Chapitre 23 : Une difficile décision
Dès qu'il revit Luna, Alex comprit que Don Felipe avait eu raison de l'alerter. Son visage était pâle, son regard lointain. Et des cernes marquaient ses yeux. Elle lui sourit cependant dès qu'il arriva et ses joues retrouvèrent quelques couleurs. Le jeune homme était arrivé un peu tardivement en fin de journée et ils dînèrent rapidement, tous les trois. Ce fut une soirée agréable, Alex laissant de côté les soucis concernant l'administration de la province. Puis Don Felipe, comme il en avait convenu la veille avec Alex, laissa les deux jeunes gens seuls. Alex proposa alors à Luna de parcourir le jardin. Il espérait ainsi qu'elle se confierait plus aisément s'ils se trouvaient loin d'oreilles indiscrètes, même s'il faisait entièrement confiance aux serviteurs de Don Felipe.
Ils s'engagèrent dans l'allée menant vers la rivière, passèrent près des orangers, sans s'y arrêter. La maison était désormais loin derrière eux et ils ne pouvaient en être vus. Ils s'arrêtèrent sous un immense banian et Alex prit doucement la main de Luna. Celle-ci vint aussitôt se blottir dans ses bras, tremblante. Il la sentait à fleur de peau.
- Oh, Alex...
- Luna... Je m'excuse de ne pas avoir pu vous rendre visite plus souvent ces derniers temps. Vous me paraissez pâle et fatiguée. Qu'y a-t-il ?
Elle leva son fin visage vers lui et il vit des larmes noyer les perles noires. Il les essuya avec tendresse, le regard interrogateur. Elle ferma les yeux, appuya son front contre son torse. Il sentit l'inquiétude le gagner.
- Alex... Je...
Elle ne parvint pas à en dire plus, aussi la serra-t-il tendrement dans ses bras.
- Dites-moi ce qui vous tracasse, mon aimée. Vous m'inquiétez...
Il percevait ses sanglots et cette agitation qui s'était emparée de son corps. Mais son étreinte, sa voix, ses caresses commençaient à apaiser Luna et elle put enfin se confier.
- Alex, j'attends un enfant...
Il la fixa, plongea dans les magnifiques yeux noirs.
- ... de vous.
Alors il comprit. Bien entendu, il n'ignorait rien du risque qu'elle tombât enceinte, mais il avait espéré qu'en ne partageant qu'épisodiquement quelques nuits, ce risque en serait amoindri, voir repoussé. Peut-être avait-il imaginé - si tant était qu'il y ait réellement pensé - qu'une grossesse ne serait pas survenue avant plusieurs mois. Et tout pouvait se passer en plusieurs mois. Surtout aux Indes.
Il ne dit rien. Il se sentait incapable de dire quelque chose.
- Alex, reprit-elle courageusement en le fixant toujours droit dans les yeux. Je crois que je vais devoir retourner à Delhi... Même... même pour quelques semaines seulement. Pour... pour donner le change.
Il sentit une sorte de rage froide s'emparer de lui. Cet enfant était le sien ! Quels droits Russell voudrait-il exercer sur lui ? Retiendrait-il Luna à Delhi ? Après l'argument de revoir son grand-père, puis de passer la saison chaude à Bhimtal, quelle autre excuse pourrait-elle lui opposer pour revenir à Lucknow ? Et lui, Alex, que ferait-il alors ? Pouvait-il accepter de la voir repartir et peut-être... ne jamais la revoir ?
Il écarta doucement Luna de lui. Il avait besoin de réfléchir. Le temps pressait. Ils avaient conçu l'enfant au retour de Bhimtal, soit près de deux mois plus tôt. Bientôt, cela se verrait, même si Luna pouvait encore le cacher un peu. Il porta la main à son front. Il ne se sentait pas en état de réfléchir rationnellement et la colère qu'il ressentait était tout autant dirigée contre lui-même que contre les circonstances. Si Luna avait été sa femme, s'ils avaient pu vivre leur amour au grand jour, il se serait réjoui de cette nouvelle. Peu de choses lui permettaient de le faire réellement.
Luna garda le silence elle aussi. Elle, cela faisait déjà plusieurs jours qu'elle vivait avec cette réalité, elle avait eu le temps de se faire à l'idée et d'envisager quelques maigres solutions. Elle ne voulait pas quitter Alex, mais elle allait peut-être devoir le faire aussi pour le protéger, les protéger tous les deux. Et l'enfant également.
Elle le suivit du regard alors qu'il quittait l'abri du banian pour s'avancer vers la rivière. Le flot de la Gomti était encore chargé des dernières pluies, et les bancs de sable étaient rares. Il marcha longuement le long de la rive, allant, puis revenant. Enfin, il se rapprocha d'elle. Son regard était sérieux et elle comprit qu'il avait pris une décision.
Il la prit dans ses bras, la garda contre lui tout en la fixant de son beau regard gris. Ils demeurèrent un moment ainsi, à se regarder en silence. Puis il y eut comme un accord dans les perles noires, comme si Luna acceptait de s'en remettre à la décision d'Alex, quelle qu'elle fût. Il prit alors la parole d'une voix si grave qu'elle se dit qu'elle ne la lui avait encore jamais entendue :
- Je crois, dit Alex, que le plus sage serait en effet que vous retourniez à Delhi. Mais j'espère que votre... mari...
A la façon dont il prononça ce mot - pour la première fois aussi dans un échange entre eux deux -, Luna comprit qu'il lui en coûtait beaucoup.
- ... vous laissera revenir à Lucknow.
Luna hocha la tête, ne dit rien, puis se laissa aller contre l'épaule d'Alex. Il ferma les yeux, savoura de pouvoir la tenir ainsi, étroitement enlacée. Quand pourraient-ils vivre d'autres moments semblables ? Le pourraient-ils seulement ?
**
Luna n'eut aucun mal à faire croire à son grand-père qu'elle souhaitait retourner à Delhi, au moins pour quelques temps, et profiter de la saison plus fraîche pour voyager aisément. Elle avait également reçu une lettre de Sophie Faulkner lui annonçant son mariage prochain avec William. Elle espérait que Luna serait présente pour y assister. Luna mit en avant cet argument et Rodrigo fut chargé d'organiser au plus vite et au mieux ce déplacement.
Elle allait voyager en compagnie d'un couple de marchands qui se rendaient à Delhi et que Rodrigo connaissait assez bien, puisqu'ils avaient fait affaire plusieurs fois ensemble. Ameera aussi, bien entendu, l'accompagnait, ainsi que trois serviteurs de confiance.
Le matin de leur départ, Don Felipe prit sa petite-fille à part. Malgré son souhait de retourner à Delhi, il ne la sentait pas heureuse pour autant. Mais il n'était pas parvenu à en savoir plus. Il n'avait alors pas insisté.
- Mon enfant, cette maison est la tienne et tu pourras y revenir aussi souvent que tu le souhaiteras. J'espère que le voyage se passera sans souci pour vous tous. Ecris-moi à ton arrivée, fais-moi savoir que tu vas bien.
- Je le ferai, Grand-Père, mais je reviendrai. Je me sens si bien ici ! J'aimerais pouvoir vivre ici toute ma vie...
Il lui sourit avec bienveillance.
- Mais d'autres nécessités t'appellent... Néanmoins, Luna, je voudrais te dire quelque chose avant que tu ne partes... Certains secrets sont parfois bien lourds à porter. Et je crois... je crois que tu devrais partager les tiens. J'espère que tu pourras le faire à Delhi ou peut-être... à Meerut.
Elle le fixa, un peu interrogative, se demandant aussi ce qu'il avait deviné ou compris, ce qu'il soupçonnait. Elle ne dit rien, se contenta de hocher la tête.
Quand elle prit place dans la voiture, aux côtés d'Ameera déjà installée, elle avait les larmes aux yeux. Don Felipe lui prit les mains, les serra fort et dit simplement :
- A bientôt, ma chérie. A bientôt.
Elle parvint à retenir ses larmes jusqu'à ce que la voiture eut fini de longer le mur de la Casa de los Naranjos, puis elle se laissa aller contre l'épaule d'Ameera qui la berça longuement. D'où lui venait ce sentiment qu'elle ne reviendrait jamais ? Qu'elle ne reverrait jamais ni Don Felipe, ni Alex ?
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