Chapitre 37 : L'expression de mes dernières volontés
Assis à son bureau, Alex replia lentement la lettre dont il venait de prendre connaissance. Elle avait mis beaucoup de temps à lui parvenir, plus encore que d'habitude. C'était une lettre de sa mère, écrite après qu'elle avait reçu la sienne, celle du début d'année. Depuis, il lui avait écrit trois fois, mais les courriers se croisaient souvent. Ils y étaient habitués l'un et l'autre. Il se demanda cependant ce qu'il devait lui répondre et si cette lettre serait la dernière qu'il pourrait lui adresser ou pas.
Horncastle, 17 février 1857
Mon fils chéri,
C'est avec beaucoup d'émotion, de joie et d'inquiétude aussi que j'ai pris connaissance de ta dernière lettre. Ainsi, les sentiments que tu ressentais pour Dona Luna n'ont pu s'atténuer avec le temps et cette chère petite n'a pu qu'y répondre elle aussi. Oui, j'étais heureuse de cette nouvelle que tu m'annonçais, mais je crois que tu comprendras aussi mes inquiétudes face à ce qui vous attend.
Sachez que je vous soutiendrai, toi et Luna, autant qu'il me sera possible. Et que je prendrai soin de l'enfant si tu devais venir à disparaître, ce qui nous causerait à tous beaucoup de chagrin. Ainsi et même si la situation se révèle plus délicate et difficile encore que ce que tu me dis, car je soupçonne aussi que tu tentes de me rassurer en me taisant certaines réalités, sois prudent, je t'en conjure. Ne laisse pas derrière toi une jeune femme en proie à un tel désarroi et un enfant sans père.
Malgré ton souhait que je demeure encore ici, je vais cependant prendre mes dispositions pour me préparer à te rejoindre. Je voyagerai très certainement seulement au cours de l'été prochain, en espérant arriver à Lucknow après la mousson et la saison chaude et humide qui la suit.
Prends soin de Luna, ce dont je ne doute nullement, et de toi aussi.
Je t'embrasse tendrement,
Ta maman qui vous aime très fort et pense bien à vous tous
Alex se leva et se dirigea vers la fenêtre de son bureau. Il pouvait voir une partie des jardins de la Résidence et jusqu'aux murailles qui entouraient la vaste enceinte. Il les savait solides pour les avoir inspectées soigneusement avec Arthur et avoir fait procéder à quelques travaux, notamment autour des trois portes. Au sein de tout cet espace avaient été construits plusieurs bâtiments dont la Résidence elle-même où se trouvaient les logements de Sir Lawrence et de ses proches qui n'habitaient pas en ville, et notamment d'Arthur Robinson et d'Alex lui-même. Le bâtiment était aussi le plus haut de tous, avec deux étages en plus du rez-de-chaussée. Il était constitué d'une tour de quatre étages surmontée d'un toit arrondi se terminant en pointe, à l'image de nombre de tours des palais hindous. Le bâtiment comptait plusieurs ailes et de nombreuses vérandas. Mais là où se trouvaient les bureaux, on ne pouvait le voir.
Ceux-ci avaient été installés dans un bâtiment près des fortifications sud de la Résidence, non loin des baraquements où étaient logés les gardes. Une porte située à proximité permettait d'accéder directement à la ville. A côté se trouvaient également les écuries et un terrain d'entraînement pour les chevaux, puis au-delà commençaient les jardins. Le palais du gouverneur se trouvait à l'opposé.
Alex avait l'occasion de traverser ces jardins et ce vaste espace quand il quittait le palais le matin ou qu'il le regagnait le soir. C'était une promenade qu'il appréciait toujours, lui permettant de mettre ses pensées au clair, de réfléchir et, parfois, d'envisager le contenu d'un courrier.
Sa mère tenait à venir et il ne pouvait la blâmer de ce souhait. Lui-même aimerait fortement la revoir et qu'elle puisse elle aussi faire connaissance avec son petit-enfant. Mais la situation devenait de jour en jour plus tendue et même s'ils œuvraient sans relâche pour inverser le mouvement du balancier, il craignait qu'ils ne soient tous inexorablement entraînés vers des jours très sombres. "Nous allons affronter une terrible tempête", songea-t-il encore une fois. "Il ne faut pas qu'elle soit là, au milieu de tout cela... Je dois déjà songer à mettre Luna et l'enfant à l'abri. Et cela s'annonce difficile. Mais, au moins, Luna se trouve à proximité. Je pourrai les ramener à la Résidence en cas de soulèvement. Ici, nous pourrons tenir un siège. Nous nous y préparons. Mais maman... si elle se met en chemin et qu'une révolte se déclenche, où se trouvera-t-elle ? Elle pourrait mourir à quelques lieues de Lucknow ou à peine elle aurait entamé la remontée du Gange... Je ne peux pas la laisser venir. Pas maintenant..."
Il soupira et se dit qu'il se devait de prendre aussi d'autres dispositions. Il se rassit derrière son bureau, prit une feuille de papier, une de ses plumes et commença à écrire.
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Lucknow, 10 avril 1857
Mon cher William,
Je t'adresse cette lettre pour te faire savoir plusieurs choses d'importance. Il en est peut-être dont tu as déjà connaissance, ainsi que le général Nicholson. Nous avons acquis la certitude qu'un soulèvement général est en préparation et qu'il pourrait s'agir d'une mutinerie des régiments indigènes. Nous pensions il y a encore quelques mois que ce serait chose difficile à mettre en œuvre, mais nous venons d'accorder aux rebelles un élément de ralliement inattendu : les emballages des cartouches des nouveaux fusils Enfield sont enrobés de graisse animale et doivent, pour qu'elles soient utilisées, être déchirés avec les dents. Je te laisse imaginer l'effet que cela peut produire sur un soldat hindou ou musulman... Les raisons d'une rébellion de grande ampleur sont connues, nous en avions parlé ensemble...
Je sais que ton épouse et sa famille demeurent à Meerut, mais je crains qu'elles ne s'y trouvent pas en sécurité. Fais ton possible pour amener Sophie et les siens auprès de toi ou la faire partir pour Calcutta. De mon côté, j'ai pris certaines dispositions pour faire partir des proches, des amis.
Cependant, je n'ai pu faire quitter Lucknow à Don Felipe de Malanga, ni à Luna... Will, Luna attend un enfant, de moi, et est proche d'accoucher. Elle n'est pas en mesure de voyager, mais j'espère fortement que l'enfant sera bientôt là et qu'il sera encore possible de leur faire rejoindre Calcutta où les attendent des proches de Don Felipe, Rodrigo dos Santos et son épouse.
Considère, cher ami, que cette lettre est aussi comme l'expression de mes dernières volontés. Quand le soulèvement se déclenchera à Lucknow - et je pèse bien mes mots, sois-en certain - et que je me retrouverai au cœur de la mêlée, je te demande de bien vouloir prendre soin de Luna et de notre enfant. Je te prie aussi d'accepter d'en être le parrain, selon le rite catholique. C'est une décision que nous avons prise en commun, Luna et moi. Si je dois mourir lors des combats, j'aurai ainsi au moins l'assurance de savoir que tu veilleras sur cet enfant que je ne connaîtrai peut-être qu'à peine. Sache encore que ma mère est informée de notre situation et qu'elle sera prête à aider Luna et notre enfant autant qu'il lui sera possible. Je compte sur toi pour la seconder.
Si, de mon côté, je peux faire quoi que ce soit pour toi et Sophie, crois bien que je mettrai aussi tout en œuvre pour accéder à tes propres souhaits.
Bien à toi,
Toi ami dévoué et fidèle,
Alex
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- Prenez soin de vous, Don Felipe.
La voix de Rodrigo était chargée d'émotion. A ses côtés, Isabella, sa femme, avait elle aussi bien du mal à retenir ses larmes. Ils s'étaient préparés comme le leur avait demandé Don Felipe et la voiture les attendait pour les conduire à Calcutta. Rodrigo avait cependant obtenu que leur fils, Pedro, demeurât à la Casa de los Naranjos. Le jeune garçon n'avait pas froid aux yeux et pourrait être d'une aide précieuse. De plus, du fait de ses origines et d'une vie au grand air, il avait une couleur de peau proche de celle des Indiens et pouvait, une fois habillé à l'indienne, passer aisément pour un jeune Hindou.
Don Felipe et son intendant avaient aussi pris certaines dispositions : Rodrigo emmenait avec eux des documents importants, notamment une lettre à destination de Lord Clifford dans laquelle le vieil homme livrait ses dernières volontés, principalement concernant Luna. Il mettait aussi, ainsi, au courant Lord Benjamin de tout ce qui s'était produit. Mais cette lettre ne devrait lui parvenir que lorsque Rodrigo aurait acquis la certitude que Don Felipe était décédé.
Ils partaient aussi avec une somme d'argent confortable et des bijoux. Don Felipe tenait à ce qu'en cas de malheur, Rodrigo et sa famille ne demeurent pas sans ressources. Rodrigo espérait cependant qu'ils n'auraient pas à quitter les Indes, mais il avait bien en tête les avertissements du capitaine Randall et, tout autant que Don Felipe, il y accordait toute l'attention nécessaire. Il promit de ne pas prendre de risques inconsidérés pour lui-même et pour Isabella.
Don Felipe fixa son intendant et ami de longue date. Le père de Rodrigo avait été à son service, puis Rodrigo lui-même. Si la paix avait continué à régner, Pedro, à son tour, aurait pris la suite de son père pour administrer le domaine de la Casa de los Naranjos. Mais les événements allaient se précipiter et tous les deux pressentaient que plus rien ne serait comme avant.
- J'espère que nous pourrons vous rejoindre bientôt, dit Don Felipe d'un ton rassurant. Je vous promets, Isabella, de prendre grand soin de Pedro. Autant que s'il était mon propre fils.
- Veillez bien sur Dona Luna et j'espère vous revoir très vite, vous aussi, avec elle et l'enfant, dit Isabella qui ne put résister à serrer le vieil homme dans ses bras.
Don Felipe lui tapota doucement sur l'épaule pour la réconforter, puis Rodrigo écarta doucement sa femme. Elle ne pouvait plus retenir ses larmes. Elle se détourna et serra fort son fils contre elle, une dernière fois. Rodrigo et Don Felipe échangèrent une longue accolade, puis, sans un mot, Rodrigo entraîna Isabella vers la voiture et l'aida à s'y installer.
Du haut des marches menant à la maison, soutenue par Ameera d'un côté et une de ses sœurs de l'autre, Luna assistait aux adieux. Elle vit la main de son grand-père se poser paternellement sur l'épaule de Pedro. Elle regrettait que le jeune garçon ait demandé à rester, car même si elle ignorait dans les détails les risques qu'ils couraient tous à demeurer à Lucknow, elle commençait à en mesurer l'ampleur : que Rodrigo et Isabella les quittent était un sérieux signe d'inquiétude, tout autant qu'une précaution. Et elle n'ignorait pas qu'Alex et son grand-père s'étaient mis d'accord pour lui faire quitter également Lucknow après la naissance.
Le cocher manœuvra dans la cour et la voiture franchit les portes de la Casa de los Naranjos. A la fenêtre, Isabella se pencha et regarda son fils jusqu'à ce qu'ils tournent au coin de l'enceinte. Ils étaient escortés par six hommes, Yussev et ses proches. Rodrigo avait cependant convenu avec Don Felipe qu'ils retourneraient à Lucknow dès qu'Isabella et lui-même seraient en sécurité à Calcutta.
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Meerut, 19 avril 1857
Ma chère Luna,
J'ai bien reçu votre dernière lettre dans laquelle vous m'informiez vous trouver toujours à Lucknow. Je vous espère bien portante, de même que votre grand-père.
Ma chère maman se remet doucement de sa chute et peut maintenant utiliser presque correctement sa main gauche. La droite présente encore des raideurs et des gonflements parfois douloureux. Maman est cependant fort courageuse et ne se plaint jamais. Brenda et moi-même la soutenons le mieux que nous le pouvons.
Je suis heureuse aussi de vous écrire cette lettre, car, après avoir reçu un courrier de William, je peux maintenant vous faire part de certaine nouvelle nous concernant... Sachez que j'attends un enfant et que la naissance devrait avoir lieu à l'automne. William m'a déjà demandé de quitter sans tarder Meerut pour me rendre à la montagne, mais je ne peux laisser maman seule. Nous commençons alors tout juste à préparer notre voyage. Je vous tiendrai informée de notre départ pour Shimla.
Pour l'heure, je me porte très bien et je suis si heureuse ! J'aurais aimé, cependant, pouvoir annoncer de vive voix la nouvelle à William, mais sa lettre était si chaleureuse et si aimante que j'ai pu aisément imaginer sa réaction en la découvrant.
Je vous souhaite de bientôt connaître pareille joie.
Je promets de vous réécrire très prochainement.
Votre amie fidèle et dévouée,
Sophie
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