Chapitre 25 : Une chanson apaisante
Les Faulkner avaient fait en sorte qu'un petit bungalow vacant soit aménagé pour recevoir leurs invités. Il se trouvait à peu de distance du leur. Celui du colonel n'était pas suffisamment grand pour accueillir le jeune couple et Luna se sentit soulagée de ne pas avoir à dormir dans la même chambre que son mari. Ce dernier sembla éprouver la même satisfaction et ils s'y installèrent après avoir salué les Faulkner.
A la fin du repas qu'ils avaient pris chez leurs hôtes, William passa les saluer et bien qu'il n'eût d'yeux que pour Sophie, il nota cependant le comportement un peu étrange de Russell. Ce dernier avait une façon particulière de regarder les gens, mais William ne parvint pas vraiment à déterminer ce qui le dérangeait ou l'intriguait dans ce regard. Il comprit bien vite aussi qu'il n'y avait guère de sentiments entre Russell et Luna et se demanda ce qu'il en était vis-à-vis d'Alex. Le sachant désormais à Lucknow et que la jeune femme s'y était aussi trouvée en famille, il s'inquiétait quelque peu des conséquences de leurs retrouvailles. Le court message d'Alex lui faisant part de sa venue ne lui avait pas permis de déterminer l'état d'esprit dans lequel pouvait se trouver son ami. Et Alex s'était bien gardé de parler de Luna dans les quelques échanges qu'il avait pu avoir avec William depuis qu'il avait rejoint Sir Lawrence à Lucknow. Cela n'avait rien d'étrange aux yeux de William : du jour où Alex avait appris que Luna était mariée, il n'avait plus été question d'elle et il avait bien compris que son ami préférait ne pas en parler. Il espérait donc que le fait qu'ils se retrouvent à nouveau tous les deux ne raviverait pas d'anciennes blessures.
Ni pour Alex.
Ni pour Luna.
**
Les premières journées du séjour des Colleens à Meerut furent agréables, bien que rythmées par la vie des cantonnements, les appels, les exercices militaires, les saluts au drapeau. Si Madame Faulkner était très occupée par les préparatifs de la noce, Sophie leur fit cependant parcourir la ville qui n'était pas bien grande comparée à Delhi ou même à Lucknow : elle avait plus l'apparence d'un gros bourg vivant essentiellement de la présence des régiments.
Ce fut au retour d'une de ces promenades, en fin d'après-midi, après avoir visité quelques beaux temples des alentours, que Luna remarqua les deux chevaux dont s'occupait un serviteur devant le bungalow de William. L'un d'entre eux était Kashmir. Elle ferma brièvement les yeux : Alex était là.
Ils regagnèrent leur bungalow, Luna prétexta un peu de fatigue pour refuser le dîner à nouveau proposé par les Faulkner. Madame Faulkner sourit avec bienveillance : elle pouvait comprendre que le jeune couple ait envie de passer une soirée seul à seule.
Luna ne fut donc pas fâchée de pouvoir prendre un peu de temps pour elle, pour se préparer à revoir Alex. Bien entendu, depuis leur arrivée à Meerut, elle ne cessait de penser à ce moment, se demandant comment se comporter en sa présence, comment lui se comporterait aussi. Elle craignait de laisser voir ses sentiments, ce dont elle n'avait pas eu peur quand elle se trouvait à Lucknow ou à Bhimtal. Là-bas, tout lui avait paru plus simple à vivre...
Ils dînèrent tous les deux, son mari et elle. Elle avait pu constater quelques changements chez Russell au cours des mois passés. Il était plus disert, s'intéressait beaucoup plus à ce qui l'entourait, même si ses appréciations restaient limitées et mâtinées de vision purement colonialiste. Néanmoins, il la surprit au cours du repas à parler avec elle des différents temples et pratiques religieuses des Indes. Quand elle lui demanda d'où il tenait ces connaissances, il répondit :
- J'ai lu, ma chère. Voyez-vous, je n'ai pas fait que m'occuper des affaires de mon père, bien que ce soit assez prenant. J'avais aussi besoin de détente et la bibliothèque de notre demeure est bien pourvue en livres de tout genre et notamment, sur l'Histoire de ce pays. J'y ai appris des choses très intéressantes et j'ai aussi découvert d'autres choses qui ne sont vraiment pas à mettre devant des yeux innocents... La lecture fut donc une de ces détentes et m'en apporta d'autres aussi...
Son regard s'était fait un peu rêveur et Luna comprit qu'il pensait à Bryce. Elle n'osa pas le questionner plus, et trouva plutôt positif qu'il s'intéressât ainsi à son pays. Il reprit la conversation après quelques bouchées en lui parlant des projets qu'il avait pour le domaine. Elle se rendit compte qu'elle ne s'était, de son côté, pas du tout intéressée à ces terres qui leur appartiendraient pourtant un jour. Elle devrait tenir ce domaine elle aussi, le seconder, organiser des réceptions...
La voyant songeuse, il demanda :
- Vous me paraissez bien rêveuse, Luna. A quoi pensiez-vous donc ?
- Pardonnez-moi, répondit-elle. Je me sens un peu fatiguée. Cela ne vous dérange pas que je me retire dans ma chambre ?
- Pas du tout. Faites, répondit-il avec une certaine bienveillance. J'ai ouï dire que l'ami du major MacLeod était arrivé à Meerut. La noce va donc pouvoir avoir lieu. Il serait dommage que vous ne soyez pas vaillante pour en profiter. Reposez-vous bien.
Elle lui sourit avec gentillesse et quitta la pièce. Il termina son repas et s'installa dans le petit salon pour fumer et boire un verre de cognac. Il avait appris à profiter de certains plaisirs et quand Bryce n'était pas avec lui, il compensait ainsi l'absence de son compagnon.
**
Luna retrouva sa chambre avec plaisir. Les Faulkner avaient vraiment fait au mieux et bien qu'assez petit, le bungalow était très confortable et sa chambre donnant au nord était fraîche, surtout en cette saison. Elle s'installa dans un fauteuil, prit un livre, mais abandonna vite au bout de quelques pages. Elle avait besoin de se détendre, car ses pensées tournaient encore et toujours autour d'Alex et de son enfant. On ne voyait pas encore qu'elle était enceinte, surtout qu'elle avait abandonné le sari, trop moulant - et qui aurait pu déjà laisser voir un léger renflement -, pour les robes plus amples des Européennes. Son mari, s'il avait dormi avec elle, aurait pu avoir un doute. Alex, lui, s'il dormait avec elle, verrait le changement. Pour l'heure, elle pouvait rester sereine : seule Ameera était réellement au courant. Ameera et Alex, bien entendu.
"Mon cher amour... Dire que vous êtes si proche et que nous ne pouvons pas même nous voir... Comment allez-vous ? M'apportez-vous des nouvelles de mon grand-père ? Le contraire serait étonnant... Au moins, nous pourrons prendre ce prétexte pour nous parler un peu..."
A cet instant, Ameera entra dans la chambre. Elle fixa Luna durant quelques secondes, puis s'approcha d'elle. Elle prit une brosse sur la coiffeuse et entreprit de s'occuper de sa chevelure. Luna la laissa faire, fermant les yeux par moment, pour profiter de cet instant qu'elle avait toujours trouvé agréable. Quand elle était enfant, c'était un petit rituel avant son coucher, un de ces moments de complicité qu'elles avaient toutes les deux. C'était aussi souvent à ce moment-là de la journée qu'Ameera lui parlait de la Casa de los Naranjos, de Lucknow, lui décrivait sans relâche les paysages, les gens, la maison, lui racontait toutes sortes d'histoires et de légendes. Le dieu des chrétiens n'était pas le seul à peupler l'univers de la fillette.
Au bout de quelques minutes, Ameera se mit à chantonner. Luna fixait un point lointain, tout en se laissant bercer, puis Ameera dit, d'une voix si douce que la jeune femme aurait presque eu l'impression qu'elle n'avait pas cessé son chant :
- J'ai aperçu le Sahib Capitaine aujourd'hui. Je lui ai parlé et je lui ai dit que vous alliez bien.
- Comment va-t-il ? demanda Luna dans un souffle sans pour autant se sortir de la douce torpeur qu'Ameera avait su installer autour d'elles.
- Bien, je crois. Il va essayer de vous voir.
Luna ne releva pas les dires d'Ameera. Elle n'était pas surprise des intentions d'Alex. Ce qu'elle craignait, c'était elle-même. De ne pas pouvoir cacher ses sentiments, de souffrir quand il repartirait et qu'elle devrait suivre Russell à Delhi.
- Faites confiance au Sahib Capitaine, tout ira bien. Bientôt.
- Crois-tu que nous retournerons à Lucknow, Ameera ? demanda Luna d'une toute petite voix.
- Oui, je le crois. Bientôt ou un peu plus tard. Mais nous y retournerons.
- Je veux que mon bébé naisse là-bas... Je veux qu'Alex soit avec moi, avec nous...
Ameera ne répondit pas, reprit doucement sa chanson tout en continuant à coiffer les longs cheveux noirs. Et ce fut finalement cela qui apaisa le mieux Luna. Quand elle se coucha peu après, elle sombra bien vite dans le sommeil, rêvant d'Alex, en rêvant si fort qu'elle le crut près d'elle.
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