Chapitre 24 : Malaise
Meerut, 2 novembre 1856
Mon cher Alex,
Je te sais bien occupé à Lucknow et je me doute que Sir Lawrence ne te lâchera pas facilement, mais que dirais-tu d'un court séjour à Meerut ? Juste le temps d'assister à mon mariage avec Sophie Faulkner, la fille du colonel du même nom... Nous serions ravis de ta présence et Sophie aimerait tellement faire enfin ta connaissance... Je compte sur toi pour être un de mes témoins.
Nous attendrons ta venue pour la cérémonie, mais sache déjà que je dois partir au début de l'année prochaine pour le Pendjab. Mon régiment est appelé auprès de Nicholson pour sécuriser la frontière... Nous souhaitons donc pouvoir célébrer notre union avant mon départ.
Nous comptons bien que Nagib sera avec toi.
A très vite
William
Alex replia la courte lettre de William en souriant doucement. Ce dernier lui avait déjà parlé de Sophie Faulkner, la même jeune fille mentionnée aussi par Luna. Il s'étonnait cependant de cet engagement pris par son ami, William ayant toujours, dans ses propos, privilégié sa carrière. Mais il se demanda s'il allait pouvoir lui répondre favorablement quant à sa présence.
- Bien, fit-il tout haut. Il me reste à voir ce point de détail avec Sir Lawrence...
Il quitta son bureau et gagna celui de son supérieur, situé à l'étage en-dessous. Il y fut introduit sans attendre. La pièce était vaste et lumineuse, donnant sur les jardins. Sir Lawrence se trouvait avec Arthur et un autre de ses hommes de confiance. En voyant Alex entrer dans la pièce, il lui fit un simple geste et dit :
- Joignez-vous à nous, Alex. Nous faisions le bilan de la journée...
Ils parlèrent ensemble un moment, puis les deux autres hommes prirent congé et Alex demeura seul avec son supérieur. Celui-ci invita Alex à gagner le grand balcon qui ouvrait sur son bureau pour fumer un cigare. Il affichait un petit sourire en coin.
- Alors, Alex, les choses avancent, n'est-ce pas ?
- Oui, Monsieur. Je dirais que cela commence à ressembler à quelque chose... Mais il y a encore beaucoup à faire.
- L'annexion ne date que de quelques mois. Il faut rester humble, tout en gardant en tête nos objectifs.
- Je m'y efforce.
Sir Lawrence tira une longue bouffée de son cigare et son regard se porta au-delà des murailles. La ville s'étendait devant lui, traversée par la Gomti, toute proche.
- Avec du temps, nous y arriverons, dit Alex. Avec du temps.
- Je partage votre avis. Et j'espère que nous bénéficierons ce temps-là. Mais, parlons d'autre chose... Avez-vous reçu récemment des nouvelles du major MacLeod ?
Alex eut un petit rire.
- Pas plus tard que cet après-midi, Monsieur. Avec une demande un peu particulière.
- Ah, bien. Car voyez-vous, moi aussi. J'ai reçu également un courrier de sa part me demandant de vous accorder une permission pour son mariage.
- Je vois que William doutait de mes capacités...
- Vos capacités ?
- A vous convaincre pour cette permission, Monsieur, répondit Alex en souriant.
Sir Lawrence ne dit rien et demeura un moment silencieux. Alex respecta ce silence et savoura lui aussi autant cette heure agréable de la fin de journée que le cigare de qualité. Il ne savait pas encore ce que Sir Lawrence déciderait. Mais, en lui-même, il espérait partir pour Meerut. Il ne doutait pas que Luna serait présente aussi pour le mariage de Sophie Faulkner et il pourrait alors peut-être en profiter pour la ramener à Lucknow. Il lui semblait qu'un mois de présence avec son mari était suffisant pour faire accepter sa grossesse, du moins à sa belle-famille.
Quand ils eurent terminé leurs cigares, ils regagnèrent le bureau. Alex prit congé et Sir Lawrence lui dit simplement :
- Permission pour Meerut accordée, Capitaine Randall. Un peu de repos ne peut nuire. Je vous chargerai d'un message pour le major, car il nous sera impossible à mon épouse et à moi-même d'être présents. Et si vous parveniez à faire en sorte qu'il nous rejoigne avec ses hommes... Nous aurions bien besoin de lui aussi ici !
- Je crois qu'il a déjà été réquisitionné par le général Nicholson, Monsieur...
- John a donc été plus rapide que moi... soupira Sir Lawrence avec à la fois regret et amusement dans la voix.
**
- Luna ! Que je suis heureuse de vous revoir !
Sophie Faulkner avait dévalé l'escalier du bungalow à vive allure pour accueillir la jeune femme qui descendait de la voiture. Luna sourit face à cet enthousiasme, tout en reconnaissant qu'elle-même était très heureuse de revoir son amie ainsi que toute la famille Faulkner.
Sophie la prit dans ses bras et Luna ne cacha pas non plus sa propre joie.
- Que je suis heureuse que vous puissiez être là ! Vous étiez demeurée si longtemps à Lucknow que je me suis demandé si vous reviendriez seulement jusqu'à nous... Mais vous voilà donc. Saviez-vous que l'ami de William, le capitaine Alex Randall, sera des nôtres également ? William a reçu un message de sa part et il est en chemin. William tenait tellement à ce qu'il puisse être son témoin ! Nous pourrons célébrer notre union avec nos proches et nos amis... Enfin, la famille de William ne sera pas présente, bien entendu, mais il m'a promis que, lorsque nous retournerions en Angleterre, nous irions aussi en Ecosse les saluer... Oh, mais que je suis bavarde !
Et Sophie éclata de rire, à peine interrompue par sa mère qui la suivait :
- Je le crois aussi, ma fille. Bonjour à vous, Lady Colleens. C'est un grand plaisir de vous recevoir, ainsi que votre mari.
Russell était lui aussi descendu de la voiture et avait assisté aux effusions de Sophie. Un mince sourire éclairait son visage. Il salua Madame Faulkner avec plaisir, alors que Sophie s'enthousiasmait toujours.
- Merci de votre accueil, Madame Faulkner. Je ne pouvais refuser ce petit séjour à Meerut à ma femme. Elle se faisait une telle joie !
Derrière Sophie et sa mère arriva Brenda. Elle avait grandi au cours des derniers mois et quittait peu à peu ses attitudes et expressions d'enfant. Elle promettait de devenir une toute aussi jolie jeune fille que son aînée. Luna sourit à Brenda, mais il lui sembla la voir un peu comme dans une brume. De petites mouches noires volaient devant ses yeux, elle reporta alors son attention vers Sophie qui lui parlait toujours, et s'étonna de ne pas l'entendre : elle ne voyait que ses lèvres bouger. Puis tout devint flou et elle perdit connaissance.
**
- Mon Dieu ! Lady Colleens !
- Luna !
Les voix de Sophie, Russell et de Madame Faulkner se mêlèrent en un cri. Heureusement, cette dernière se trouvait tout près de Luna, de même que Sophie, et elle l'avait vue flancher. Elle parvint à la retenir et à éviter que sa tête ne heurte le sol. Russell se précipita vers elle.
- Amenons-la à l'intérieur, dit Madame Faulkner avec autorité, alors qu'Ameera, qui était descendue de voiture après Russell, s'approchait vivement de sa maîtresse.
Deux serviteurs arrivèrent aussitôt et portèrent la jeune femme dans le salon. Madame Faulkner sortit ses sels et les fit respirer à Luna. Ameera s'était agenouillée à ses côtés et lui passait déjà un linge frais sur le visage alors que Sophie agitait un éventail au-dessus d'elle. Les couleurs revinrent rapidement aux joues de Luna et elle ouvrit les yeux avec un peu de difficulté.
- Je... Que...
- Ne dites rien, ma chère petite, fit Madame Faulkner en poussant un soupir de soulagement. Sans doute la fatigue du voyage et la chaleur sont-elles à l'origine de votre malaise. Remettez-vous et dans quelques minutes, tout sera oublié.
Luna sourit faiblement, referma les yeux. Une pensée lui revint à l'esprit : Alex serait bientôt là, lui aussi, à Meerut.
Elle récupéra rapidement de son malaise et se redressa avec l'aide d'Ameera. Russell était entré dans le salon, mais était demeuré un peu à l'écart, ne sachant pas trop comment aider, ni s'il était souhaitable qu'il prenne part à cette agitation. Luna échangea un regard lourd de sens avec Ameera avant de tenter un timide sourire à destination de leurs hôtesses.
- Merci, Madame Faulkner. Cela va mieux. Je me sens mieux. Je suis désolée d'avoir fait une telle arrivée chez vous !
- Je vais faire apporter des boissons et des pâtisseries. Vous vous sentirez alors tout à fait remise !
Et elle invita Russell à prendre place lui aussi au salon, puis donna des ordres pour qu'on leur apporte une collation. Ils échangèrent alors des nouvelles, et le malaise de Luna fut bien vite oublié sauf par elle-même et par Ameera.
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