Chapitre 5 : Servir au Pendjab
Accoudé au bastingage, Alex voyait s'éloigner les quais de la Tamise. La silhouette de sa mère se détachait encore nettement. Son visage était fermé, mais son cœur saignait : il avait le sentiment de revivre leur départ de Faridpur, quand il avait alors distingué pour la dernière fois les traits de son père. Reverrait-il sa mère ? Il avait toujours cru pouvoir, une fois ses études terminées, partir pour les Indes avec elle, la laisser à Lucknow où elle aurait retrouvé le colonel Philip Randall alors que lui-même se mettait au service d'un bataillon quelconque, à Delhi, à Meerut ou, choix plus audacieux, au Pendjab.
Le Pendjab. C'était bien vers cette région immense et sauvage qu'il allait se diriger, pour rejoindre William parti deux mois plus tôt et pour servir, enfin, sous les ordres de Sir Henry Lawrence. Si William était parti dès la fin du mois de mars, Alex avait pu bénéficier d'un délai supplémentaire pour rester auprès de sa mère, petit privilège du fils d'un ancien colonel de l'armée de la Compagnie des Indes. Il lui avait proposé de venir avec lui, mais elle avait refusé : revoir ce pays lointain lui fendrait le cœur puisque son cher époux ne s'y trouvait plus. Elle ne pouvait cependant empêcher leur fils d'y retourner : il était animé par la même passion pour ces terres lointaines que l'avait été Philip.
Et ce fut ainsi, cinq ans plus tard, qu'Alex allait refaire en sens inverse le parcours similaire à celui effectué avec sa mère et la petite Luna. Il eut une pensée pour la fillette qu'il n'avait pas revue. Il savait par sa mère qu'elle se trouvait toujours au sein de sa famille maternelle, à Wellington. Sonya avait tenu sa promesse de prendre de ses nouvelles régulièrement et elle lui écrivait toujours pour la Noël et pour son anniversaire, au début du mois de juin. Dans les premiers temps, c'était sa tante, Julia, qui répondait aux lettres de Sonya, mais depuis deux ans, c'était Luna elle-même qui lui écrivait. Sachant qu'Alex allait repartir, elle s'était enquise dans son dernier courrier de savoir si le jeune homme passerait à Lucknow. Il estimait en lui-même peu probable de le faire, du moins au cours des prochains mois : Lucknow et la province d'Oudh se trouvaient assez loin de son lieu d'affectation.
- Quel âge a-t-elle maintenant ? se demanda-t-il. Dix ans ? Non, onze tout juste... Il ne faudra pas que j'oublie de mettre un petit mot à son attention dans la première lettre que j'écrirai à ma mère, une fois arrivé. Cela lui fera plaisir.
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Le voyage se déroula sans anicroche, ni aventure particulière. Quand, enfin, les côtes occidentales de Karachi apparurent, il se sentit plus heureux qu'il ne l'avait été ces derniers mois, ces dernières semaines. Il repensa à ses parents, mais aussi à cette opportunité de rejoindre bientôt William. Cependant, la traversée des provinces du Nord-Ouest jusqu'aux frontières du Pendjab ne fut pas des plus aisées et il eut bien souvent recours autant à son sens pratique qu'à sa connaissance des coutumes locales. Sans en avoir pour autant les compétences, il se retrouva ainsi à aider un chef de village à faire face à une invasion de criquets, puis à assister un médecin blessé venu aider une femme à accoucher. Alex n'était pas près d'oublier le sentiment de bonheur confus qui l'avait étreint alors qu'il tendait le petit être à sa mère, une jeune hindoue qui s'était retrouvée seule avec ses jeunes frères alors que son mari était parti voir sa propre mère, mourante. Les jeunes garçons s'étaient sentis bien démunis... et lui à peu près autant qu'eux. S'il n'y avait eu la présence du Docteur Marteens, il aurait été assez perdu. Il savait, par pragmatisme aussi, que les Indes allaient lui réserver bien des surprises et mettre à l'épreuve ses connaissances, sa débrouillardise et son sens pratique. Il ne fut d'ailleurs pas loin de penser qu'il apprit plus au cours de ce voyage jusqu'au Pendjab que lors des années d'études à l'Académie.
Ce fut en arrivant à Multan qu'il fit une des rencontres les plus importantes de sa vie. Là se trouvait un petit détachement de soldats, principalement musulmans, menés par un officier anglais. Heureux de voir un compatriote, celui-ci l'invita à déjeuner et Alex passa un moment agréable en sa compagnie. Quand il apprit qu'il se rendait au Pendjab, celui-ci lui fit une proposition assez surprenante :
- C'est le Ciel qui vous envoie, Lieutenant. J'aurais un... service à vous demander, dit-il en hésitant un peu.
- Lequel, Capitaine ?
- Et bien, voyez-vous, je compte parmi mes soldats un jeune homme brillant qui nous a rendu de grands services. Il ne se plaît guère ici et voudrait rejoindre les montagnes et un Régiment des Guides. J'ai promis, en échange, de l'aider de mon mieux. Je peux le démobiliser, mais même en lui faisant une lettre de recommandations... Je veux dire... Accepteriez-vous de voyager en sa compagnie et d'intercéder auprès de Sir Lawrence ?
- Je peux le faire, oui... Mais je ne connais pas Sir Henry Lawrence et je vais arriver en simple sous-officier...
- Ecoutez, je vais vous présenter Nagib et vous jugerez par vous-même.
Alex comprit vite que le jeune musulman possédait de nombreuses qualités et qu'il pourrait être une bonne recrue. Le teint mat, mais moins sombre que celui des Hindous, des yeux marrons, des cheveux châtain très foncé, presque noirs, il affichait souvent un grand sourire. Instantanément et bien qu'ils ne se ressemblassent pas, il lui fit penser à William. Même lueur d'intelligence, même débrouillardise, même don pour la cavalerie. Et même précision au tir. Tous deux sympathisèrent aisément et Alex promit alors de faire de son mieux pour lui permettre d'intégrer le Régiment des Guides.
Le reste du voyage jusqu'à Lahore fut alors des plus agréables pour Alex. La compagnie de Nagib se révéla précieuse et enrichissante. Tous deux devisaient de beaucoup de choses, avec un souci constant de comprendre ce qui se passait, autant pour Alex de mieux cerner la situation militaire au Pendjab et dans les provinces du Nord-Ouest, que pour Nagib de saisir les intentions des Britanniques.
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- Ainsi, c'est donc vous, le fameux lieutenant Randall dont le lieutenant MacLeod me parle avec emphase depuis des semaines...
Face à Alex, resté debout, se tenait assis un homme grand, assez maigre, au visage fin, à la barbe taillée en pointe. Ses cheveux sombres, son regard vif, son nez allongé, et un petit sourire qui émergeait toujours de sa barbe le rendaient d'emblée sympathique. Sir Henry Lawrence avait accepté de recevoir leur nouvelle recrue et d'écouter sa demande. Alex avait promis de faire son possible pour Nagib et il avait donc demandé une entrevue avec leur commandant. Il ne pouvait ignorer que les propos de William à son sujet avaient piqué la curiosité de Sir Lawrence et que ce n'était pas sans raison que ce dernier avait accepté de le recevoir.
- Je ne sais, Monsieur, si je mérite les compliments du lieutenant… Je crois qu'il vaudrait mieux me juger sur mes actes.
- C'est déjà fait, jeune homme. En partie du moins… Ce message que vous m'apportez et vos propos sur Nagib Mustapha Salem aussi. Vous avez su apprécier un homme, un soldat, juger de ses compétences et nous l'amener. Je vais faire en sorte qu'il soit incorporé au Régiment. Nous avons besoin d'hommes ayant la tête froide et une bonne connaissance de ce pays. Mais je crois que vous aussi…
- Je suis né et ai grandi ici, Monsieur, certes. Mais je viens de passer les cinq dernières années en Angleterre...
- Vous parlez hindi couramment, ainsi que plusieurs dialectes, si je ne m'abuse… Et vous avez de solides connaissances en arabe, et même quelques notions de russe.
- C'est vrai, Monsieur. Le fait d'être né à Delhi m'a beaucoup aidé pour acquérir ces connaissances.
Sir Lawrence sourit doucement. Il regardait le jeune homme qui lui faisait face. D'emblée, il avait été séduit par son air décidé, le sérieux qui se dégageait de son regard gris, son honnêteté. Il reprit :
- Savez-vous que j'avais entendu parler de vous avant même de connaître le lieutenant MacLeod ? Savez-vous aussi, Lieutenant, qu'il y a des gens que l'on ne croise qu'une fois dans sa vie, mais dont on garde un souvenir indéfectible, alors qu'on oublie certains que l'on voit quotidiennement…
- Vous voulez parler de mon père, Monsieur ? demanda Alex avec une légère émotion dans la voix, ce qui n'échappa pas à son interlocuteur.
- Oui.
Sir Lawrence garda un instant le silence et poursuivit :
- Comment va-t-il ?
Alex ne répondit pas et baissa furtivement les yeux, ce qui n'échappa pas à Sir Lawrence, malgré la rapidité du mouvement. Il le vit déglutir avant de répondre :
- Il est décédé, Monsieur. Il y a trois ans.
- Vous m'en voyez profondément désolé, répondit Sir Lawrence avec empathie. Excusez-moi d'avoir posé aussi maladroitement ma question...
- Vous ne pouviez savoir, Monsieur... Mais je suis heureux que vous l'ayez rencontré. Nous avions quitté les Indes, ma mère et moi, il y a donc cinq ans, et je ne l'ai pas revu de ce jour où nous lui dîmes adieu sur les quais de Faridpur.
- Votre mère... ?
- Demeure en Angleterre. Elle a hésité à venir avec moi, mais sachant que je serais fort loin de Lucknow, elle n'a pas voulu y retourner seule. Peut-être, un jour prochain... Elle aimait beaucoup ce pays, elle aussi.
- C'était également une des qualités de votre père. D'avoir su aimer ce pays et ses habitants. Et, de ce qu'il m'en avait dit, il vous avait transmis ce virus...
- Ma remarque vous surprendra peut-être, Monsieur, mais j'ai toujours considéré que les Indes étaient plus mon pays que l'Angleterre, même si je suis heureux et fier de la servir.
- Je vous comprends... Je partage ce même "virus" comme vous dites... fit Sir Lawrence en souriant à nouveau. Soit on aime les Indes à la folie, soit on les déteste... Il n'y a pas de demi-mesure. Mais c'est une opinion encore peu partagée parmi nous, beaucoup estimant qu'il est de notre devoir d'Anglais de conquérir ces terres au nom de la Compagnie et d'y apporter la civilisation. Je pense différemment... Je pense - et j'ai eu l'occasion de mesurer que votre père partageait cette opinion, à quelques menus détails près - qu'il vaut mieux pour l'équilibre de cette partie du monde que ce soient nous, Anglais, qui tenions les Indes, plutôt que la Russie...
Ce fut, cette fois, au tour d'Alex de sourire. Oui, il avait déjà entendu des propos similaires tenus par son père. Et il se dit alors que servir un homme tel que Sir Henry Lawrence était bien ce qui pouvait lui arriver de meilleur dans la vie.
**
Il s'attela, une fois installé, à écrire sans tarder à sa mère. Même si sa lettre mettrait de longues semaines à parvenir à Horncastle, il s'était promis de lui écrire le plus régulièrement possible. Il espérait aussi recevoir fréquemment de ses nouvelles, car ce n'était pas sans une certaine inquiétude qu'il était reparti, la laissant seule en Angleterre.
Lahore, 4 août 1849,
Ma chère maman,
Me voici arrivé à Lahore après un voyage ponctué de quelques aventures. Je vous rassure d'emblée, il ne m'est rien arrivé de grave et je vais bien. Mais je vais commencer ma lettre en vous donnant quelques nouvelles de William qui m'a prié de vous adresser ses plus sincères salutations. Il était heureux de me revoir et, ma foi, moi aussi.
Nous sommes bien installés dans un cantonnement à la limite nord de la ville. Nous bénéficions d'un vaste terrain d'entraînement le long duquel nous pouvons aussi faire courir nos chevaux. En arrivant à Karachi, j'ai pu acheter un beau pur-sang du nom de Kashmir. Il est un peu fougueux, mais je peux dire que lui et moi, nous nous entendons bien. Il n'a pas peur de franchir des gués de rivières agitées ou de parcourir les plaines poussiéreuses.
Je sais combien vous trouviez belle notre chère ville de Lucknow, mais je peux vous assurer que Lahore n'a rien à lui envier. Les palais sont somptueux, leurs coupoles sont toutes aussi élégantes à monter vers le ciel. Les jardins sont eux aussi tout aussi beaux. Je ne pourrais dans cette lettre vous les présenter en détails, car je n'ai pas eu encore l'occasion de flâner beaucoup dans la ville, mais William m'a assuré qu'on y trouvait des endroits charmants.
Vous ne serez pas surprise si je vous dis que William avait réservé le second lit se trouvant dans sa chambre pour que nous soyons logés ensemble. Nous partageons donc la même pièce qui nous offre une vue sur la vaste plaine, vers l'est. Nous pouvons voir le soleil se lever le matin quand nous y sommes. Car nous allons très bientôt partir en mission et William est déjà impatient de me faire découvrir la région alentour.
J'ai eu l'occasion de m'entretenir avec Sir Henry Lawrence, notre commandant, le lendemain de mon arrivée, c'est-à-dire, il y a deux jours maintenant. J'étais porteur d'une lettre de recommandation d'un capitaine rencontré à Multan, lorsque je fis une courte étape dans cette ville. Elle était destinée à notre commandant pour qu'il intègre à notre unité un jeune musulman du nom de Nagib Mustapha Salem. Il est fort sympathique et je me suis lié d'amitié avec lui le temps de la fin du voyage. C'est donc ainsi que je rencontrai, pour la première fois, Sir Lawrence. Ce dernier m'a rappelé son entrevue avec mon cher père et le tenait en haute estime. J'ai pensé que cet avis vous toucherait et que vous seriez heureuse d'en avoir connaissance.
Mais assez parlé de moi, maintenant. Je vous espère en bonne santé et bien occupée à Horncastle. Avez-vous pris quelques décisions concernant les travaux que vous envisagiez avant mon départ ? Avez-vous des nouvelles de mes oncles et tantes ?
Si vous écrivez prochainement à Luna de Malanga, faites-lui savoir que je prendrai sans tarder des nouvelles des siens, à Lucknow.
Je vous embrasse bien fort et pense à vous chaque jour.
Votre fils aimant et dévoué,
Alex
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Cela ne faisait que quelques jours qu'il était arrivé à Lahore que déjà, ils partaient en mission et en repérage. Une grande partie du Pendjab était sous contrôle anglais, mais il restait des poches de résistance et une seconde guerre contre les Sikhs venait d'être déclenchée par Lord Dahlousie devenu gouverneur général des Indes et successeur de Lord Hardinge. Cette résistance, Sir Henry Lawrence tentait d'obtenir sa reddition par la négociation plutôt que par les armes, bien que certains combats soient inévitables. A le voir faire, à l'entendre parler aussi, Alex, William et bien d'autres devinrent de plus en plus admiratifs. Ils allaient former ce que l'opinion publique appellerait bientôt "les jeunes soldats de Lawrence". Si les combats ne furent pas des plus nombreux, la mise en place de l'administration de la Compagnie et la pacification de toute la province allaient les occuper grandement. Rien de oisif dans toute cette activité, mais pour eux tous, beaucoup d'enseignements. Ce fut un réel bonheur pour eux de se retrouver ainsi mandatés et l'attitude toujours juste et bienveillante, l'ouverture d'esprit de leur chef vis-à-vis de ce peuple conquis furent pour eux de véritables exemples qu'ils s'employèrent à suivre au mieux.
La plupart du temps, Nagib les accompagnait dans ces missions, du moins il se trouvait toujours aux côtés d'Alex. Le jeune homme n'allait pas tarder à le considérer comme un ami, au même titre que William.
Au cours de la première année de leur affectation, William et Alex allaient obtenir leurs galons de capitaines. Sir Lawrence avait rapidement saisi toutes les capacités que de tels jeunes gens pouvaient posséder et qu'il fallait exploiter au mieux. Il n'hésitait pas à leur confier parfois des missions difficiles, à les obliger à mettre en avant leur sens pratique, voire leur débrouillardise. Et ils s'acquittaient de leur tâche le mieux possible, toujours désireux de donner le meilleur d'eux-mêmes au service d'une cause qu'ils estimaient juste. Sans doute furent-ils pour quelque chose dans le fait que Sir Lawrence fut reconnu et apprécié de toutes ces populations qui virent avantage à se retrouver sous administration anglaise, découvrant parfois une stabilité et une autorité qui pouvaient avoir fait défaut à leurs précédents dignitaires. Les combats entre tribus fratricides, les petits arrangements entre chefaillons, tout cela, Sir Lawrence y mit fin. Il obtint ainsi la reconnaissance et l'admiration du peuple sikh, ce qui n'était pas chose facile, surtout après certaines actions répressives violentes ordonnées par Lord Dahlousie.
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