Il est l'Heure de Rentrer (1/5 ; 2024)

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 319,51 kilos. Le bras mécanique rattrapa l’énorme caisse où frétillaient encore des poissons en pleine agonie, la déposa à l’avant du pont, et agrippa celle où des appareils ménagers, des pièces de droïdes et d’autres équipements dont personne ne connaissait l’utilité vomissaient leur rouille les uns sur les autres.

 198,06 kilos. La pêche avait été peu fructueuse. Diego soupira, goba un cacheton à la cannelle qu’il mastiqua férocement, puis il informa le capitaine de cabine, capuche abaissée jusqu’au nez, des résultats. L’autre répondit avec son grognement mi-content mi-agacé, et ordonna au bateau de rentrer aux Calanques.

 Dehors, le crachin avait cédé la place à un soleil timide, quoique déjà assez chaud pour envelopper le corps de Diego dans sa douceur. Comme un fantôme, le bateau glissa sur les flots, au nez et à la barbe des gardes maritimes. Depuis que le capitaine avait investi dans un revêtement OctoCamo pour le moindre recoin de la coque, on avait pu prolonger les sorties jusqu’aux premières heures du jour ; il était même arrivé, lorsque la vinasse gommait la raison des pêcheurs, qu’on ne revienne aux Calanques qu’à midi ou une heure.

 Enroulées autour de bons gros pins d’Alep, les cordes vinrent plaquer le Dantès contre les rocs. L’équipage procéda au partage des bibelots trouvés en partageant une bouteille de Saint-Depré. Gass’, le plus fort, et de loin celui qui se tapait la pire besogne – c’est-à-dire le raclage des fonds marins et l’accrochage de restes architecturaux à la grue – se servit en premier, et devint l’heureux propriétaire d’un presse-papier en marbre, d’une veste en métal grignotée par le temps, et d’un ancien modèle de pistolet à balles rétractables. Les autres se servirent à leur tour, prisant par-dessus tout les appareils électroniques : de tout temps, le cuivre savait trouver des acheteurs. Planqués sous le vélodrome, les bric&brocos savaient transformer trois bouts de tôle en un bijou que même les courtisans du Duc auraient jalousé.

 Quand vint son tour de choisir, Diego attrapa trois antiquités informatiques, puis porta son attention sur un petit bracelet en acier aux extrémités brisées. Au sommet, comme l’écran d’une lunette, trônaient un S et un K. La vitre de la lunette comportait un trou qui rappelait l’impact d’une balle. Le fond, teinté d’or, était marqué régulièrement de barres qui convergeaient toutes vers le centre.

“Eh ben, t’as jamais vu de montre ? demanda Gass’, la bouche un peu trop proche de son nez.

  • T’es sûr que c’en est une, ça ?
  • Ben, à quoi d’autre est-ce que ça ressemble, à ton avis ? Parfois, vers le Vieux-Port, j’en vois des un peu comme ça.
  • Moi aussi, Gass’, mais dis-moi où est la batterie, sur celle-ci ?
  • Hm… je sais pas, demande à un expert. J’ai des numéros, si tu veux.
  • Ça ira, moi aussi, j'en ai.
  • C’est toi qui vois poto ! Tu viens à l’OPR avec nous ?
  • Je dois passer voir quelqu’un avant, pas la peine de m’attendre.”

 Diego n’eut pas besoin de se répéter : déjà, la silhouette de ses collègues avait disparu derrière le pin. Il retira sa combi OctoCamo, la roula en boule et la déposa dans un sac de sport. D’un geste de la tête, le Capitaine lui souhaita une bonne journée, avant de retourner à son roupillage sur son grand fauteuil.

 Diego, en bon biker, pédala sur sa moto et laissa claquer son rugissement au milieu du concert entonné par les cigales. Vingt minutes plus tard, il était arrivé à la Castellane.

 Il gara sa Zaleco sur le trottoir, enjamba les blocs éclatés, et, en trois bonds, poussa la porte du Salon de Jeu.

“Diego ! s’exclama Rodric, le gérant, depuis l’arrière du comptoir.

  • Salut ! Comment tu vas ?”

 Triple-bise avant de recevoir un coca bien frais. Diego reconnut, gueulant comme des chats en pleine bagarre, le groupe de joueurs de RPG sur table qui était déjà là la veille. Sous le dôme VR, ils s’écharpaient pour savoir quelle stratégie employer face à des orcs particulièrement bornés.

“Ils sont toujours pas partis ?

  • Toujours pas. Marco m’a dit que pendant son shift, ils ont passé deux heures et demie à négocier un rabais sur des équipements à des nains ; mais ils payent bien, et puis, c’est pas comme si on était blindés. Et toi, quoi de neuf ?
  • Rien de spécial, la mer non plus est pas blindée en ce moment. Enfin, y’a un truc que j’ai récupéré, j’aimerais que tu me dises ce que t’en penses.”

 Il sortit la montre, la plaça sur le comptoir. Marco déclara alors, sérieux comme un prêtre :“C’est une montre.”

 Diego lâcha une gerbe de coca.

“Eh ben, t’es pas le couteau le plus aiguisé du terroir.

  • Du tiroir, tu veux dire.
  • C’est du pareil au même.
  • Avant de te foutre de ma gueule, apprends à boire correctement, hm ? T’en as fait gicler sur le comptoir.
  • Ok, un partout, balle au centre. Donc, tu sais ce que c’est, à part “une montre” ?
  • Je sais que c’est une Seiko. À vue de nez, elle doit faire partie des toutes dernières collections d’avant la fin de l’entreprise, ça se voit aux branches du logo, là.
  • Donc… 2180-90 ? Quelque chose comme ça ?
  • Oui, ça me paraît raisonnable. Seiko fonctionnait bien, jusqu’à la Guerre Finale. Après, je suis pas un spécialiste du monde capitaliste.
  • C’est déjà bien, merci. Tu penses qu’elle peut rapporter combien, une fois neuve ?
  • Vu la rareté d’une automatique, ça te paiera peut-être un voyage. Tout dépend de l’état du mécanisme. On va faire un test simple.”

 Rodric attrapa la montre par le milieu et passa ses doigts sur une sorte d’excroissance striée, sur le côté droit. Il la fit tourner, comme s’il voulait la dévisser, puis il la reposa. Alors, la trotteuse, restée jusque-là immobile sur le XI, entama une course à foulées légères, décrivit un arc de cercle sur le haut du cadran, passa par le point le plus en bas, avant de remonter vers sa position initiale. Diego avait l’impression d’assister à la mise en marche d’une technologie oubliée, d’avoir découvert un trésor égaré au milieu des bancs de sable.

 Le mécanisme, régulier comme le grognement de sa bécane, lui semblait rappeler, à chaque seconde, qu’il glissait vers sa mort. Une civilisation d’hommes aux poignets tous affublés de ce genre de petits mementos mori ne pouvait, assurément, que passer son temps à courir. D’un coup, c’est comme si le cerveau de Diego s’était désaxé et avait pris conscience du pouvoir maléfique des horloges.

 Hypnotisé par le mouvement de l’aiguille, il continua à la regarder tourner plusieurs longues minutes. Rodric, également intrigué, observa avec intérêt le cycle sans cesse renouvelé du petit bijou.

“La dernière fois que j’en ai vu… Oh, je n’arrive même plus à m’en souvenir, sourit-il.

  • Gass’ dit qu’il y en a souvent sur le Vieux-Port.
  • C’est faux ; soit ton Gass’ n’a pas l’œil, soit c’est un menteur.”

 Diego, qui avait toujours jalousé son collègue, décida que ce seraient les deux.“Il faudrait que je demande à Ambroise de l’expertiser et de te la remettre en état.”

 Le pêcheur lui remit la montre, finit son verre d’une traite, et demanda quelles étaient les nouveautés du catalogue.

“Justement, tant que tu m’en parles ! Mon fournisseur m’a filé une simu qui devrait te plaire ; elle suit un agent de la Gasconha en pleine mission d’extraction. Y’a tout, résolution à 360, empreinte psy et sensorielle, navigation libre sur tout le champ de vision, PNJ dynamiques…

  • O… okay, je crois que je saisis. Depuis quand les Gasqués partagent leurs missions ?
  • Allons, Diego, je vais pas devoir aussi t’apprendre que le Père Noël n'existe pas ? C’est un studio bordelais qui l’a faite.
  • Et pourquoi il te l’a remise à toi, spécifiquement ?
  • Il veut que ça passe pour une fuite ; tu connais les gens, si on leur dit de pas toucher à un truc, la première chose qu’ils auront envie de faire…
  • Eh ben, moi, je veux bien y toucher, à ton truc.
  • Évidemment, tu gaspilles ta salive en me le disant”, sourit Rodric.

 Il s’empressa d’installer et configurer tout le matériel de la cabine 6, invita son ami à y prendre place, et lança la simu.

“Le topo, c’est que toi et ton collègue, vous cherchez une fille de ministre enlevée par des terroristes alpins. T’as un gun à condensation, trois grenades à neutrons, des couteaux de lancer et de combat, tout le matos d’un vrai Gasqué. Vous devez traverser le village, les terroristes vont vous canarder, la fille est au bout. Amuse-toi bien !”

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