La nuit était tombée. Une belle lune, presque pleine, se levait dans le ciel, émergeant d'au-dessus des arbres qui longeaient la rivière Gomti. Debout sous les orangers, Alex contemplait le spectacle et goûtait au calme environnant. Calme qui n'en était pas vraiment un, tant la nuit indienne était peuplée de toutes sortes de bruits, et notamment, ceux des animaux nocturnes. Ils avaient dîné tous les trois, Don Felipe, Luna et lui, avec grand plaisir. Il avait pu faire part à Don Felipe de ses craintes concernant la situation à Lucknow et il avait bien perçu le regard inquiet du vieil homme.

"Il se doute de quelque chose... Même s'il vit plus retiré dans sa propriété qu'autrefois, il n'a pu ignorer l'agitation qui règne dans la ville. Et son inquiétude se porte sur Luna... La nuit porte conseil, dit-on, mais j'aimerais surtout repartir en sachant qu'elle gagnera au plus tôt la montagne. Et qu'il l'accompagnera. Ce serait vraiment plus prudent, même si, en tant qu'Espagnols, ils courent moins de risque que nous, Anglais."

Il avait allumé une cigarette et fumait lentement. C'était un des rares moments de tranquillité qu'il s'octroyait dans la journée et il en profitait toujours grandement. Mais ses pensées le ramenaient toutes à Luna.

Il avait été un instant surpris, mais au fond pas tant étonné que cela, de la voir arriver vêtue à l'indienne. Le sari qui l'habillait, une belle étoffe d'un chaud rouge orangé, lui seyait particulièrement. Sa démarche était aussi différente de celle qu'elle avait à Londres, comme si le sari lui faisait retrouver une aisance qui lui était toute naturelle, presque instinctive. Elle était coiffée d'une tresse un peu lâche, et portait une fleur rouge dans les cheveux, rappelant la couleur du sari.

Il ferma un instant les yeux. Elle était très belle. Vraiment très belle. Et il émanait d'elle un mélange de féminité, de douceur, de curiosité et d'intelligence qui la rendait terriblement attirante.

Terriblement, mais aussi dangereusement attirante.

**

Ce fut ce qu'il se dit en l'entendant approcher. Don Felipe les avait quittés à la fin du repas, après avoir partagé un petit verre de cognac avec Alex. Luna avait veillé à quelques considérations domestiques, les laissant entre hommes. Puis Alex s'étant retrouvé seul, après le départ de Don Felipe. Il avait alors traversé le hall et gagné le jardin pour fumer. Il se souvenait bien d'avoir parcouru ce jardin, adolescent, et il retrouvait le parfum enchanteur des orangers.

Mais à ce parfum enchanteur se mêlait maintenant celui plus subtil des violettes que Luna portait et qu'il avait pu, déjà, respirer à Londres quand ils avaient dansé ensemble.

Elle s'avança jusqu'à ses côtés, alors qu'il n'avait pas bougé, hormis pour retirer la cigarette de ses lèvres et écraser son mégot sous son talon. Il contemplait toujours la lune.

- Elle est belle, n'est-ce pas ? fit Luna de sa voix claire.

- Très, répondit-il en se demandant s'il ne parlait pas d'elle-même plutôt que de l'astre nocturne.

- Savez-vous pourquoi on m'a donné ce prénom à ma naissance ?

- Non, dit-il en se tournant cette fois vers elle.

Il lui avait répondu avec un peu d'étonnement et de curiosité dans la voix.

- Je suis née avant l'aube. Il faisait encore bien nuit. De ce que l'on m'a raconté, la lune était pleine cette nuit-là et paraissait toute proche comme cela arrive parfois.

Alex acquiesça d'un léger signe de tête : il lui était arrivé de constater ce phénomène.

- Ma mère est morte en me donnant le jour. Il paraît que toute la nuit, alors qu'elle était en travail, elle a regardé cette lune et quand elle a poussé son dernier soupir, qu'on avait eu le temps de me déposer à côté d'elle, elle serait morte en disant simplement "Luna" et en me regardant. Mon père a alors décidé que je porterais ce prénom.

- C'est une belle et triste raison à la fois, dit Alex avec une certaine émotion.

- Oui, et je ne peux m'empêcher, quand je la vois si belle et si pleine, de penser aussi qu'elle veille sur moi, qu'il y aurait comme un lien entre elle et moi. C'est absurde, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle avec un léger rire.

- Non... C'est ainsi que naissent les légendes, Luna.

Pour la première fois depuis son arrivée, il l'appelait uniquement par son prénom. Il avait abandonné le respectueux "Dona" et ne voulait surtout pas l'appeler "Lady Colleens". Outre le fait que cela lui rappelait cruellement qu'elle était mariée, il trouvait que c'était totalement incongru et ne lui correspondait pas du tout. A la rigueur, le titre de "Dona" ainsi que l'avait utilisé Rodrigo ou les serviteurs lui convenait bien mieux.

Elle abandonna la contemplation de la lune et le regarda. La clarté était suffisante pour qu'il voie briller ses perles noires. Il ne résista pas - il n'en avait aucune envie - à y plonger son propre regard. Après tout, cela n'était pas interdit... C'était dangereux, certes, mais pas interdit.

Ils restèrent ainsi un long moment, silencieux, et Alex comme Luna auraient ensuite bien du mal à se rappeler combien de temps ils demeurèrent à se regarder. Même les cris des oiseaux de nuit ne les tirèrent pas de leur immobilité. Ce fut un mouvement imperceptible de Luna, juste ses lèvres qui s'entrouvraient, qui fit basculer Alex.

Il la prit dans ses bras, la tenant étroitement serrée contre lui, et l'embrassa. Elle lui répondit avec une vivacité qui le surprit, mais qu'il oublia bien vite, tant la douceur de ses lèvres sous les siennes l'emportait. Il ne pouvait rien ignorer des courbes du corps, drapé dans le sari, qu'il tenait entre ses bras. Ses reins qui se creusaient, alors qu'il resserrait son étreinte, ses seins qui reposaient contre son torse, ses hanches rondes sous ses mains...