Un Autre Temps et un Autre Lieu (2024)

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“Là-devant toi”, marmonne Isaac dans l’oreillette.

 Bourrelets adossés au marbre, serviette couleur paprika sur la tête, le salaud, recouvert de tatouages du torse jusqu’aux extrémités de la mâchoire, ajoute à la fumée des thermes celle de son cigare électronique. À sa droite, une jolie chica discute en ladino* autour d’un plateau d’échecs flottants, tandis qu’à sa gauche se trouvent deux gus arborant l’air ridiculement sérieux, indécollable, de la face des managers de compagnies moyennes. Savez, quand ils se mettent à donner des ordres, et que, tout d’un coup, c’est comme si le monde entier ne tournait que pour leur faire les yeux doux.

 D’un geste de la tête, Isaac me dit que je peux le shooter. J’attends pas, le canon se déclipse sous ma manche et pam ! L’autre a à peine le temps de lever un sourcil qu’à la place de sa tête ne se trouve plus qu’un gros trou brûlant.

 Les deux ibériques, d’un bond, font valser les Rois et Reines, blancs comme noirs, un peu partout dans le bassin, au milieu des pétales de rose réutilisables. Les petits tyrans d’entreprise, eux, sont cloués sur place. J’ai pas le temps de prévenir les baigneurs qu’un type obèse, essayant misérablement de quitter sa chaise suante, s’écrie :

“Des Tziyadi Natzim !! Ils sont… ils sont là !”

 Comme je suis d’humeur généreuse, je vais vous éviter la recherche Google ; le Tziyad, c’est le chasseur, et Natzim, c’est simple à comprendre ; suffit que je vous dise que le type qu’on est venus chercher s’appelle Himmler pour que dans votre cerveau, les neurones commencent à tourner.

 Et, qu’on s’entende bien, je dis pas que le type “s’appelle” Himmler, comme un DJ pourrait “s’appeler” B0LSH0Y avec des jolis 0 à la place des O une fois monté sur scène, parce que faut croire qu’il flippe à l’idée que Piotr ou Aleksandr, ça pète moins la classe. Non, le type s’appelle Himmler parce que C’EST l’original, saveur inimitable, comme dirait la pub Pepsi.

 Des ados en manque de sensations fortes se sont dits, y’a quelques années, que ressusciter les plus belles brochettes de monstres produites par les hommes du passé, c’était post-cool ou un autre mot parmi ceux qu’ils déversent par palettes sur les commus chaque semaine.

 La chasse a déjà commencé à porter ses fruits ; le pauvre Dolfi, ressuscité à partir d’un bout de crâne volé en Russie, s’est fait choper en début d’année par Aaron, et comment dire qu’Aaron, c’est pas le genre à vous vaporiser la tête proprement comme je viens de le faire, non. Aaron, c’est un archiviste dans l’âme, et quelqu’un qui aime partager la connaissance, qui plus est.

 Quand Aaron a un peu trop de temps libre, il s’attèle à la construction d'une gigantesque librairie de simus qui retrace l’histoire de tout notre peuple, depuis Abraham. Le type est connu pour ses doigts de fée : autant vous dire que les simus sont plus vraies que nature et qu’enfermer ses proies entre 1939 et 45, quelque part dans la boue du sud de la Pologne, est devenu son péché mignon. À ce qu’il paraît, Dolfi en était même venu à regretter ses actes, après six mois à peine in-game ; croyez ça, vous ?

"S’est back-up, bronche Isaac, tout en découvrant le blanc de ses yeux.

  • Évidemment.”

 Du coup, obligé de passer nos contrefaçons d’implants rajasthanais en recherche de trace li-fi. J’en profite également pour baisser le volume des cris autour, trois pauvres nanas hurlent à m’en déchirer les tympans.

 Pas besoin de chercher bien longtemps : la trace, jolie traînée pourpre-argent, se faufile à toute vitesse entre les murs et les culs nus, jusqu’à l’escalier qui mène vers le carré VIP.

 Je demande : “Il est con, ou quoi ?”

 Isaac répond par un haussement d’épaules. Au moins, Himmler nous facilite la tâche. Soit il se laisse gentiment pulvériser la tronche, soit il sautera d’une fenêtre et priera pour que les requins de garde en fassent son goûter et le sauvent ainsi du froid.

“P’têtre… qu’il sait pas qu’on a mis le port sous blocus ?” suggère Isaac, semelles fermement ancrées sur la paroi du mur, le souffle court.

 Quand même, le Natzi n’aurait pas prévu son coup ? Je m’engage également à la poursuite du signal, parvient même à rattraper Isaac au moment de passer l’arche qui donne sur les escaliers. La lumière, langoureuse, s’enroule autour des rambardes avant de filer vers les étages au-dessus. Sur le haut de la rétine, mon exo demande l’autorisation d’envoyer une dopa dans mon sang, il dit que “trois tomates et un peu de feta ne suffisent pas à combler vos besoins caloriques, Monsieur…”

Accepter. C’est pas vraiment le moment de me faire la morale. L’armure me pique au niveau de la nuque, et répand peu à peu son nectar dans mes veines. Le temps ralentit, ou bien ce sont mes réflexes qui s’améliorent, jamais su lequel des deux c’était. Quoi qu'il en soit, je fonce comme une Walkyrie jusqu’au sommet.“Vas-y doucement avec les shoots, pas envie de te voir clamser devant la chambre d’un invité qu’a rien demandé, soupire Isaac.

  • T’inquiète.”

 ’L’a du souffle, je sais pas comment il fait. On poursuit la traque jusqu’à une chambre. Le signal passe à travers la porte, alors moi avant même d’avoir eu le temps d’en voir le numéro, j’envoie mes bottes lui dire bonjour. Tant pis pour le joli revêtement en velours, ça fera une facture bien chiante, me vaudra peut-être une tape sur les doigts par le chef, mais quand faut y aller, faut y aller.

 À l’intérieur, la chambre pue le luxe. Manquerait plus que les tables soient recouvertes de viande de bœuf, et on serait véritablement dans une vision issue des contes qu’on écoute avec Lévana pour l’endormir. La lueur fonce à travers le salon et s’écrase sur un mur.

“Salle secrète, passe en magnéto, vite !” s’écrie Isaac.

 Je l’entends à sa voix qu’il a laissé son exo lui décharger un cocktail dans le sang. J’ai envie de le taquiner, mais je me dis qu’il vaut mieux garder ça pour le restau de ce soir, si jamais son mec nous laisse un moment à deux.

 Je passe les Garud-Eyes en magnéto et discerne effectivement tout un tas d’engrenages et de circuits imprimés, cachés sous la moquette du mur en face du lit à baldaquin.

 Pas de temps à perdre, faut pas que le nazillon s’échappe avec son nouveau corps ; j’envoie une roquette fondre les pièces entre elles, sauf qu’elle arrive tout juste à dessiner une balafre au milieu du schmilblick.

 Sur le haut des rétines, l’exo m’envoie une notif pour “dommages matériels causés lors de l’exercice de votre fonction”. Il dit que l’assurance ne prendrait en charge que 79% des réparations, le commissariat 14, et moi 7, dans le cas où “cette action était injustifiée”.

 Je lui enverrai une photo du corps de l’autre pourri, tiens, on verra si c’est pas justifié !

 D’un coup de savate, Isaac envoie voler ce qu’il reste de la porte secrète, laquelle donne sur une pièce pas plus grande qu’un placard à balai, aux murs intégralement couverts d’un seul et même écran KromaLED. Pour seul mobilier, un petit fauteuil de plongée, sur lequel repose le corps croulant du nazi, peinturluré de la tête aux pieds : à croire qu’Himmler était un bandeur de tatouages, en son temps.

“ ’L’est sur le net, le con ! Vite ! Décâble-le !” hurle Isaac, avant d’atomiser le visage pionceur en l’espace d’une seconde.

 Ah, il est malin… C’est pas un simple fil nethique qu’il a encastré derrière son ordi, le Himmler, mais toute une forêt, qui tapisse le sol comme autant de lianes arrachées par un singe mécontent. Pas le temps de vérifier s’il en n’a pas relié un à une bombe, l’exo galère déjà à analyser les trois plus gros. Je prends une profonde inspiration, prie pour revoir ma femme et ma fille, déclipse la lame de mon imper, et flanque un gros coup sur les nattes électriques.

 Le fauteuil affiche un message d’erreur, sur le haut de la console de commande, mais rien de plus. Et puis, sur la portion de l’écran juste devant nous, le visage du Himmler original, reconstruit par IA, avec en toile de fond un soleil noir et toute la ribambelle de symboles dont les nazillons ont paré leur mythologie.

 Le visage sourit, puis part dans un rire franc. En dessous de son menton, apparaît un 88 tracé en police d’écriture gothique, avec la mention “Heil Himmler !”. Puis, un fondu au noir et le message “Das Reich wird niemals sterben! Wir werden uns zu einer anderen Zeit und an einem anderen Ort wiedersehen!”

 L’exo, avec sa voix mielleuse, le traduit ainsi dans mes oreilles : “Le Reich ne mourra jamais ! Nous nous reverrons à un autre moment et dans un autre lieu !”

 Blanc comme un linge, Isaac me jette un coup d’œil et fonce jusqu’à la fenêtre la plus proche. Au-dessus des thermes, une Volskwagen ML-3 s’arrête un instant, bientôt frappée par le signal pourpre-argent, avant de filer vers Dieu sait quel astéroïde sur lequel les néo-nazis ont planqué leur base en attendant un prochain raid.

 Alors qu’Isaac et moi digérons l’échec, l’exo, de son ton doux comme un linge propre, poursuit ses remontrances, plus obnubilé par l'état de la porte et de la moquette que toute autre chose.


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* ladino : Egalement appelé judéo-espagnol, il s'agit d'une langue combinant des éléments du vieil espagnol castillan avec de l'hébreu, parlé notamment par les minorités juives des Etats qui formeront plus tard l'Espagne jusqu'en 1492, lorsqu'ils ont été expulsés du pays. Il est aujourd'hui surtout parlé en Israël et en Turquie.---L'idée de cette nouvelle m'est venue en écoutant cette playlist ( https://www.youtube.com/watch?v=cOZlQg4kQto ), surtout la première musique.

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