Chapitre 58 : La libération
- Will est là.
Les mots de Nagib avaient résonné dans l'air autour d'eux et Alex en avait souri largement. Le regard de Nagib savait être perçant et il ne doutait nullement de la véracité de ses propos. De plus, quand il avait aperçu des couleurs écossaises se détachant parmi les soldats britanniques, il avait alors fortement pensé que William était parmi eux.
Lui et ses hommes se trouvaient maintenant sur la muraille, au sud-est, s'efforçant de contenir le flot des rebelles qui arrivaient toujours, bloquant le passage à l'armée libératrice. Il se retourna, cherchant une silhouette des yeux et aperçut Pedro qui se trouvait en bas, avec plusieurs élèves de la Martinière qui apportaient des munitions : il s'était lié d'amitié avec eux au cours du siège.
- Pedro !
- Oui, Capitaine ! répondit l'adolescent en lui faisant un signe de la main.
- Va prévenir Sophie ! Qu'elle s'attende à l'arrivée de son fougueux mari !
Pedro lui répondit avec un sourire éclatant et traversa aussitôt ce qui restait des jardins pour gagner la Résidence. Du fait des combats, les réfugiés civils étaient demeurés à l'abri, mais la rumeur avait très vite couru parmi eux selon laquelle c'était bel et bien une armée de libération qui s'avançait dans la ville.
Lady Honoria et tous les réfugiés du bâtiment de la Résidence avaient compris aussi que les combats se déroulaient essentiellement au sud et à l'est et que, pour une fois, leur abri ne serait pas ou peu touché. Ils y étaient donc demeurés, se regroupant cependant dans le hall, pour se tenir prêts à sortir si besoin. Sophie n'était pas encore remise de son accouchement et le docteur Fayrer qui l'avait examinée régulièrement au cours des derniers jours avait préconisé qu'elle demeure allongée. Lady Honoria avait alors accueilli la jeune maman dans ses propres appartements afin qu'elle puisse être évacuée plus aisément. Sir Lawrence ne prenant de toute façon qu'un bref repos de quelques heures par nuit depuis le début de l'offensive, la présence de Sophie ne dérangeait nullement.
Ce soir-là donc, Sophie se trouvait dans les appartements de Lady Honoria. L'intensité des combats était montée crescendo depuis le matin. Satya et Brenda étaient auprès d'elle ; Luna, Ameera et Don Felipe étaient restés dans le grand hall. Bien qu'il lui était impossible d'apercevoir les murailles sud et est depuis la Résidence, Luna ne quittait les jardins des yeux que pour s'occuper de sa fille, et Ameera aidait au mieux Anita et Lady Honoria pour la distribution de nourriture. Don Felipe s'était assis dans un fauteuil à côté de Luna et c'était lui qui berçait la petite Myriam quand Luna avait besoin de se dégourdir les jambes ou se rendait de temps à autre auprès de Sophie.
Ce fut cependant Luna qui, la première, vit Pedro traverser à toute vitesse les jardins. Son visage rayonnant la rassura d'emblée, même si elle se demanda bien ce que le jeune adolescent venait leur annoncer. Il entra comme une trombe dans le hall, s'arrêta à peine pour les chercher des yeux et se précipita aussitôt vers eux.
- J'ai une grande nouvelle ! s'écria-t-il.
- Laquelle, Pedro ? demanda Luna qui sentit une vive impatience s'emparer d'elle.
- Le Sahib Capitaine m'a dit qu'il avait vu William parmi les soldats qui s'avancent vers nous ! Il sera là bientôt !
Luna porta la main à son visage, puis prit Pedro contre elle en un geste de soulagement et de joie mêlés.
- Est-ce vrai, Pedro ? demanda Don Felipe.
- Aussi vrai que je vous vois, Don Felipe ! Il faut l'annoncer à Madame Sophie !
- Oh que oui ! fit Luna. Viens avec moi.
- Je reste là, va, Luna, fit Don Felipe en jetant un regard vers le petit berceau dans lequel Myriam dormait. J'irai te chercher ou je t'enverrai chercher si besoin.
Luna se dirigea vers Lady Honoria qui rassurait une maman inquiète et lui demanda la possibilité de se rendre auprès de Sophie. Lady Honoria l'accompagna et, une fois qu'elles furent seules avec Pedro dans le couloir, elle demanda :
- Je t'ai vu arriver en courant, Pedro, que se passe-t-il donc ?
- Le Major MacLeod est à nos portes, Madame, répondit-il avec ce grand sourire qui barrait son visage.
- Oh ! Alors oui, ne tardons pas ! Notre petite Sophie attend cette nouvelle depuis si longtemps...
Luna acquiesça : elle se doutait que son amie avait profité de partager un peu plus de temps avec Lady Honoria pour lui faire des confidences et elle était heureuse que Sophie ait pu trouver une oreille attentive et peut-être plus rassurante qu'eux-mêmes. Lady Honoria s'arrêta bientôt devant la porte de la pièce où Sophie avait été installée. C'était son ancien petit salon qui retrouvait là, pour quelques jours au moins, sa vocation de chambrette. Ce fut Satya qui ouvrit la porte. En voyant tout ce monde arriver, la jeune sœur d'Ameera s'effaça et resta sur le seuil.
Brenda était assise à côté de sa sœur et veillait sur son neveu, endormi dans un petit berceau qui avait été fabriqué à partir d'une caisse de munitions. C'était Nagib qui s'y était employé, polissant le bois pour qu'il n'y ait aucune écharde et réalisant même quatre pieds solides pour le soutenir. Quand il l'avait apporté à Sophie, il avait simplement déclaré :
- Je pense que William ne verra pas d'inconvénients à ce que son fils dorme avec cette inscription sur son berceau, avait-il précisé en désignant les lettres "Enfield" gravées dans le bois.
Sophie en avait souri et avait chaleureusement remercié Nagib pour son attention.
Mais la jeune maman ne s'occupait plus guère du berceau, car elle fixait, inquiète, les nouveaux venus. Les sourires de Luna et de Pedro la rassurèrent cependant et elle demanda :
- L'offensive se termine-t-elle ?
- Je pense qu'elle va bientôt se terminer, Madame Sophie, dit Pedro. Car il est un soldat qui s'avance vaillamment à la tête de ses hommes pour nous rejoindre et je ne pense pas qu'il ait l'intention de camper juste sous nos murailles.
- Pedro... Veux-tu dire que...
- Oui, Madame Sophie. Le Major William sera là bientôt. Il est à nos portes.
Sophie se redressa dans le lit et tendit les mains vers lui. Elle souriait, mais les larmes d'émotion n'étaient pas loin, Luna le devina aisément. Elle vint s'asseoir au bord du lit de son amie, Lady Honoria demeurant debout et Satya se rapprochant également.
- Raconte-moi tout, Pedro. L'as-tu vu ?
- Non pas, car le Sahib Capitaine ne veut pas que je monte sur les murailles, surtout pendant une offensive. C'est Nagib qui a aperçu le Sahib Major et vous savez que Nagib possède une des meilleures vues parmi tous les soldats. Il l'a désigné au Sahib Capitaine et celui-ci m'a alors fait savoir la nouvelle en me demandant de vous prévenir aussitôt. Il a dit "Va prévenir Sophie ! Qu'elle s'attende à l'arrivée de son fougueux mari !"
Sophie éclata de rire à cette nouvelle et serra fort Pedro contre elle.
- Va, retourne vite là-bas, mais reste prudent. Et sois prêt à accueillir mon William comme il se doit. Tu lui diras que je l'attends.
- Bien, Madame Sophie. Je cours les rejoindre. Si cela se trouve, le temps que j'étais avec vous, ils auront encore avancé.
Pedro quitta la chambre. Luna et Lady Honoria demeurèrent un petit peu avec Sophie. Brenda entoura sa sœur de ses bras et dit :
- Nous avions raison d'y croire, Sophie chérie ! Et William va avoir toute une surprise avec notre gentil petit Roy !
- Pour cela oui... sourit Sophie. Ah, ma chère Luna, vous aviez raison de me faire garder espoir et vous aussi, Madame...
- Je n'ai pas vu votre époux depuis longtemps, chère Sophie, mais j'en ai gardé un si vif souvenir que je ne pouvais l'imaginer rester tranquillement au Pendjab. Nous allons aussi avoir des nouvelles de tous...
Luna hocha la tête. Oui, la libération des assiégés allait apporter des nouvelles du monde extérieur. Est-ce que la révolte avait pris de l'ampleur ? Etait-elle sur le point d'être matée ou au contraire, les territoires secourus étaient-ils encore peu nombreux ? Delhi était-elle toujours aux mains des rebelles ? Et Calcutta ? Et Bombay ? Jusqu'où s'était étendue la tempête ?
Sophie la tira de ses pensées en lui serrant plus fort les mains et en lui disant :
- Je dois me lever. Je dois être debout pour l'accueillir...
- Est-ce prudent, Sophie ? s'inquiéta aussitôt Brenda qui avait bien en tête les conseils du docteur Fayrer.
- Brenda, Luna s'est levée trois jours après avoir mis au monde Myriam et moi, je suis encore couchée une semaine après... Non, il faut que je me lève. Je ne vais pas recevoir William ainsi !
Luna échangea un regard avec Lady Honoria et celle-ci en convint :
- Je vous comprends, Sophie, mais il faut nous promettre de vous rallonger dès que possible. Il faut penser à vous remettre de vos couches.
- Je vous le promets, répondit Sophie avec un mince sourire.
Luna, Satya et Lady Honoria l'aidèrent alors à se lever et à s'habiller. Elle porterait un sari et se demanda un instant si William allait la reconnaître. Elle ne mettrait cependant pas de voile, comme les Hindoues ou les Musulmanes, mais les trois femmes firent leur possible pour qu'elle soit élégante. Une fois prête, Lady Honoria l'obligea cependant à demeurer assise et à attendre que les troupes libératrices entrent dans la Résidence.
**
Ce fut chose faite à la tombée du jour, après des combats violents et meurtriers. Les rebelles avaient fait plus que se défendre, ils avaient attaqué sans cesse. Ils étaient supérieurs en nombre et malgré une stratégie moins élaborée que celle de l'armée britannique, ils étaient parvenus à bloquer durant plusieurs heures les troupes d'Henry Havelock à une faible distance de la Résidence. Le colonel Bradley avait finalement organisé une sortie, malgré les risques de voir s'engouffrer des rebelles dans la Résidence si chèrement défendue depuis des semaines. La jonction entre les assiégés et l'armée libératrice se fit sous les murailles est de la Résidence et, en franchissant la porte de Bailey, les soldats furent acclamés par des cris de joie et de soulagement qui s'entendirent au-dessus de la ville. La clameur porta si loin qu'on dit l'avoir entendue jusqu'aux faubourgs et au-delà de la Gomti.
Henry Havelock entra d'un pas digne et fut accueilli par Sir Lawrence. Le général eut bien du mal à reconnaître le gouverneur. Son visage, déjà fin, était creusé, son front ridé. Mais sa barbe était toujours soigneusement taillée, ses yeux pétillaient toujours d'intelligence et son sourire ne s'était pas effacé, malgré les vicissitudes du siège.
- Mon général, heureux de vous voir, dit-il sobrement en tendant la main à son libérateur.
- Moi de même, Sir Henry. Nous étions dans l'ignorance de ce qui vous était arrivé... et chacun craignait le pire. Vous avez assuré une résistance héroïque.
- Tous ceux qui sont derrière moi méritent vos éloges plus que moi, dit Sir Lawrence. Mais allons, vous avez eu une dure journée, nous aussi et un peu de repos fera du bien à tous. Nous allons prendre le temps de parler de tout cela et de ce qu'il convient de faire maintenant. Il y a aussi des amis qui vont être heureux de se revoir...
Un peu sur la droite d'Henry Havelock, alors que James Outram se tenait à sa gauche, Sir Lawrence avait bien reconnu William. Même si ce dernier se tenait droit, il mesurait son impatience et le sentait déjà trépigner. Cela le fit sourire et après avoir salué James Outram, il s'approcha de William et lui dit :
- Mon cher Will, je suis aussi très heureux de vous revoir, mais il y a ici des personnes qui le seront encore bien plus que moi. Je pense que nous pouvons demander à vos supérieurs de vous relever de vos obligations, au moins pour quelques heures.
- Merci, Monsieur. Est-ce à dire qu'Alex et Nagib sont avec vous ?
- Ils le sont. Et ont durement combattu, vous pouvez en être certain. Je vais vous laisser les retrouver. Ils vous attendent. Vous allez avoir beaucoup de choses à vous dire et beaucoup à vous réjouir...
- Merci encore. Sir... Moi aussi, je suis très heureux de vous retrouver en vie.
Sir Lawrence sourit, mais n'ajouta rien et William, peu regardant du protocole et s'estimant déjà libéré de ses obligations alors que ses supérieurs n'avaient pu dire le moindre mot, s'avança au-delà de son ancien chef sous le regard un peu interloqué du colonel Bradley et du major Evans qui ne le connaissaient pas.
Derrière le gouverneur se trouvaient en effet tous les officiers et sous-officiers valides et, parmi eux, Alex et Arthur. Ce dernier avait eu du mal à retenir son rire en voyant le comportement de William et son cœur se réjouissait grandement. L'Ecossais se dirigea droit vers Alex et les deux hommes s'étreignirent. Puis William s'écarta et ils demeurèrent un instant à se fixer, les mains sur les épaules de l'autre.
- Alex ! Mon frère ! Je suis heureux de te revoir aussi. J'ai espéré... Oui, vraiment, j'ai espéré que vous ayez pu vous retrouver ici... Comment va Nagib ? Et Luna ?
- Ils vont bien. Il était temps que tu arrives, car il y a un baptême à célébrer...
- Oui, j'y compte bien ! Mais tu sais, j'ai fait aussi vite que je le pouvais...
- Pourtant, pour une fois, il y a quelqu'un qui a été plus rapide que toi et qui s'est trouvé quarante pas devant toi !
- Qui donc ? Que je lui botte les fesses pour lui apprendre à me dépasser ainsi !
Alex éclata de rire et dit :
- Tu vas voir...
Et il entraîna bien vite son ami vers l'arrière.
Après que les officiers se furent salués, les civils comme les soldats fraternisèrent avec leurs libérateurs. Quelques-uns, mais ils étaient rares, trouvèrent là des amis, voire des proches. Les Highlanders notamment furent célébrés comme il se devait, car chacun avait eu vent de la charge héroïque qu'ils avaient menée pour atteindre les murs de la Résidence. Mais William était déjà loin de ses hommes pour partager ces réjouissances avec eux et Alex le conduisit jusqu'à la Résidence.
Le beau bâtiment avait piètre allure et on voyait qu'il avait souffert du siège et des bombardements. Sa façade était lézardée, certaines terrasses de la façade est s'étaient écroulées, le toit de celle de l'appartement d'Alex aussi s'était effondré. Mais William n'eut pas le temps de noter ces détails car une jeune femme s'élançait vers lui. Il mit quelques instants à reconnaître Sophie. Il s'arrêta net alors qu'elle se jetait dans ses bras.
- Will ! Oh, Will !
- Sophie... Ma Sophie... C'est vous, c'est bien vous ?
- Oui, oui...
- Grand Dieu ! Vous êtes vivante... Vivante...
Et il la serra si fort qu'elle se sentit comme broyée entre ses bras, mais pour rien au monde elle n'aurait voulu, à cet instant, être ailleurs. Elle ne cessait de répéter le prénom de son mari et sanglotait contre son épaule alors qu'il l'avait soulevée et la gardait fort contre lui. Quand, enfin, il la relâcha, ce fut pour prendre son visage entre ses mains et l'embrasser fougueusement sans se soucier de tous ceux qui les regardaient et, parmi eux, de Lady Honoria.
Il fut difficile de dire qui de l'un ou de l'autre s'écarta le premier, mais le regard brillant de Sophie ne pouvait se détacher du visage de son mari. Pour sans doute la première fois de sa vie, William se sentit saisi par un vertige.
- J'ai eu si peur pour vous, souffla-t-il... Est-ce que Brenda... ? Votre mère... ?
- Brenda est là, avec moi. Quant à notre pauvre maman...
Sophie secoua la tête et dit :
- Elle a pu venir jusqu'ici, mais les conditions de vie ont été si rudes qu'elle n'a pas survécu. Mais...
William ne la laissa pas poursuivre et demanda encore :
- Le bébé ? Comment va le bébé ? Vous sentez-vous bien ?
Sophie sourit malicieusement et parvint enfin à s'écarter de William. Elle se retourna alors et fit quelques pas vers Brenda qui tenait son petit neveu dans ses bras. Elle lui prit le bébé et retourna vers William.
- Votre fils ne vous a pas attendu pour naître, William. Voici Roy.
Cette fois, William chancela légèrement, mais se reprit bien vite et tendit les bras vers Sophie. Elle y déposa le petit garçon. Il était réveillé et fixa avec sérieux ce grand gaillard qui était son père.
- Grand Dieu ! C'est donc toi, mon bonhomme, qui étais quarante pas devant moi ! Ma foi, tu es encore bien petit pour que je te botte les fesses, mais tu ne perdras rien pour attendre. Je sens que tu vas faire courir ta mère... et peut-être moi aussi ! Roy MacLeod, que ton nom résonne bien haut et bien fort, comme celui de tes ancêtres ! Et n'oublie jamais que tu es avant tout écossais...
Sophie sourit avec attendrissement. Alex s'était un peu écarté et il avait rejoint Luna et les autres qui assistaient au spectacle. Nagib se trouvait là aussi, la main posée sur l'épaule de Pedro. Il se pencha légèrement vers Alex et dit :
- Et bien, cela valait la peine de rester en vie pour assister à de telles retrouvailles...
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