- Ne me tentez pas !

Alex rompit leur baiser et s'écarta de Luna. Ce fut douloureux au point qu'il ferma brièvement les yeux avant de les rouvrir et de la fixer à nouveau. Mais cette fois, son regard avait perdu de sa douceur et s'était assombri. Il parla, avec un peu de difficulté, comme s'il avait couru :

- Luna... Vous êtes mariée... C'est une folie...

Elle lui rendit son regard, avec un calme qui le surprit totalement. Et quand elle parla, elle le fit d'une voix si posée qu'il mit quelques secondes à mesurer ce qu'elle lui disait :

- C'est vrai. Je le suis. Mais ce mariage n'a jamais été consommé.

Alex la regarda avec stupeur :

- Que dites-vous ?

- La vérité. Alex... Mon mari... Mon mari préfère les hommes. Il aime un homme.

Les mots de Luna résonnèrent dans le silence. Alex fit quelques pas, comme pour sortir d'un songe étrange. Oui, tout, cette nuit, était étrange, et il se sentait comme envoûté. Par la beauté de la lune, par les parfums des orangers, par Luna. Mais ses mots, eux, étaient bien réels. Comme il ne disait rien, elle reprit :

- Oui, c'est la vérité. Puis-je vous raconter quand même cette histoire ? Il m'arrive de la trouver bien lourde à porter pour moi seule...

Elle crut percevoir comme un léger hochement de tête qu'elle traduisit par un signe d'acquiescement et poursuivit alors. Alex ne fit rien pour la faire taire.

- De ce que j'en ai deviné ou conclu, peu de gens le savent. Son père le sait, cela, j'en suis certaine, à la façon dont il se comporte avec lui, avec une exigence et une dureté qui me faisaient de la peine. Je n'ai pas eu l'occasion de beaucoup fréquenter Russell avant nos fiançailles et notre mariage a ensuite été décidé très vite. Je crois que cela arrangeait bien Lord Colleens... Il ne pourrait y avoir de scandale, vous comprenez ? Les vagues rumeurs ou les doutes que certains pouvaient avoir s'effaceraient alors puisque son fils se mariait... Et avec une jeune fille tout à fait "comme il faut", de très bonne famille. Il va sans dire que l'on ne m'a pas demandé mon avis... Je crois sincèrement que mon grand-père a pensé que je ferais là un mariage tout à fait honorable, que Russell était un bon parti et serait un bon mari. Et il tenait ainsi sa promesse de me faire épouser un homme avec lequel je pourrais retourner aux Indes, puisque sa famille possède une grosse propriété aux portes de Delhi. Je n'ai rien soupçonné jusqu'au soir de notre mariage. J'en aurais été incapable de toute façon... Lorsque nous nous sommes retrouvés seuls - nous nous étions mariés dans la propriété de son père -, il m'a simplement dit qu'il souhaitait me parler de quelque chose de très important pour lui.

A cet instant, elle marqua une courte pause, ferma les yeux. Alex ne la quittait pas du regard, attentif et finalement curieux, sans pour autant se départir d'une vague inquiétude. Luna reprit son récit, elle revivait ces moments-là...

- Nous étions dans la chambre, il m'a menée vers un des grands fauteuils, auprès de la cheminée. C'était au mois de mai, il faisait encore frais au-dehors et un bon feu brûlait. Fort heureusement, car j'étais quelque peu glacée... Il s'est assis en face de moi et m'a dit : "Ma chère, je dois partager un secret avec vous. Maintenant que vous êtes ma femme, je ne peux vous le cacher. Sachez que je ne vous toucherai jamais. Non pas que vous êtes laide ou sotte, simplement... Aucune femme, même la plus belle, ne pourra me plaire. J'aime un homme. Et suis aimé de lui. Notre société ne nous permet aucune vie publique, mais en privé, l'argent permet d'acheter bien des silences et de garder bien des secrets. Il m'attend. Dans une chambre voisine. Vous dormirez seule, cette nuit comme les suivantes. Je ne vous importunerai jamais. Mais vous devez l'accepter... Vous devez accepter Bryce et le considérer comme un ami. C'est ainsi que je le présente quand il le faut et si jamais, un jour, nous nous rendons aux Indes, il viendra avec moi."

Luna rouvrit les yeux. Son souffle était un peu court et Alex voyait battre la veine saillante de sa gorge. Il ressentit le désir violent d'y poser les lèvres, mais il se reprit.

- Voilà... Et en effet, nous n'avons jamais passé la moindre nuit ensemble, pas même sur le bateau qui nous mena jusqu'à Calcutta.

Luna se tut. Elle n'avait plus rien d'autre à ajouter. Dans l'esprit d'Alex, ses révélations tournaient et tournaient encore. Il avait rapidement et parfaitement saisi la situation : Luna désormais prisonnière de cet engagement de façade, la peur du scandale pour Lord Colleens, ce fils différent et mal aimé pour ses penchants contraires à la morale.

- Alex...

Il replongea son regard dans le sien. Luna s'approcha de lui jusqu'à poser sa main sur son bras. Il en frémit et ne put le lui cacher.

- Alex... Votre baiser... Je n'ai jamais partagé cela... et ne voudrais le partager avec aucun autre que vous...

Alors, il la reprit dans ses bras et l'embrassa à nouveau. C'était une folie, oui. Mais il allait la faire.

**

La chambre de Luna était telle qu'il s'en souvenait, même s'il n'avait eu qu'une seule fois l'occasion d'y entrer, adolescent, quelques jours avant leur départ. La fillette était alors craintive face à ce voyage qui s'annonçait et à la séparation d'avec les siens. Elle ne voulait pas jouer au dehors et Alex lui avait alors tenu compagnie, pendant que ses parents réglaient avec Don Felipe les dernières modalités du départ.

Le sol était couvert de beaux tapis et les murs étaient peints jusqu'à mi-hauteur, comme dans le hall et comme dans la plupart des pièces de la maison. La particularité de la chambre était que le plafond aussi était en partie peint. Des animaux y étaient représentés, notamment des oiseaux. Et sur les murs, les fresques montraient toute la diversité de la végétation indienne en une profusion de fleurs et de végétaux. C'était beau et cela donnait l'impression de se trouver dans un véritable jardin d'autant que, par la fenêtre ouverte, on pouvait entendre le chant léger de la fontaine voisine.

La douce clarté lunaire éclairait les murs, mais si Alex fut saisi par l'impression un peu mystérieuse qui se dégageait alors de la pièce, il ne s'y arrêta pas, car la beauté, pour lui, était ailleurs. Elle se trouvait dans les yeux de Luna et dans son corps qu'il découvrait en écartant lentement les pans du sari.

Une fois nus, il la mena vers le grand lit. C'était un compromis entre un lit européen et un lit indien. Il était aussi large que le premier, mais bas comme le second. Alex souleva la moustiquaire, laissant passer Luna dans ce qui serait l'écrin de leur nuit. Puis il s'étendit à ses côtés. Elle le regardait toujours de son beau regard sombre, de ces perles noires dans lesquelles se reflétaient sérénité, confiance et attente. Il lui sembla retrouver là l'éclat particulier qu'elles avaient eu lorsqu'ils s'étaient revus, à Londres, qu'elle l'avait reconnu.

- Je ferai attention, chérie... Je ne supporterais pas de vous faire mal, mais je ne pourrai peut-être pas empêcher certaine douleur un peu fugace... Je vous promets qu'après, tout ce que je ferai, tout ce que je vous ferai, vous sera agréable...

Elle lui sourit en réponse et prit son visage entre ses mains. Ses doigts fins glissèrent sur ses joues, puis dans ses cheveux. Elle l'attira plus près d'elle et l'embrassa. Elle n'avait qu'une très vague idée de ce qui l'attendait, de ce qui les attendait. Mais elle savait une chose : elle ne voulait pas d'un autre homme qu'Alex, elle ne voulait pas d'un autre homme, ici, dans son lit.

Il répondit à son baiser et, après l'avoir découverte par les yeux, ce furent ses mains qui partirent à l'aventure, dessinant les courbes de son corps, recherchant les endroits de plaisir. Puis ses lèvres prirent le relais, se joignirent à ses mains. Haletante, mais aussi extrêmement sensible, Luna le laissait faire, se laissait guider aussi. Et si certaines caresses, si certains baisers d'Alex la surprirent, ils la ravirent tout autant et elle rejeta bien loin les quelques restes de pudeur qu'elle pouvait encore avoir.

Quand il vint en elle, elle poussa un petit cri et se mordit aussitôt les lèvres. Alex se tenait au-dessus d'elle, bras tendus pour ne pas peser sur son corps. Il cessa tout geste, la fixa sans pour autant retenir le soupir rauque qui montait dans sa gorge.

- Chérie... Là... Ca va aller. C'est fini... Maintenant... Maintenant, détendez-vous. Croyez... croyez ce que je vous ai promis...

Elle le fixait sans crainte, ce qui le rassura. Quand il sentit qu'elle se relâchait, qu'il vit l'éclat de douleur disparaître de ses pupilles, il reprit sa pénétration. Luna ferma les yeux, quelque chose d'indéfinissable montait en elle, comme un courant violent, ou une vague puissante. Elle eut peur, un instant, d'être emportée par une force qu'elle ne soupçonnait pas, dont elle ignorait tout. Où l'emmènerait-elle ? Se perdrait-elle ? Elle rouvrit vivement les yeux, pour se raccrocher à quelque chose, et trouva le regard d'Alex. Doux comme toujours, mais avec comme un éclat de feu, un éclat passionné.

- Alex..., gémit-elle.

- Luna... Luna chérie...

Elle se sentit alors partir, cette fois sans crainte aucune, et s'abandonna aux vagues délicieuses qui l'emportaient. Alex ne put se retenir et la rejoignit bien vite dans le plaisir.

**

Les lèvres d'Alex couraient doucement dans son cou. Le corps détendu, le souffle apaisé, Luna savourait leur étreinte et ce repos tout aussi délicieux que le plaisir. Ses mains caressaient le dos, les épaules du jeune homme, appréciant leurs reliefs musclés. La douce lumière de la lune apportait un éclat particulier à la peau tannée et couverte de sueur du jeune homme. Tout ce qu'elle voyait de lui, tout ce qu'elle ressentait de lui, tout ce qu'elle éprouvait de lui en elle, la ravissait.

Elle poussa un petit soupir délicieux, à peine une plainte. Les lèvres d'Alex remontèrent jusqu'à son oreille, mordillant tendrement son lobe. Il lui murmura :

- Luna chérie... Suis-je trop lourd ?

- Non... Non, répondit-elle d'une voix qu'il trouva différente, comme plus chaude et plus sensuelle.

Elle resserra instinctivement son étreinte, ne voulant pas qu'il s'éloignât d'elle. Il sourit, ferma les yeux. Il se sentait heureux et ne voulait pas penser à tout ce que cela impliquait, à sa situation à elle, à la sienne propre, au risque d'agitation qui s'emparait de la ville. A cet instant, seule Luna comptait et ce lien, très fort, qui les unissait.