Chapitre 40 : Un terrible récit

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Ce fut un visiteur inattendu et messager encore plus inattendu qui se présenta au cours de la matinée, à la Résidence. Il était arrivé suivi d'un serviteur européen, qui se révéla être un ancien employé du chemin de fer. Malgré ses vêtements poussiéreux et son visage fatigué, l'homme avait de la prestance et dégageait une certaine autorité, ce qui fit que la sentinelle de garde à la porte sud le laissa entrer une fois qu'il eut décliné son identité. Il fut conduit auprès d'Arthur Robinson, car Sir Lawrence était occupé à inspecter les murailles avec le major Evans.

- Monsieur... ? fit Arthur en lui tendant la main.

- Lord Corneley, Lieutenant, répondit ce dernier en remarquant les insignes qu'il portait. J'arrive de Delhi... Enfin, si on peut dire...

- Veuillez prendre place, dit Arthur en lui désignant un siège. Voulez-vous boire quelque chose ?

- Un verre de whisky, si vous en avez un... Je vais bien avoir besoin de cela...

Arthur ne répondit rien, mais fit appel à un serviteur. Il se demandait combien de temps allait lui prendre cette entrevue alors qu'il avait fort à faire. Et Alex qui n'était pas là ce matin... Où avait-il passé la nuit ? Arthur était certain qu'Alex avait une maîtresse, mais il ignorait de qui il s'agissait. Il n'avait jamais osé lui poser la moindre question et son ami était, de toute façon, des plus secrets. Mais Arthur commençait aussi à se demander s'il ne s'agissait pas d'une Indienne. Il mesurait bien l'intérêt qu'Alex portait aux Indiens, à leurs mœurs ; ses connaissances quant à leur culture, leur Histoire et même leurs religions étaient étendues. Il était capable de discuter des différences entre les Sikhs et les Hindous, se rappelait de l'identité de nombre de divinités du pays. Arthur n'aurait pas été surpris qu'il tombât amoureux d'une jeune Indienne.

On était le matin du 27 mai et les familles commençaient à arriver à la Résidence. La tension augmentait d'heure en heure et les nouvelles qu'Alex avait rapportées quelques jours plus tôt de l'ouest n'étaient pas bonnes.

Arthur reporta son attention vers son visiteur. Une fois servi, Lord Corneley commença son histoire :

- Je me trouvais depuis cet hiver à Delhi. J'ai voyagé dans le centre du pays, un peu par intérêt, un peu par oisiveté. J'étais resté là-bas car je m'y plaisais, voyez-vous...

Arthur fit un simple geste de la tête, espérant vraiment ne pas avoir droit à un de ces récits sans intérêt. Puis, bien vite, il comprit qu'il n'en serait rien :

- Je me trouvais à Delhi encore au début de ce mois et j'ai assisté au soulèvement. De loin, fort heureusement pour moi. Disons que j'ai vu les cipayes arriver de Meerut et se diriger vers les cantonnements. J'ai rapidement compris de quoi il allait s'agir et j'ai préféré quitter la ville. Je suis parti en direction du nord, puis j'ai dû changer de direction. Je me suis alors retrouvé près de la propriété d'une de mes connaissances. Il y régnait un vide étrange. Il n'y avait personne pour m'accueillir, pas de portier, aucun serviteur. Je suis entré dans la maison, les portes étaient ouvertes. C'était très bizarre d'autant qu'on était quand même proche du soir et qu'il aurait dû y avoir de l'activité.

Il porta son verre à sa bouche et but une gorgée. Puis il reprit, en fixant Arthur droit dans les yeux :

- C'est là que j'ai vu mes premiers morts. Ils avaient été massacrés. Affreusement massacrés. Non pas tués d'un coup de fusil comme j'ai pu le voir par la suite sur la route de Meerut, mais avec la gorge tranchée. J'ai aussi constaté que la maison avait été pillée, mais pas entièrement. J'ai pris ce que je pouvais emmener, surtout un peu de nourriture. Et je suis reparti à cheval. Je me suis caché autant que possible, car il semblait y avoir une effervescence folle dans les alentours. J'ai compris qu'il me fallait m'éloigner au plus vite de Delhi. J'ai fini par croiser la route de l'homme avec lequel je suis arrivé. Sa famille a été tuée à Delhi également. Il a échappé par miracle au massacre. Peut-être parviendra-t-il à vous en dire plus, je n'ai pas réussi à le faire parler. Je voulais gagner Calcutta, mais nous nous sommes heurtés à une bande de pillards à laquelle nous avons pu échapper grâce à l'aide de quelques villageois apeurés. Ils nous ont cachés, puis fait repartir dès le lendemain. Ils ont gardé mon cheval en échange... Ensuite, ce fut un marchand qui nous a emmenés, et il nous a laissés à quelques lieues de Lucknow. Il ne voulait pas aller jusqu'à la ville.

- Vous pouvez donc me confirmer qu'il y a eu des massacres à Delhi et à Meerut ? demanda Arthur.

- Oui. Et qu'il règne une très forte agitation entre là-bas et ici.

- Bien... Je vais en informer Sir Henry Lawrence au plus vite. Je vous déconseille de rester en ville, je vais voir avec Lady Honoria, l'épouse de Sir Lawrence, s'il y a possibilité de vous trouver une chambre. Mais c'est une denrée qui va devenir très rare, je le crains...

- Merci, Capitaine. Vous avez un excellent whisky.

Et l'homme quitta le bureau d'Arthur, un peu sonné par cette visite. Le jeune lieutenant ne demeura cependant pas immobile bien longtemps et s'enquit de l'endroit où se trouvait Sir Lawrence. Ce dernier était près de la porte sud, avec Evans. Il lui rapporta succinctement les propos de Lord Corneley ce qui ne manqua pas d'inquiéter plus encore le gouverneur. Quand Arthur eut terminé, il dit simplement :

- Il faut accélérer l'accueil des familles. Trouvez-moi Randall, Arthur, j'espère qu'il n'est pas parti dès ce matin pour les cantonnements. Je crois qu'il n'y a plus rien de sensé à faire là-bas, hormis faire venir les familles.

- La plupart des familles des militaires sont déjà arrivées, Monsieur, dit Arthur. Mais il y a encore des propriétaires des environs qui ne veulent pas partir de chez eux. Ils s'y croient à l'abri...

- Et bien qu'ils y restent... Enfin, nous allons quand même tenter de les convaincre une dernière fois... S'ils pouvaient tous entendre le terrible récit de votre Lord Corneley, je crois que nous n'aurions pas longtemps à attendre pour les voir arriver.

**

Alex avait passé la nuit à la Casa de los Naranjos. Depuis la naissance, il avait veillé sur les premiers sommeils de Myriam et avait aussi assisté à plusieurs tétées. Luna nourrissait sa fille car il n'avait pas été possible de trouver une nourrice pour le moment et Alex doutait qu'ils y parviennent avant longtemps. Il partit cependant sans s'attarder et fit un détour par les cantonnements. La tension y était encore montée d'un cran, mais il ne remarqua pas d'incident. Les officiers semblaient maintenir assez d'autorité sur leurs hommes. Il se demanda cependant combien de temps cela allait durer. Ils étaient à quelques jours de la fin mai, l'échéance connue pour le soulèvement. Il échangea quelques mots avec le colonel Bradley, puis retourna à la Résidence.

L'agitation de la ville avait gagné la Résidence et il n'était plus l'heure de dissimuler les préparatifs. Alex comprit que plusieurs familles étaient arrivées depuis la veille, au nombre de voitures et de chevaux qui stationnaient dans le grand jardin entre les baraquements et la maison des femmes, là où les familles devaient être rassemblées. Alex espérait pouvoir abriter Luna, Don Felipe, Sophie, sa mère et sa sœur, à la Résidence-même. Il disposait de deux pièces. Ce serait juste, mais enfin... Ce serait certainement préférable à l'entassement qui s'annonçait déjà dans l'ancien palais de la Begum.

Sur les murailles, Sir Lawrence avait fait doubler les gardes, notamment sur le mur sud en direction de la ville, et nord en direction des cantonnements. Du côté de la porte de la Gomti, Alex put voir en passant que des chariots lourdement chargés entraient. "De la nourriture, sans nul doute", songea-t-il avant de remarquer la silhouette d'Arthur. Il se dirigea aussitôt vers son ami.

- Ah, Alex... J'ai pour mission de te chercher, mais c'est toi qui m'as trouvé...

- Je reviens des cantonnements. C'est encore calme, mais le colonel Bradley craint de ne pas pouvoir tenir ses hommes bien longtemps. Les rumeurs du soulèvement à Delhi et à Meerut commencent à circuler en ville. Et j'ai entendu l'appel de la mosquée, ce matin... J'ai vu aussi que certaines rues étaient étonnamment calmes, comme si les habitants n'osaient pas sortir...

- Combien de temps encore... soupira Arthur. Cette tension devient difficile à vivre. Autant qu'on en finisse !

Alex ne répondit rien : il pouvait comprendre la réaction de son ami. Tout soldat connaît l'attente, avant un combat, et la difficulté à vivre ces heures-là, sachant la mort toute proche, sachant l'horreur qui va s'ouvrir sous ses pas.

- Tiens, au fait, nous avons reçu un étrange visiteur, ce matin. Il arrive de Delhi et a assisté au début du soulèvement... Il m'a raconté son histoire, j'ai cru qu'il allait y passer des heures, mais a finalement été assez concis. Je pense qu'il est désormais avec Sir Henry. Il voulait l'entendre pour son témoignage.

- Ah ? fit simplement Alex.

- Oui. Un certain Lord Corneley. Le type-même du noble riche et ennuyeux. Le genre qui ne savait que faire en Angleterre et qui a voulu s'offrir un peu d'exotisme par ici. Il va être servi.

- C'est chose certaine, sourit Alex. Mais son récit m'intéresse aussi.

- Alors, sois patient quand il va commencer...

Alex s'éloigna pour rejoindre le bureau de Sir Lawrence. En fait, il n'éprouvait aucune curiosité particulière pour le visiteur en question et voulait plutôt informer son supérieur de la situation dans les cantonnements militaires. Il voulait également s'entretenir si possible avec Lady Honoria pour lui faire savoir qu'il allait faire venir plusieurs personnes à la Résidence. Il frappa à la porte du bureau de Sir Lawrence. La voix de ce dernier se fit entendre :

- Entrez !

Alex ouvrit la porte et vit l'homme dont Arthur lui avait parlé. Ce dernier avait cependant omis de lui dire que, pour un noble riche et un rien présomptueux, il avait l'air plutôt fatigué et un rien hagard. En un instant, il lui rappela le visage de Madame Faulkner, la seule fois où il l'avait croisée depuis son arrivée à la Casa de los Naranjos.

- Ah, Capitaine Randall, merci de votre diligence, dit Sir Lawrence, j'ai plusieurs choses à vous confier. Je vous présente Lord Corneley.

- Enchanté, Capitaine, répondit ce dernier en lui tendant la main. Je suis un réfugié de Delhi...

- Vous arrivez de Delhi, Sir ? demanda Alex en lui rendant sa poignée de main.

- Oui... Mais je vais vous laisser. Merci de votre accueil, Sir Henry.

Lord Corneley se leva pour saluer le gouverneur et ce dernier fit appeler un serviteur pour lui demander de conduire leur invité à Lady Honoria, qu'elle s'occupe de lui. Une fois la porte refermée, Alex se tourna vers Sir Lawrence :

- Merci d'être arrivé, Alex... Même si le récit de ce Lord Corneley présentait quelque intérêt, il était surtout plaintif et geignard. Le genre de type insupportable... que nous allons pourtant devoir supporter.

- Il vous a appris certaines choses ?

- Rien que nous ne sachions déjà, hormis qu'il est toujours difficile d'entendre les récits d'atrocités par ceux qui en ont été témoins. Les rebelles ne se contentent pas de tuer des militaires ou de se battre pour conquérir un lieu de pouvoir de la Compagnie : ils tuent aussi des civils, des femmes, des enfants. Nous devons vraiment nous attendre au pire...

Alex baissa brièvement les yeux. Il savait que cela était possible, il savait aussi que cela s'était produit, mais imaginer Luna et Myriam tuées, peut-être la tête tranchée, ou le ventre ouvert par un coup de sabre, lui était insupportable. Il serra les poings et regarda à nouveau son supérieur. Sir Lawrence le fixait, sans faire aucune remarque. Il reprit :

- Vous étiez aux cantonnements ?

- J'en reviens. Pour l'heure, les soldats obéissent encore à leurs officiers, et la ville est calme, presque trop calme...

- Je vois... soupira Sir Lawrence. Les familles commencent à arriver, j'espère que les soldats pourront nous rejoindre en cas de soulèvement, qu'ils seront assez nombreux pour venir jusqu'ici sans essuyer de pertes.

- Le colonel Bradley a pris ses dispositions, Monsieur. Il est prêt.

- Bien. Je vais vous renvoyer à l'école de la Martinière. Il faut que les élèves viennent ici aussi.

Puis Sir Lawrence se leva et tourna le dos à Alex pour s'approcher de la fenêtre de son bureau. Au-dehors les préparatifs se poursuivaient dans le calme. Et avec efficacité. Il n'en avait pas encore terminé, Alex le devina et attendit.

- Alex, vos amis, les De Malanga...

- Oui, Monsieur ?

- La jeune femme s'appelle bien Lady Colleens ?

Alex déglutit, mais répondit d'une voix neutre :

- Oui.

- Vous allez avoir une mauvaise nouvelle à lui annoncer... Son mari est mort.

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