela finira par l'imprégner, tu sais... »
« - Je l'imagine aisément... Vu le personnage... Mais que faire ? »
« - Mon avocat propose une conciliation généreuse avec Louis... Je prendrai à mes frais les aller et retour d'Arthur entre Rennes et Paris pour aller voir son Papa et, bien sûr, je ne demanderai pas de pension alimentaire. Mais je suis fermement décidée à aller au procès s'il ne veut pas me laisser mon fils... Et toi, cette solution te permettra d'élever le tien, selon la promesse que tu lui as faire - même s'il n'est pas en âge de l'entendre... »
« - D'accord, alors... La conciliation, c'est bien. Je préfère. Je te soutiendrai... »
« - Je vais juste nous laisser finir les grandes vacances bien tranquillement, tout aussi bien dans l'intérêt de mon fils, que de nous deux, que des Lecourtois - et même que de Louis -, puis je lancerai notre grand chantier en septembre... »
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