Chapitre 41 : Il allait tout donner

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Depuis la muraille, au-dessus de la porte nord, il les vit arriver. Il n'eut alors plus aucun doute et n'attendit même pas qu'ils entrent. Il gagna prestement l'écurie où il sella lui-même Kashmir. Il lui fit traverser aussi vite que possible les grands jardins, passa sous la porte de la Gomti et lança aussitôt le cheval au galop le long de la rive. En quelques minutes, il fut à la Casa de los Naranjos. A son grand soulagement, il vit qu'une voiture était prête, dans la cour, et que Yussev s'activait autour.

- Sahib ! lança le palefrenier. Nous avons entendu des rumeurs des plus inquiétantes... Faut-il partir ?

- Oui, Yussev. Les soldats arrivent à la Résidence, cela veut dire que les cipayes de Lucknow se sont mutinés eux aussi, répondit Alex. Don Felipe... ?

- A donné l'ordre de partir.

- Bien, dit simplement Alex. Tu es armé ?

- Jusqu'aux dents, Sahib. Et mes cousins aussi.

- Parfait. Vous escorterez la voiture à cheval, prends les meilleurs chevaux de Don Felipe.

Yussev fit un simple geste et se dirigea aussitôt vers les écuries où se trouvaient aussi ses deux cousins qui s'employaient à seller des montures. Alex, quant à lui, gagna rapidement la maison. Dans le grand hall, il ne vit personne et n'entendit pas grand-chose, mais dans le patio, il vit Pedro et Brenda.

- Pedro, emmène Miss Brenda à la voiture, dans la cour. Je vais chercher les autres. Il faut partir.

- Capitaine...

La voix de l'adolescente le fit s'arrêter alors qu'il s'avançait déjà vers la porte principale. Elle avait les yeux grands ouverts et il put y lire sa peur.

- Ca va aller, Miss Brenda. Nous vous conduisons simplement à la Résidence. Là-bas, il y a des soldats et vous serez protégés. Où sont votre sœur et votre maman ?

- Je crois... que Sophie est avec maman. Pour l'aider.

Alex n'ajouta rien et entra dans la maison. Il se dirigea aussitôt vers la chambre de Luna. Elle s'y trouvait, assise dans un fauteuil, Myriam dans les bras, alors qu'Ameera terminait de préparer une petite malle.

- Alex ! s'écria Luna en le voyant.

Il vint aussitôt vers elle, l'entoura un instant de ses bras.

- Il est temps de gagner la Résidence, dit-il. Etes-vous prête ?

- Oui, répondit-elle avec courage. Ameera... ?

- J'ai terminé. C'est juste une petite malle, expliqua-t-elle à l'adresse d'Alex. Avec des affaires pour le bébé. Je peux la porter, elle n'est pas trop lourde.

Alex aida alors Luna à gagner le grand patio. Là, il vit Don Felipe que Pedro avait informé de sa venue après avoir mené Brenda jusqu'à la voiture.

- Nous sommes prêts, Alex, dit le vieil homme. Sophie arrive avec sa maman.

Derrière lui se tenaient les derniers serviteurs étant demeurés à la Casa de los Naranjos depuis le début du mois, depuis que Rodrigo et Isabella étaient partis et que Don Felipe avait renvoyé dans leurs villages ceux dont il n'avait pas besoin. Ils étaient cependant encore une petite dizaine. Don Felipe se tourna vers eux et parla particulièrement à Hamid qui faisait office de majordome.

- Je vous ai laissé à chacun une petite somme, dit Don Felipe. Vous pouvez prendre ici tout ce dont vous auriez besoin, vêtements, nourriture et autres affaires. Mais ne tardez pas à partir vous aussi. Si on vous pose des questions sur ce que vous emportez, vous pourrez toujours dire que vous les avez pris dans une maison abandonnée. Soyez prudents et j'espère vous revoir bientôt.

- A bientôt, Don Felipe, répondit Hamid au nom de tous. Soyez prudents vous aussi. Vous êtes un homme bon. Allah veille sur les hommes bons.

Don Felipe serra les mains et eut un dernier petit mot pour chacun. Alex comprenait l'attitude du vieil homme, il n'aurait pas voulu lui non plus partir sans les saluer s'il avait été à sa place, mais le temps pressait. Il vit avec soulagement arriver Sophie et sa mère. Madame Faulkner avait toujours le regard un peu lointain, tout en étant calme. Il les conduisit sans attendre à la voiture, suivi par Luna et Ameera. Pedro s'était saisi de la petite malle, puis d'un sac avec quelques affaires que Sophie avait préparé pour elles trois. Les affaires de Don Felipe et de Luna se trouvaient déjà dans la voiture. Le vieil homme les rejoignit alors qu'Alex aidait Madame Faulkner à prendre place. Elle s'agita un peu en voyant Yussev qui tenait un fusil et Alex lui fit signe de s'éloigner. Il dit, d'une voix rassurante :

- Nous partons pour un pique-nique, Madame Faulkner. Dans les jardins de la Résidence. C'est une invitation.

- Ah... Oh, quelle belle idée, Capitaine... Je suis enchantée...

Et elle retomba dans sa torpeur. Alex espérait qu'elle resterait calme tout le temps du voyage, mais comprit aussi bien vite qu'un autre souci allait se poser : la voiture était trop petite pour qu'ils s'y installent tous, d'autant que Satya, la plus jeune des sœurs d'Ameera, venait aussi avec eux. L'aînée allait repartir dans leur famille, avec deux autres serviteurs venant du même village qu'elles.

Don Felipe arriva à ce moment-là et Yussev l'aida à son tour à s'installer. Luna se tourna vers Alex. Il lui dit :

- Vous allez monter derrière moi. Est-ce que cela ira ?

- Oui, répondit-elle avec assurance. Mais... Myriam ? Je la confie à Ameera ?

- Je vais la prendre devant moi. Ameera ?

Cette dernière s'approcha et regarda le capitaine avec interrogation :

- Fais en sorte que je puisse la porter comme les femmes portent les bébés, dit Alex. Qu'elle ne me gêne pas pour tenir les rênes et mon pistolet.

- Bien, Sahib, répondit-elle et elle prit le bébé des bras de Luna, ainsi qu'un long morceau de tissu.

Quelques instants plus tard, Myriam était à l'abri, contre le torse de son père, bien sanglée dans ce qui pouvait s'apparenter à une large écharpe. Alex installa Luna en croupe de Kashmir, puis monta aisément à son tour. Il cala un peu mieux Myriam contre lui, sortit son pistolet de l'étui dans lequel il se trouvait près de la selle et regarda autour de lui. Yussev était monté dans la voiture, tenant les rênes, une carabine à sa portée. Ses deux cousins étaient à cheval eux aussi, un pistolet à la main. Pedro était monté derrière l'un d'entre eux.

- Par la rivière, Yussev, dit simplement Alex. Et surtout, quoi qu'il arrive, ne t'arrête pas ! Qu'aucun de vous ne s'arrête avant d'avoir franchi la porte de la Gomti !

**

Ils franchirent le portail de la Casa de los Naranjos au pas, le portier qui était encore là le referma soigneusement après avoir salué Don Felipe d'un dernier geste de la main. Le vieil homme regardait droit devant lui et fixait le dos de Luna, qui se tenait à la taille d'Alex. "J'aurais dû lui laisser ma place dans la voiture", songea-t-il. Mais il se fit la réflexion qu'il était désormais incapable de tenir à cheval.

Alex passa le premier, remontant le chemin qui menait vers la rivière, il fit un détour pour éviter de passer entre deux propriétés, puis arriva sur la rive. Tout était calme. Il espérait pouvoir faire le trajet aussi aisément qu'à l'aller, d'autant que les cantonnements militaires se trouvaient plus loin, sur l'autre rive.

Luna se tenait fermement à lui. Elle était loin d'être remise de son accouchement, mais se levait sans difficulté depuis deux jours. Myriam avait tout juste une semaine. Luna avait bien compris qu'ils pourraient tous être amenés à quitter du jour au lendemain la Casa de los Naranjos, aussi avait-elle tenu à ne pas rester alitée aussi longtemps que le faisaient habituellement les femmes de sa condition. Ameera l'avait aidée et, ce matin-là, elle s'était sentie bien. Mais il avait fallu partir... Avant qu'Alex ne passe le portail, elle s'était retournée vers la maison, se demandant quand elle y reviendrait et s'ils y reviendraient... Le récit de Sophie l'avait bouleversée et elle ne pouvait oublier le visage pourtant si amène du colonel Faulkner. Comment des soldats avaient-ils pu tuer leur supérieur ? Un officier ? Un homme qui, pourtant, leur inspirait confiance et respect ? Cela avait suscité en elle une peur bien plus grande : celle qu'Alex subisse le même sort. Et elle ne pouvait oublier ce jour où il était arrivé, blessé, à la Casa de los Naranjos. Il ne lui avait jamais raconté les circonstances de cette échauffourée, ni face à combien d'assaillants il s'était retrouvé. Etait-ce une embuscade ? Avait-il tué ou blessé ses attaquants ? Pourquoi l'avait-on visé, lui, en particulier ? Etait-ce parce qu'il était un de ceux qui s'efforçaient de concilier les cultures, d'expliquer, de temporiser ? Un de ceux qui comprenaient le mieux la population ?

Sous une de ses mains, elle pouvait sentir le tissu dont Ameera avait entouré Myriam pour l'attacher à son père. Le drapé passait dans le dos d'Alex et Luna y appuya sa joue. Ils étaient tous les trois. Alex allait les protéger, les mettre en sécurité. Qu'adviendrait-il après ? Cela importait peu... Pour l'heure, il leur fallait atteindre la Résidence.

Quelques tirs sporadiques se faisaient entendre dans la ville. Mais les détonations étaient atténuées par la distance. Des cris montèrent soudain et Alex donna un coup d'éperons pour faire accélérer Kashmir. Le chemin le long de la rive était plat et ferme et le cheval put aisément se mettre au galop. A moins d'une lieue maintenant, Alex pouvait distinguer les murs de la Résidence et la haute tour qui dépassait. Elle offrirait une cible bien visible, mais aussi, un excellent poste de tir, bien qu'un peu éloigné des murailles.

Il faisait confiance à Kashmir pour les mener à l'abri et il surveillait les alentours tout en chevauchant, en particulier l'autre rive car les cantonnements se trouvaient au-delà, vers le nord. Il ne s'était pas retourné une seule fois et espérait que Yussev et la voiture suivaient sans difficulté. Il entendait simplement toujours le galop des chevaux derrière lui. Contre son torse, malgré le tissu de sa chemise, il sentait le petit corps de Myriam. Pour cette petite vie, il allait tout donner.

**

Ce ne fut que lorsqu'ils se retrouvèrent à l'abri des murailles de la Résidence qu'Alex se rendit compte qu'il n'avait pas desserré les dents de tout le trajet et que Luna s'était agrippée à lui, les mains serrées autour de son ceinturon. Il relâcha les rênes de Kashmir, ferma les yeux un instant pour reprendre souffle. Puis il écarta doucement le tissu qui maintenait Myriam contre lui et vit que la petite fille était éveillée. La peur qu'il avait éprouvée pour elle reflua.

- Nous sommes arrivés, dit-il à l'attention de Luna. Myriam va bien.

Dans son dos, la jeune femme s'écarta doucement. Alex parvint à descendre de cheval tout en tenant sa fille d'une main. Puis il aida Luna à faire de même et lui déposa Myriam dans les bras. A cet instant, Yussev franchit à son tour la porte de la Gomti et vint arrêter la voiture près de Kashmir. Ses deux cousins suivaient. Personne n'avait été blessé, juste un peu secoué, mais sans conséquence. Le palefrenier descendit aussitôt de la voiture pour aider les femmes et Don Felipe à en sortir. Pedro avait glissé du cheval où il se trouvait et vint l'aider. Alex jeta un regard autour de lui : il y avait beaucoup de monde dans les jardins, des familles se mêlaient aux soldats armés. Deux unités s'employaient à placer les canons selon les ordres du major Evans. Il aperçut aussi le colonel Bradley et estima, à juste titre, que tous les soldats britanniques et les cipayes demeurés fidèles à leurs officiers se trouvaient désormais à la Résidence.

Il avisa Anita, une jeune femme qui secondait Lady Honoria, et l'interpella :

- Anita ! Pouvez-vous vous occuper de Don Felipe et des siens, s'il vous plaît ? Ils arrivent de la ville. Je dois rejoindre mon poste. Lady Honoria était prévenue de leur arrivée. J'ai convenu avec elle qu'ils soient hébergés dans mes appartements. Je dormirai chez Nagib avec notre jeune ami, Pedro, que voici.

- Bien, Capitaine.

Luna regarda Alex, il la prit contre lui et dit :

- Soyez sans crainte. Lady Honoria va prendre bien soin de vous. Je viendrai dès que possible. Installez-vous au mieux. Il y a deux pièces. Ce sera... spartiate, mais vous y serez mieux que là-bas... précisa-t-il en désignant l'ancien palais de la Begum où plus d'un millier de civils s'entassaient déjà.

Luna suivit son regard et comprit. Puis elle fixa Alex. Il porta ses mains à son visage et l'embrassa longuement. Quand il la lâcha, Luna se détourna bien vite pour qu'il ne voie pas ses larmes : elle avait eu le sentiment qu'il lui avait donné là un baiser d'adieu.

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