Chapitre 2 : Tout ici lui était étranger
Tout ici lui était étranger. Le château de son grand-père ne ressemblait en rien à la maison de Lucknow. Jusqu'au mobilier auquel elle avait mis du temps à s'habituer. Difficile pour elle de dormir sur un lit aussi haut, avec le poids de l'édredon pesant sur son corps frêle. Où était le lit bas de sa chambre ? Le drap léger ? La moustiquaire ? La nourriture lui paraissait fade, seul le thé évoquait pour elle quelques souvenirs. Et puis, il y avait la langue, l'anglais, qu'elle parlait assez mal. Et personne, dans la maison, n'avait imaginé qu'elle parlait couramment hindi et espagnol et que son apparent mutisme n'était pas le signe d'une moindre intelligence. Elle devait se forcer à comprendre son entourage.
Et que dire du temps... Humide et froid, au vent glacial. Ce ciel, toujours bas et gris, ce soleil qu'on voyait à peine. L'hiver étendait son étau sur le grand parc et il lui faudrait attendre le printemps pour y trouver quelque réconfort lors des promenades. Mais même les grands chênes ne pourraient jamais, pour elle, remplacer les puissants banians, même le doux chant des petits oiseaux ne pourrait remplacer le concert des perroquets, même la beauté des pommiers en fleurs ne pourrait remplacer le parfum suave des orangers.
Du jour où ils étaient arrivés à Brighton, elle avait été prise en charge par la famille de sa mère et avait vu s'éloigner avec crainte la diligence emmenant Sonya et Alex Randall. Les adieux avaient été brefs, mais chaleureux. Sonya, qui avait veillé sur la fillette depuis qu'elle lui avait été confiée, avait promis de lui écrire et de prendre de ses nouvelles. Alex lui avait pris les mains et l'avait regardée avec un mélange de douceur et d'assurance. Il avait été le dernier à lui parler en hindi, dans cette langue qu'elle considérerait toujours comme sa langue maternelle, le dernier en-dehors d'Ameera, la jeune femme chargée de l'accompagner.
Oui, il lui restait Ameera, dernier lien avec l'Inde et Lucknow. Ameera qui, plus qu'elle encore, avait bien du mal à s'adapter à ce pays étranger, aux mœurs qui la choquaient parfois, la surprenaient toujours. Ameera, si fidèle et si aimante, qui veillait sur elle comme si elle avait été sa propre enfant.
D'une certaine façon, du moins, dans le jeune cœur de Luna, Ameera était sa mère. Elle était celle qui avait pris soin d'elle, l'allaitant même, dès sa naissance, alors qu'Anna poussait son dernier soupir, vaincue par un accouchement trop difficile. Ameera avait remplacé la douce épouse de Marcos, partie trop tôt. Grâce à son dévouement et à l'amour infini qui liait la jeune Indienne à sa petite maîtresse, Luna put garder un lien avec ses origines. Bien que ténu, elle allait, en grandissant, comprendre l'importance de ce lien et tout faire pour le conserver et le faire vivre, ne serait-ce qu'en continuant à s'adresser à Ameera en hindi.
**
- Luna !
La fillette abandonna à regrets son poste d'observation, à la fenêtre de sa chambre. Après un hiver long et froid, elle voyait enfin le soleil éclairer la campagne environnante. La grande propriété de son grand-père se trouvait dans le Devon, au sud de l'Angleterre, une région qui, certes, recevait beaucoup de précipitations, tout en offrant aussi une certaine douceur et de belles journées d'été. Mais l'été était encore loin et Luna ignorait qu'il lui paraîtrait bien fade comparé aux étés chauds, voire étouffants, de Lucknow.
Elle se retourna et fixa l'élégante fillette qui entrait dans sa chambre. Sa cousine, Margareth, son aînée de dix-huit mois, fit quelques pas dans la pièce. Luna jugeait qu'elle était très belle et, dans les premiers temps de son séjour, elle lui avait trouvé quelques ressemblances avec sa propre mère dont elle conservait le minuscule portrait dans le secret d'un médaillon. Ce secret qu'elle n'avait partagé qu'avec une seule personne : Alex Randall.
Car, comme Anna, Margareth avait de très beaux cheveux blonds, légèrement ondulés. Cette chevelure nécessitait de longs moments de coiffure, d'entretien, pour reposer sagement et soigneusement sur ses épaules. Ce qui donnait à la fillette un maintien déjà un peu hautain afin de ne pas déranger le savant travail confié à une des servantes. Margareth avait aussi un visage un peu rond, de grands yeux bleus et des cils très longs. A ses côtés, Luna s'était sentie petite et misérable, tout en étant très impressionnée par l'aisance de sa cousine et son élégance.
Pour Luna, en effet, il avait été si difficile de se faire aux robes, aux bas et aux chaussures, de discipliner sa longue chevelure noire. Les tresses qu'Ameera lui faisait parfois ne plaisaient guère à sa tante, Julia, qui avait pris en charge la fillette à son arrivée. Et le sari non plus ne convenait guère, ni à la noblesse anglaise, ni au climat.
- Es-tu prête ?
- Oui, Margareth, répondit la fillette.
- Il est temps. Nous devons commencer. Viens !
Et sans attendre de voir si sa jeune cousine si atypique la suivait, Margareth quitta la pièce d'un air décidé. Luna lui emboîta le pas sans entrain, non sans avoir jeté un dernier regard à Ameera, assise dans un fauteuil. La jeune femme lui adressa un doux sourire et lui fit un simple signe de la main. Elles se reverraient plus tard.
Luna suivit le long couloir qui desservait l'étage de l'imposante demeure. Même en pleine journée, il était sombre et des lampes y étaient en permanence allumées. Les murs étaient ornés de nombreux portraits des ancêtres de la famille Clifford. Luna éprouvait toujours une certaine crainte en s'engageant dans ce couloir : elle avait l'impression que les portraits la jaugeaient, la jugeaient, tout autant que le faisaient sa tante Julia, son oncle Henry ou sa cousine Margareth. Seul son grand-père, le patriarche de la famille que d'aucun estimait comme très sévère, éprouvait une certaine tendresse pour la fillette. Pour l'heure, ce n'était pas l'aïeul que les deux cousines devaient rejoindre, mais leur salle de cours où les attendait leur professeur de danse, de maintien et de chant.
Margareth avait atteint l'escalier et s'y engageait sans avoir jeté un regard en arrière. Luna se dépêcha de la rattraper pour ne pas rester seule avec les portraits hautains et commença à descendre les premières marches en s'efforçant de se souvenir des leçons que Miss Kelton avait tant de mal à lui apprendre. Pourtant, elle faisait de son mieux pour se tenir bien droite, pour poser ses pieds comme il convenait. Mais que ces danses lui semblaient rigides alors qu'elle avait vu tant de souplesse et de beauté se déployer chez les Indiennes. Elle se souvenait encore, quoique un peu vaguement, d'une des dernières fêtes données à la Casa de los Naranjos, la maison de son père, la maison de son enfance. Ce jour-là, elle avait vu des jeunes filles à la peau foncée, aux saris colorés, onduler et danser en un spectacle enchanteur. Oui, décidément, tous ses souvenirs étaient si chatoyants, si colorés, que la campagne anglaise, même au printemps, lui paraissait bien triste.
Dans le salon réservé aux cours des deux fillettes se trouvaient déjà leur professeur et Julia, la mère de Margareth et belle-sœur de feue Anna.
- Vous êtes en retard, Mesdemoiselles, fit Julia d'un ton sévère. Il n'est guère poli de faire attendre son professeur.
- Excusez-nous, Mademoiselle, fit Margareth en faisant une jolie révérence.
Luna ne dit rien, s'efforça seulement de reproduire le geste gracieux de sa cousine tout en ayant le sentiment d'être bien gauche.
- Bien, bien, bonjour, Mesdemoiselles, fit Miss Kelton. Nous allons commencer. Remontrez-moi ce que nous avions appris la semaine dernière.
Et la séance commença, une vraie torture pour Luna. Le visage fermé, les sourcils froncés, elle fit de son mieux. Mais les regards appuyés de sa tante ne l'aidaient guère. Parfois, heureusement, Margareth lui souriait comme pour l'encourager. Miss Kelton eut cependant, peut-être, un peu pitié des deux enfants ce jour-là et la séance fut raccourcie au profit d'un cours de chant. Le visage de Luna s'éclaira alors : autant elle se sentait mal à l'aise dans les vêtements, les attitudes et les conventions en pratique ici, autant elle appréciait les cours de chant. Elle avait une jolie voix, très mélodieuse, et, la première fois que Miss Kelton l'avait entendue chanter, elle l'avait complimentée. "Une vraie petite alouette", disait-elle. Et cela avait donné confiance à Luna. Depuis, elle parvenait à supporter les cours de danse et de maintien, sachant qu'ils se terminaient toujours par des chansons.
Ce jour-là, alors que les fillettes entamaient quelques échauffements pour leurs voix, la porte du salon s'ouvrit et la silhouette encore imposante de Lord Benjamin Clifford s'y encadra. Julia se leva avec un peu de précipitation pour saluer son beau-père et Miss Kelton interrompit le cours.
- Laissez, laissez, fit-il en lui faisant signe de reprendre la leçon. Je suis venu écouter les enfants.
Et il prit place dans un grand fauteuil, près de la cheminée où un bon feu était allumé. Son regard se posa tour à tour sur Margareth, puis sur Luna. L'enfant était si différente d'Anna ! Mais il retrouvait son sourire et les traits de son visage, malgré sa chevelure si sombre et un teint légèrement doré - quand elle était arrivée, Luna avait la peau si foncée que Julia s'était demandé si elle n'était pas Indienne, alors qu'elle avait simplement hérité du sang espagnol de son père.
Luna sentit le regard du vieil homme se poser sur elle. Elle le voyait peu, restant parfois plusieurs jours sans le croiser. Mais si son autorité se faisait sentir jusque dans le moindre couloir de la vaste demeure, elle ne le craignait pas. Jamais il n'avait élevé la voix contre elle depuis qu'elle était arrivée ; elle ne savait pas pour autant ce qu'il pensait d'elle, ni ce qu'il ressentait pour elle.
A la fin du cours, le vieil homme demanda à rester seul avec Luna. Bien que Julia en ressentît une petite pointe de jalousie, craignant toujours que Lord Clifford ne marquât de préférence pour la fille d'Anna plus que pour la sienne, elle ne la montra pas et quitta la pièce avec Margareth et Miss Kelton.
**
- Viens me voir, mon enfant, dit Benjamin Clifford en levant doucement la main vers Luna.
Il remarqua la démarche encore un peu gauche de la fillette, quand bien même cela faisait plus de six mois qu'elle était avec eux. Mais il nota ses efforts pour paraître plus assurée. Quand elle fut près de lui, il lui demanda :
- Assieds-toi près de moi, veux-tu, et dis-moi, fais-tu quelques progrès ?
- Je travaille le mieux possible, Grand-Père, répondit-elle.
- Je l'ai entendu. Tu as une très belle voix. J'aime t'entendre chanter. Et je regrette d'être souvent trop occupé pour pouvoir suivre vos cours. Tu chantes aussi joliment que ta maman.
Luna sourit doucement. Elle n'avait aucun souvenir d'Anna et, sans le petit portrait, elle n'en aurait possédé aucune image. Les rares fois où elle pouvait s'entretenir avec son aïeul, il ne manquait jamais de l'évoquer. Instinctivement, Luna comprenait que cela lui faisait du bien à lui.
- Acceptes-tu de chanter encore un air pour moi ?
- Oui, bien sûr, répondit-elle.
Et elle se releva pour lui faire face. Les mains jointes devant elle, le dos bien droit, elle ferma un instant les yeux pour prendre son souffle. Sa voix s'éleva alors comme un gazouillis d'oiseaux au printemps. Un rayon de soleil entra par l'une des hautes fenêtres de la pièce et vint se poser sur le tapis, aux pieds du vieil homme. Il ferma un moment les yeux, la voix de Luna le renvoyant vers le passé, vers ce jour où il avait accepté que sa fille chérie quittât le domaine avec James, son propre frère, et Elsa, sa belle-sœur, pour un voyage aux Indes dont elle n'était pas revenue. S'il avait donné son accord pour son mariage avec ce jeune Espagnol, il avait toujours espéré la revoir. Mais Anna était tombée tout autant sous le charme des Indes que sous celui de Marcos et elle n'avait eu nulle envie de revenir en Angleterre. Sa grossesse l'en avait de toute façon empêchée et sa mort, prématurée, avait plongé Benjamin Clifford dans une profonde tristesse. Même s'il s'en cachait aux yeux de ses proches, il portait encore le deuil d'Anna. La mort de sa fille avait réveillé en lui le chagrin éprouvé lors du décès de sa femme, quand Anna avait treize ans. Il ne lui restait plus désormais qu'un seul enfant, son fils aîné, Henry. A son grand regret, sa belle-fille ne leur avait donné, pour l'heure, qu'une seule héritière, Margareth. Les deux autres enfants qu'elle avait portés n'avaient pas survécu, car tous nés trop faibles. La nature n'était pas plus généreuse avec la noblesse qu'avec le petit peuple.
Aussi, en apprenant le décès d'Anna, Benjamin Clifford avait-il exhorté Marcos de Malanga à lui faire connaître au moins sa petite-fille. Le jeune homme, très marqué lui aussi par le décès de la jeune femme, n'avait pu se résoudre au long voyage vers l'Angleterre, un pays qui lui était autant inconnu que l'Espagne natale de son propre père. Conçu à bord du bateau qui menait ses parents vers Pondichéry, né à la Casa de los Naranjos, il avait toujours vécu aux Indes et plus particulièrement à Lucknow où ils s'étaient établis, y faisant fortune grâce au commerce du thé, de la soie et d'autres richesses. Le domaine acheté par Felipe de Malanga, le père de Marcos, était plus vaste encore que les terres que les Clifford possédaient dans le Devon. Il en tirait des revenus conséquents, grâce notamment à des petits ateliers de tissage, mais aussi aux cultures de nombreux fruits et épices qui ravissaient les palais des nobles européens. Ballots de coton, de thés, de safran, de poivre, de muscade, quittaient plusieurs fois par an Lucknow pour convoyer jusqu'aux rives du Gange où ils étaient chargés sur des bateaux à fond plat. De là, ils descendaient jusqu'à Calcutta pour être embarqués sur les navires en partance pour l'Espagne.
Don Felipe n'avait eu qu'un fils, Marcos, et s'il avait espéré, un temps, que celui-ci épouserait une jeune Espagnole, le mariage avec Anna Clifford ne lui avait pas déplu. La jeune Anglaise était gaie, enthousiaste et follement amoureuse de Marcos. Ils avaient formé un couple uni et heureux, brisé trop tôt par la mort. Le désespoir et le chagrin de Marcos avaient durement touché son propre père qui avait assisté, impuissant, à la métamorphose de son fils. De jeune, insouciant, brillant, mais aussi travailleur et déjà investi dans le commerce, il était devenu apathique, fermé, ne souriant plus que lorsque la petite Luna se blottissait dans ses bras. Leur fille et petite-fille était devenue la seule raison de vivre de Marcos et Felipe. Mais quand Marcos, atteint par une de ces fièvres indiennes dont on ne se relève pas, avait succombé, Felipe avait alors craint que la fillette, âgée déjà de cinq ans, ne soit à son tour emportée. Les Indes qu'il avait tant aimées lui étaient alors apparues comme un pays sauvage et violent, qui n'offrait aucune échappatoire à ceux qui se laissaient envoûter par ses charmes. Il s'était décidé à écrire à Lord Clifford, pour lui annoncer que Luna n'avait plus désormais que lui-même. Il espérait que Lord Clifford voudrait bien se charger de la fillette s'il venait à disparaître.
Don Felipe avait songé, un temps, à quitter Lucknow pour retourner en Espagne et y élever Luna au sein de sa propre famille, mais il avait reporté ce voyage, ne pouvant se résoudre à abandonner en cette terre les tombes de sa femme, de son fils et de sa belle-fille. De plus, Luna grandissait et, à ses yeux, embellissait tout en profitant des plaisirs et richesses offerts par la belle demeure. Arracher l'enfant à ce pays lui causait autant de tourments que s'imaginer le quitter lui-même, quand bien même il lui avait pris ce qu'il avait de plus cher. C'était, parfois, le lourd tribut que les Indes faisaient payer à ceux qui les aimaient trop.
Une correspondance régulière s'était cependant établie entre Lord Clifford et Felipe et les deux hommes, d'âge proche, s'étaient entendus pour assurer l'avenir de la petite fille. Benjamin Clifford avait assuré à Felipe de Malanga qu'au cas où il viendrait à décéder avant lui-même, leur petite-fille serait bien traitée et élevée en Angleterre, et que son héritage ne serait pas dilapidé, ni vendu au plus offrant. Il avait bien saisi l'attachement de Felipe au travail de toute une vie et même sans avoir eu l'occasion de se rencontrer, ils avaient tous les deux noué des liens d'amitié, entretenus aussi par le souvenir de leurs chers disparus. Il n'y avait qu'avec Felipe que Benjamin avait, parfois, évoqué Anna et il avait senti combien l'Espagnol avait lui aussi été attaché à sa propre fille et combien il avait œuvré pour le bonheur d'Anna et de Marcos. Aussi tenait-il, maintenant, à assurer l'avenir de Luna, unique héritière avec Margareth de sa propre famille. S'il espérait encore que Julia et Henry auraient d'autres enfants, et notamment un garçon, il savait aussi que son fils veillerait avec soin au choix du futur mari de Margareth. Il se devait de son côté d'être vigilant quant au futur époux de Luna : il voulait lui éviter d'épouser un coureur de dot.
C'était à tout cela qu'il songeait en écoutant la jolie voix de la fillette.
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