Chapitre 55 : Avant-dernière étape avant la perfection
Contrairement à ce que l'on peut croire, il n'est absolument pas nécessaire - voire contre-indiqué - de se tenir informé des événements que tous imaginent vous impliquer particulièrement, et dont on pense que la méconnaissance vous entraînerait sur la pente fatale de l'échec. Le prédateur doit ainsi savoir associer, dans leurs harmonies naturelles, l'audace tenace, l'incompréhension des autres, l'inintérêt, l'ignorance, l'illusion - et dirait Louis, mon inspirateur, « toutes les formes difficilement imaginables de ta vacuité ». Cela, nous allons le voir, est particulièrement efficace.
Ayant annoncé à Louis ma décision d'emporter Arthur en Bretagne, n’ayant pas de nouvelle de son avocat, le mien rédige son mémoire. En novembre, nous recevons d’une avocate une « proposition de médiation » : mon Corse conseille d’accepter.
« - Pas question », je fais, « mon Goblieu me dit qu’on se fout comme d’une tarte à la crème des propositions des pacifistes . Envoyons tout de suite une division blindée à l’Est ! C’est qui cette nouvelle Derviche ? »
« - Cette Derviche ? Madame Dugonzier-Soizelle ? C’est une consœur bien connue, spécialiste assez réputée de la défense des pères divorcés. »
« - Elle est chère ? »
« - Oui, plutôt. Votre mari a choisi une bonne avocate. »
« - Mais où il trouve le fric... je veux dire les provisions ? »
« - Demandez-le lui. J’attends votre chèque… »
Passent cinq mois et nous arrivons en avril. Presque deux ans et demi jour pour jour après le premier procès, nous revoici au même tribunal, au même vingtième étage. Quand j’y arrive, je découvre mon Corse en train de deviser paisiblement, tous sourires, avec l’avocate de Louis. Je me mets auprès de lui afin de surveiller qu’il ne joue pas trop le collaborateur, tandis que Louis arrive. Nous sommes alors appelés et entrons dans le bureau du juge. Dans les conclusions de mon avocat, j'ai inserré un énorme piège : certaine que Louis a imaginé que nous allions parler de Jeannot, je ne l’ai mentionné nulle part. Louis m’ayant expliqué que je ne faisais jamais rien dans l’intérêt d’Arthur, j’ai insisté que je souhaitais l'emmener pour qu'il soit élevé en campagne, à l'abri de la pollution, en soulignant ma précarité économique en Seine-Saint-Denis.
Mon avocat souligne les « droits de la mère », mettant « à l’appui de notre argumentation les décisions majeures qui ont fait jurisprudence », celles de la « Cour de cassation », les juges « de premier rang » « devant s’y conformer au risque de voir leurs décisions remises en question». Après, les « défendeurs » répliquent, soit l'avocate de Louis - lequel semble ailleurs, complètement indifférent.
J'aurais beaucoup de mal à présenter, voire résumer, sa réponse : en effet, je n’écoute pas. J'examine le juge, qui est le même que la première fois. À sa gauche, sur le coin du même bureau, la même greffière note à toute allure ce qui est dit.
Il y a ensuite un long silence.
Et là, tiens-toi bien, P’tite Gueule, tu ne vas pas en revenir. Le juge se tourne vers moi :
« - Madame Lathérèse, si je comprends bien vous déménagez en Bretagne dans l’intérêt de votre fils ? »
« - Oui, il sera bien mieux à la campagne… »
« - Comment pouvez-vous dire que Saint-Mandé, en bord de bois de Vincennes, est une banlieue comme les autres… Ce n’est pas La Courneuve ! Vous permettriez aussi généreusement à votre mari de voir son enfant deux week-ends par mois en lui demandant, outre les frais de déplacement que vous laissez à son charge, une pension alimentaire assez substantielle tout de même - vue la différence de revenus… »
Mon avocat sort alors l’argument-choc :
« - Mais nous pouvons tout à fait ne demander aucune pension alimentaire… »
Comme Louis est pauvre - et radin -, nous lui offrons cela en échange d'Arthur.
Le juge reprend :
« - Merci, Maître, mais il reste que deux aller-et-retour par mois, soit de l’enfant, soit du père, ce qui représente une charge substantielle pour ce dernier… Je suis garant de l’intérêt de l’enfant : l’intérêt de l’enfant est de rester ici dans cette structure entre père, mère et grands-parents, selon une organisation bien rodée qui a garanti son équilibre. Je constate que Madame projette un déménagement de convenance purement personnelle, qui ne garantit en rien l’équilibre de son enfant… »
« - Monsieur le Juge, si je puis me permettre, il y a ces décisions tant des Cours d’appel que de la Cour de Cassation… »
L'avocate de Louis prend la parole :
« - Mais vous avez aussi un renversement de la jurisprudence selon les décisions que je vous ai exposées… »
« - Madame a raison, je suivrai ses conclusions dans mes écrits… Y compris sa demande pour les dépens… Mais dites-moi, Madame Lathérèse, expliquez-moi selon vous ce qui garantit l’équilibre de votre fils dans ce que vous proposez ? »
« - C’est à la mère d’élever son enfant, point-barre ! »
« - Pourquoi ne l’avez-vous pas fait depuis le début ? »
« - Mais je l’ai fait : tout ça ce sont des inventions ! »
« - J’ai lu l’attestation de la nourrice de votre fils : elle montre bien que le père est tout le temps là, ou les grands-parents, et que vous n’apparaissez que de manière épisodique… »
« - Je ne me suis pas fatiguée à la lire. Encore, je vous ai expliqué que ce sont des inventions. Ils ont tout imaginé, je ne vais pas me fatiguer à expliquer le contraire. C’est assez clair ! »
« - Vous avez une dizaine de témoignages dans les attestations de Monsieur en votre défaveur… Ils sont tous imaginés, c’est cela ? »
« - Oui, exactement ! »
Mon avocat fait :
« - Madame Lecourtois prend tout cela très à cœur, certainement trop à cœur… Elle s’emporte très facilement. Elle a développé une relation fusionnelle avec son fils Arthur… »
Le juge reprend :
« - Vous savez ce que je vais décider : je vais décider que si vous partez vous ne pourrez pas emmener votre fils, que vous aurez à payer une pension alimentaire à votre mari et que tous les frais de déplacement seront à votre charge. Et que vous ne verrez votre enfant que deux week-ends par mois et la moitié des vacances. Et ce entièrement à votre charge… J’insiste… Ainsi vous nous montrerez ce qui est important à vos yeux… »
« - Que voulez-vous que ça me fasse ? D’ailleurs, je n’ai même pas écouté. »
« - Développez Madame… »
« - Vous pouvez dire ou écrire ce que vous voulez, je n’en tiendrai aucun compte ! »
Mon avocat tente d’intervenir :
« - Madame veut juste dire qu’elle fera appel de cette décision, n’y voyez rien d’autre… »
« - Attendez, cher Maître. C’est très intéressant… Vous considérez que l’avis d’un magistrat ne s’impose pas à vous ? »
« - C’est ça, oui : vous êtes en-dessous de mes droits… »
Encore, mon crétin de Corse croit devoir intervenir :
« - Ma cliente développe une lecture restrictive des droits de la mère. Elle vient d’une famille très traditionnelle… »
Scandale ! Cela est totalement faux. Je me dois de préciser :
« - Non, pas du tout… J’ai bien dit mes droits, mes droits à moi - à moi, personnellement. Je défends les droits de la mère parce que ce sont mes droits à moi… Bon, d’accord, ça tombe bien, je suis une mère… »
Le juge, furieux, s'adresse à mon avocat :
« - Alors pourquoi ne s’occupe-t-elle de son fils à tiers de temps ? En outre, je vois - et vous le dites vous-même dans votre mémoire - qu’elle dispose d’une nounou… Or, elle travaille aussi à mi-temps et le père de l’enfant s’occupe de leur fils à mi-temps. Donc même quand elle a son fils elle se débrouille pour que ce soit des tiers qui s’en occupent… »
Je lâche :
« - Et pas Louis alors ? Sauf que lui ce sont son Papa et sa Maman… »
Il y a un gros silence : cette conne de greffière se mouche. Maintenant !
Alors que ça devient passionnant ! Mon Goblieu est scandalisé !
Je refais au juge :
« - Je n’ai rien à vous dire de plus que ce que je vous ai dit. Maintenant, je ne vous répondrez plus, et dites-vous que vous avez de la chance… »
Je place ma menace dans le regard, non dans la bouche. Silence énorme.
Que va faire le bonhomme ?? S’il réagit, je perds. Sinon, c’est moi la cheffe - pour mille ans. Je vois mon Goblieu dans une chaise-longue, au bord de la piscine du Commodore Excelsens : il sirote un cocktail et rigole. Je souris en levant le menton, yeux dans les yeux du juge. Par chance, il n'est pas assis en acrobate sur la balustrade du pont-arrière d'un paquebot de croisière - et sous l'oeil à demi-aveugle d'une vidéo de surveillance. Malchance pour lui, il baisse ses yeux... et tombe à la mer : disparu dans les remous de l’hélice, le petit con avec ses « ordonnances », ses paplards qui ordonnent p’ête ben à Louis et aux Lecourtois, mais à moi jamais : jamais !
« - Très bien, je rendrai mon ordonnance dans les termes que je vous ai indiqué. Si Madame changeait d’avis, naturellement, l’organisation resterait la même… »
Pour un peu, il me supplierait de rester là à Saint-Mandé, dans ce trou pourri : il peut bien aller se faire foutre. On ressort.
Supérieure, je regarde Louis dans les yeux. Je tente de tenir ses yeux dans les miens pour lui communiquer ma haine, mais il semble s'en fiche
« - Je ferai pas appel », dis-je à mon avocat, « ça s’applique pas à moi, il peut dire ce qu’il veut l’autre… De toute façon, Louis ne profitera pas d'Arthur bien longtemps... »
Mon corbeau de juriste se rapproche alors de Maître Dugonzier-Soizelle :
« - Nous ne ferons pas appel. Nous acceptons la décision… »
Je vois la joie de Louis.
J'enchaîne aussitôt :
« - Changement d'avis : je ferai appel… »
Tête de Louis !
Mon Goblieu, que cela semble amuser, me souffle :
« - Les Lecourtois croient à la primauté du droit sur la force. D’où ils croient que les autres y croient aussi… »
Nous sommes à présent entassés dans l’ascenseur.
« - Ça veut dire quoi la ‘‘ primauté du droit sur la force ’’ ? »
« - Ça veut dire que la loi s’arrête là où tu décides de pas l’appliquer… T’as pas à reconnaître leur réalité : ils sont au-dessous de toi, quoi qu’ils fassent ! C’est hiérarchique. »
« - Ah, je comprends… »
« - Comme tu ne peux plus balancer ton P’tiet par la fenêtre, confère que Louis a fini par connaître tes menaces, transformes-le en second Toi-même ? »
« - Mais comment ? »
« - En lui montrant que tu l’abandonneras s’il ne devient pas comme toi… »
« - Ah oui… »
« - En attendant, tu sais quoi ? »
« - Non ? »
« - Tu abandonnes Arthur et tu prends un chiot à sa place, et cela dès que tu arriveras dans ta villa de luxe, dès juillet… Quand ton fils viendra, il verra le chiot et ça lui donnera envie de revenir encore plus… Il va beaucoup s’y attacher, étant donné son âge… Tu feras ainsi d'une pierre deux coups... »
« - Ah, pas con… Je pourrais même l'appeler Arthur... »
« - Non, c'est l'année des noms en " S " pour les chiens, et tu ne vas pas en prendre un qui ne soit pas de race ! Tu l’appelleras ‘‘ Stupide ’’ ! »
« - Mais alors, quand j’aurai Arthur pour moi toute seule, je me retrouverai avec un chien et un gosse… »
« - Pas de problème : tu liquideras l'un ou l'autre… »
« - Ah, OK-d’ac… »
Nous cessons de parler. Autour de moi, dans le monte-charge/ascenseur à soumis de la Justice, les gens me regardent… Aurions-nous parlé trop fort, mon Goblieu et moi ?
Louis, à deux mètres, me fait :
« - Tu marmonnes toute seule, maintenant… Dommage que le juge n'ait pas vu cela… »
Ouf ! Je n’ai fait que marmonner !
Toi, ce que tu finiras par prendre sur la gueule, ce ne sera pas un marmonnement !
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