Chapitre 22 : Le chant de la fontaine
Autre entorse historique : je mentionne à partir de ce chapitre la personne de Lady Honoria, l'épouse de Sir Lawrence. Or, elle est décédée en 1854. Mais là encore, j'avais besoin de ce personnage féminin pour le déroulement de l'histoire.
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Luna était assise près de la fontaine du patio où donnait sa chambre. La fraîcheur y était bienvenue, car même si la période la plus chaude de l'année était passée, les températures restaient élevées, surtout en fin de journée. Il n'y avait guère qu'au cours des mois d'hiver que les Indes du nord offraient des températures agréables.
Elle était seule et regardait, pensive, l'eau couler doucement dans le bassin de la fontaine, avant de s'en aller par une petite rigole le long des murs, puis disparaître sous la maison. Elle était songeuse, même très songeuse. Beaucoup de pensées se bousculaient dans sa tête et elle ne parvenait pas à faire le tri. Les mots échangés avec Ameera se heurtaient à d'autres mots, à d'autres images. Celle d'Alex à cheval. Celle du regard d'Alex se posant sur elle. Celle du regard d'Alex quand il lui faisait l'amour. Celle du corps d'Alex comme enchaîné au sien, ancré au creux du sien.
Et celle d'un bébé.
Elle était enceinte.
Et enceinte d'Alex.
Alex qui était l'homme qu'elle aimait, mais qui n'était pas son mari. Comment allait-elle faire ? Elle n'avait pas vu Russell depuis le printemps. L'enfant ne naîtrait qu'au printemps prochain... Comment donner le change autrement qu'en retournant à Delhi ? C'était pourtant la dernière chose qu'elle avait envie de faire... Car elle voulait que son enfant naisse ici, qu'il grandisse ici, qu'Alex puisse profiter de lui...
Et son grand-père ? Que dirait-il quand il apprendrait...
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- Don Felipe ?
La voix d'Alex était chargée de surprise, même si le visage du jeune homme était bienveillant et qu'il tendait une main accueillante.
- Bonjour, Capitaine. Je ne vous dérange pas ?
- Je terminais quelques courriers, mais rien qui soit urgent. Asseyez-vous, dit-il en désignant un confortable fauteuil, le seul de son bureau.
Il se trouvait à la Résidence, en train de rédiger divers courriers à adresser aux responsables que Sir Lawrence avait nommés un peu partout dans la province, pour faire sentir l'autorité de la Compagnie. Il connaissait la plupart de ces hommes et c'étaient, pour Sir Lawrence, des hommes de confiance. Un temps, il avait songé à ce qu'Alex figurât parmi eux, mais le jeune homme lui était trop précieux à Lucknow, d'autant qu'il connaissait la ville ainsi que les officiers des régiments.
Alex proposa une tasse de thé à Don Felipe que celui-ci accepta volontiers. Puis le jeune homme se rassit derrière son bureau, croisant les mains, et demanda :
- Rencontrez-vous un souci, Don Felipe ? Pour vous déplacer en personne...
- Oui, Alex. Oui.
Il frémit intérieurement, n'en laissa rien paraître. Il était certain qu'il s'agissait de Luna. Peut-être pas directement, mais qu'elle était au cœur des préoccupations du vieil homme. Il ne voyait pas d'autres raisons qui l'auraient poussé à venir le trouver à la Résidence. Pour ces autres raisons, il l'aurait fait venir à la Casa de los Naranjos, peut-être aussi pour qu'ils puissent s'entretenir tous les trois avec Rodrigo. Ils l'avaient déjà fait depuis le retour de Luna de Bhimtal. Les échanges avaient été fructueux pour assurer la sécurité du domaine et de ses résidents.
Mais là, il s'agissait d'autre chose, Alex en était certain. Et Don Felipe ne tarda pas à lui répondre :
- C'est Luna. Elle m'inquiète. Depuis quelques temps, je dirais peut-être une dizaine, une quinzaine de jours, elle est comme fermée, ne sourit plus. J'ai l'impression qu'elle a perdu sa joie de vivre. J'ai interrogé Ameera, elle s'est bornée à me répondre que sa maîtresse était un peu fatiguée, qu'elle allait bien. Mais je n'en suis pas certain et puis... Ameera ne me dira jamais rien de plus que ce que Luna lui autorisera à révéler.
Il eut un maigre sourire et Alex sourit en retour : il connaissait la fidélité sans faille d'Ameera à Luna, fidélité renforcée par des années de complicité, de présence à ses côtés. Ameera se ferait tuer pour sa maîtresse, il le savait.
- J'ai pensé... soupira le vieil homme. Je sais que c'est dérisoire à côté de tout ce qui vous occupe, mais... Accepteriez-vous de venir dîner un soir ? De lui parler ? Peut-être se confiera-t-elle plus à vous qu'à moi... Je me demande si elle ne se languit pas d'être loin de son mari aussi, mais quand je lui en ai parlé, elle m'a dit qu'elle préférait rester à Lucknow. De ce fait, je n'ai pas osé lui proposer d'organiser un voyage jusqu'à Delhi...
Don Felipe s'appuya un peu plus fermement contre le dossier du fauteuil, passa une main déformée dans sa barbe blanche et soupira :
- Il ne lui écrit guère. Deux lettres depuis le printemps. Et une à Bhimtal, m'a-t-elle dit.
- Et elle ? demanda Alex. Lui écrit-elle ?
- A peine plus. J'hésite à écrire à Lord Benjamin et à lui parler de tout cela, car, le temps que nos lettres nous parviennent, plusieurs semaines se seront écoulées et si cela se trouve, ce n'est que passager. Je ne voudrais pas l'inquiéter pour rien. Je sais trop ce qu'il en est que de se faire du souci pour une personne que l'on aime et qui est loin de nous. On se sent alors si impuissant à l'aider...
- Oui, je comprends votre sentiment, fit Alex.
- Vous avez aussi de quoi vous inquiéter pour votre mère, fit remarquer Don Felipe.
- En effet. Mais je la sais bien entourée par notre famille et des amies fidèles. Cela m'aide.
Don Felipe acquiesça. Dans l'esprit d'Alex, les pensées tournaient. Il n'avait guère eu le temps de revoir Luna depuis leur retour de Bhimtal, tout juste avaient-ils pu passer deux nuits ensemble, au cours de la dizaine de jours qui avaient suivi, puis il avait dû repartir, s'absenter de Lucknow durant deux semaines. Et à son retour, le travail l'avait à nouveau happé, Sir Lawrence lui confiant mission sur mission dont il s'acquittait au mieux, car ni lui, ni aucun des autres proches du gouverneur n'avaient le choix : il fallait tenir Oudh et calmer les esprits et cela nécessitait un travail sans relâche, une attention constante, de la bienveillance, de l'énergie, et du temps. Surtout du temps.
Il estima cependant qu'il pouvait répondre favorablement à l'invitation de Don Felipe : il devait demeurer à Lucknow pour quelques jours encore avant de repartir. Et il souhaitait pour lui-même aussi revoir Luna avant cette nouvelle mission. Certes, son absence ne devrait pas être trop longue, mais l'inquiétude du vieil homme le gagnait. Il était clair aussi que Don Felipe n'avait pas idée de ce qu'était Russell, ni pourquoi il se montrait si distant avec Luna. En revanche, Alex était certain que l'humeur de la jeune femme n'était en rien liée à son mari et à l'absence de nouvelles et de contacts. Etait-ce sa propre absence de ces dernières semaines ? Etait-il une des raisons de cette apathie apparente ?
- Je viendrai demain soir, Don Felipe, si cela vous convient.
Le vieil homme se redressa et tendit une main vers Alex.
- Merci, Capitaine, fit-il en reprenant cette fois le titre du jeune homme comme si la conversation pouvait désormais suivre une tournure moins privée. A demain, donc.
Alex le raccompagna jusqu'à la porte de son bureau, puis fit quelques pas avec lui dans le couloir, jusqu'à l'un des escaliers qui menait dans le hall. La Résidence de Lucknow était constituée de tout un ensemble où plusieurs bâtiments étaient disséminés à travers de vastes et beaux jardins. Si l'un d'entre eux était la Résidence proprement dite - également appélée palais du gouverneur -, on trouvait là aussi l'ancien palais des femmes, la maison du médecin, et un bâtiment plus administratif où avaient été aménagés les bureaux de Sir Lawrence et de ses hommes. La femme de Sir Lawrence, Lady Honoria, l'avait rejoint à Lucknow et veillait à la bonne marche de la Résidence. Alex l'appréciait beaucoup, car elle était une femme intelligente, vive et très organisée. Elle aussi, à sa façon, était une aide précieuse pour le gouverneur.
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