Chapitre 59 : Deux baptêmes
Si l'armée d'Havelock était parvenue jusqu'à la Résidence, elle ne tenait pas pour autant la ville et il s'avéra très vite qu'il était impossible d'en reprendre le contrôle. Tout au plus, l'armée nouvellement arrivée put prendre position à son tour dans la Résidence, renforcer les assiégés et tenir à nouveau la place. Elle apportait fort heureusement avec elle des provisions en conséquence, de même des munitions. Du côté des assiégés, sur un peu plus de mille sept cents combattants au début du mois de juin, ils étaient désormais moins d'un millier, dont un tiers de blessés. Quant aux civils, leur nombre avait été réduit de moitié, principalement à cause des dures conditions de survie et des maladies. Si, parmi les proches des de Malanga, on compta seulement le décès de Madame Faulkner, d'autres familles furent très éprouvées. La femme du docteur Fayrer décéda ainsi dans les derniers jours de septembre, de même que plusieurs personnes qui l'aidaient à soigner les blessés. L'épidémie de choléra avait fait des ravages, principalement parmi les réfugiés du palais de la Bégum où l'entassement fut propice à la propagation de la maladie. Un des cousins de Yussev était également décédé, après avoir été grièvement blessé lors d'une attaque.
Avec l'arrivée d'environ mille cinq cents soldats supplémentaires, le quartier retrouva une densité de population proche de ce qu'il avait connu au début du siège. Des hommes valides, civils et militaires, organisèrent dans les premiers jours un véritable campement près du quartier militaire, au sud. Toute l'aile sud de la Résidence et jusqu'à la maison du docteur Fayrer devint le campement de l'armée de libération qui se transforma bien vite en armée assiégée. Mais, cette fois, les assaillants eurent à faire face à des hommes bien déterminés et des sorties furent plus souvent menées pour les repousser.
Ce fut le général Outram qui prit la direction des opérations. Sir Lawrence conserva le commandement dans le quartier de la Résidence, alors que Henry Havelock put étendre le périmètre détenu par les Britanniques en occupant plusieurs palais alentours. Une partie de l'armée quitta alors les jardins de la Résidence pour s'y répartir.
Il fut décidé que le régiment de William allait demeurer dans le périmètre de la Résidence, pour renforcer les soldats qui avaient tenu la position au cours des trois mois précédents. Il se retrouva, des années après, à nouveau sous les ordres de Sir Lawrence, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Les autres officiers demeurèrent à leur poste, notamment le colonel Bradley et le major Evans.
Chaque jour, comme cela avait été le cas au début du siège, une réunion se tenait entre tous les officiers. Deux lieutenants assuraient la liaison entre le quartier général d'Outram, celui d'Havelock et celui de Sir Lawrence. La Résidence se trouva aussi entourée par les deux corps d'armée et les murailles subirent moins d'attaques, du moins à l'est et à l'ouest. Côté sud en revanche, des maisons furent rasées et le terrain ainsi mis à nu fut propice aux assaillants pour installer de nouvelles batteries, des canons, comme ils l'avaient déjà fait au nord et à l'ouest. Les murailles furent renforcées autant que possible, mais les tirs et les assauts se poursuivirent. Néanmoins, les officiers nouvellement arrivés allaient bien vite constater ce que Sir Lawrence et les siens leur avaient déjà confié : les cipayes rebelles n'étaient pas très bien organisés et il leur manquait un vrai commandement. La situation était différente de celle de Kanpur que Henry Havelock avait libérée, et où l'armée britannique faisait face à une force importante et combative.
Une nouvelle période de siège allait donc s'installer, le quotidien s'était bien amélioré même si la nourriture était toujours rationnée pour pouvoir tenir la position pendant plusieurs semaines. Les réfugiés retrouvèrent cependant avec soulagement des portions un peu plus conséquentes que ce à quoi ils avaient eu droit au cours du mois de septembre.
Sophie, comme Luna avant elle, perdit vite les formes de sa grossesse. Elle aussi allaitait son bébé, car c'était le plus simple et le plus sûr pour l'enfant. Elle avait retrouvé, début octobre, l'étage où ses amis étaient toujours hébergés. Le seul changement notoire apporté était que Don Felipe partageait désormais la chambre de Luna et d'Ameera, car l'effondrement du toit de la véranda avait rendu celle-ci inaccessible. Cependant, les tirs étant toujours aussi nourris lors des attaques, Luna craignait qu'ils ne puissent plus y retourner quand le calme revenait. La façade ouest de la Résidence était en effet désormais en partie écroulée. Le tour elle-même tenait encore par miracle.
William n'eut guère le loisir de profiter de sa femme et de son fils, les rigueurs du siège et les nécessités de la défense de la Résidence reprenant vite leurs droits. Mais on pouvait voir, chaque jour, combien Alex, Nagib et lui étaient heureux de se retrouver et de se battre encore côte à côte. Cela faisait longtemps qu'Alex n'avait pas vu son ami commander à des troupes et il mesura encore plus l'aura dont il bénéficiait et qui s'étendit bien vite au-delà de ses propres hommes, séduisant ainsi jusqu'à certains élèves de la Martinière, déjà prêts à le suivre jusqu'aux contreforts de l'Himalaya si nécessaire.
**
Deux jours après l'entrée des troupes dans la Résidence, Alex, William et Nagib se trouvaient ensemble. Après avoir inspecté leurs positions respectives, ils s'étaient retrouvés autour d'un simple repas, sous la tente que William partageait avec ses deux lieutenants. Ceux-ci étaient absents.
William évoquait avec ses amis la situation du pays, leur rapportant des faits dont ils étaient demeurés dans l'ignorance, tout le temps du siège, à savoir jusqu'où la révolte s'était étendue, puis le siège de Delhi. Juste avant de s'engager sur la route de Lucknow, la nouvelle de la mort du général Nicholson, devant Delhi, était parvenue jusqu'aux troupes d'Havelock. Cela avait porté un coup à tous, soldats britanniques comme indigènes, qui admiraient cet homme au point que ces derniers en firent un demi-dieu. Son aura demeura longtemps dans les esprits. Mais même sans Nicholson, les troupes britanniques avaient repris le contrôle de la quasi-totalité du pays.
Ce fut aussi par l'intermédiaire de William qu'Alex apprit la mort de son ancien chef, le major MacKenzie, tué lors de la rébellion à Bareli. Il avait longtemps craint cette nouvelle, ayant eu connaissance du soulèvement et d'actes de violence dans la province voisine.
- Nous avons eu de la chance, conclut William. Jusqu'à présent. Et la principale fut la moindre organisation du soulèvement, que son déclenchement ait été anticipé à Meerut. Si tous les régiments s'étaient mutinés en même temps, nous aurions eu du mal à faire face. Il va falloir que la Couronne reprenne la main.
- Je le crois aussi, fit Alex. Les Indes sont trop vastes pour demeurer la propriété de marchands et sous l'administration d'une compagnie, aussi éclairés soient les hommes qui la composent. Et nous savons toi et moi que c'est loin d'être le cas pour une partie d'entre eux.
- C'est certain que leur seul but étant de faire de l'argent... Ils sont à des lieues de la politique. La Reine, dit-on, envisage de sérieux changements.
- Alors, ce sera un bien, dit Alex.
Et Nagib approuva en silence. William vida son verre et ajouta :
- Sophie m'a raconté leur périple, Alex. Une étoile a veillé sur elles, même si sa mère est morte.
- Elle avait perdu la raison, dit le jeune homme laconiquement. Si nous n'avions pas été en guerre, si elle avait pu bénéficier de soins appropriés, la venue de ton fils lui aurait peut-être redonné de l'espérance. Mais c'était comme si elle n'avait plus rien à quoi se raccrocher. Même ses filles... Tu n'avais donc pas reçu la lettre de Sophie ? Pour ignorer qu'elles étaient parvenues à Lucknow ?
- Non... Je pense qu'avec toute la désorganisation liée au soulèvement, je n'ai pu la recevoir. Ce fut très difficile à vivre. D'autant que j'ai longtemps craint qu'elles n'aient été envoyées à Delhi après le soulèvement à Meerut, puis à Kanpur... et là...
Les visages d'Alex et de Nagib se creusèrent. Avec l'arrivée des troupes d'Havelock, ils avaient aussi appris la tragédie de Kanpur et la réponse violente décidée en représailles par les Britanniques. Il faudrait du temps, pour panser les blessures, infligées d'un côté comme de l'autre, et Alex s'était demandé si cela serait vraiment possible. Plus d'une fois il s'était senti tiraillé entre ses origines, sa culture et son amour pour ce pays. Et, parfois, la pensée qu'il aurait pu soutenir le soulèvement, l'aspiration à la liberté le guidant, lui était venue à l'esprit. Mais il savait aussi, raisonnablement, qu'il était beaucoup trop tôt pour les Indes pour cela. L'heure viendrait, un jour, mais dans plusieurs générations.
La voix de William le tira de ses pensées :
- En tout cas, rétrospectivement, je peux vous assurer que mon soulagement est grand de savoir que Sophie et Brenda ont été avec vous tout ce temps. Même si les conditions de vie ici ont été difficiles.
- Si le siège dure encore, tu en auras vite un aperçu toi aussi, fit Nagib. Mais c'est à espérer qu'on puisse reprendre la ville bientôt.
- Oui, fit William. Nous allons maintenant nous y employer, si j'en crois ce qui s'est dit encore ce matin.
Nagib hocha la tête, Alex ne dit rien. Le jeune Musulman se leva et alla chercher un pichet d'eau, resservit ses amis. Le repas s'achevait. Alex, Nagib le savait, ferait encore une inspection des remparts avant de passer voir Luna. Où dormirait-il cette nuit ? Peut-être le jeune homme lui-même n'en avait-il aucune idée. Mais il se concentra soudain sur le sourire de William : leur ami n'en avait pas terminé.
- Il est une autre chose que nous allons devoir faire aussi, mon frère, dit le jeune Ecossais en tapotant l'épaule d'Alex. Tu m'as dit à mon arrivée que nous avions un baptême à célébrer, mais il y en aura deux ! Sophie a accepté que Roy soit baptisé selon le rite catholique. Nous avons un prêtre avec nous, je lui en ai déjà parlé. Il est d'accord pour organiser les deux cérémonies le même jour, ce sera plus simple. Et le rôle de parrain te revient tout naturellement. Si tu l'acceptes. Tu as déjà veillé sur mon fils quand il était dans le ventre de sa mère, puis en l'aidant à venir au monde. Il ne peut avoir de meilleur guide après moi ! Mais, foi d'Ecossais, je trouve dommage que Nagib ne puisse l'être aussi. Peut-être viendra-t-il un jour où qu'importeront les dieux, nous serons tous dans le même bateau...
Nagib sourit et dit :
- Ne sois pas inquiet pour Roy, mon frère. Il est déjà comme un neveu à mes yeux et à mon cœur. Comme Myriam est ma nièce.
Les deux hommes échangèrent un long regard, chargé d'amitié, de respect, mais aussi d'humilité et d'une infinie considération. Et William se sentit tout autant rassuré pour son fils que Luna, lors du baptême, le serait pour sa fille.
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Quelques jours après que les troupes se furent réparties entre les différentes positions qu'elles allaient pouvoir tenir, et sans savoir combien de temps cette nouvelle période du siège allait durer et s'il serait possible d'évacuer la Résidence prochainement, se déroulèrent cependant les baptêmes de Myriam et de Roy. Un prêtre catholique se trouvait à suivre les hommes de William, et il ne fut pas mécontent de célébrer une cérémonie différente des oraisons funèbres qui étaient plus souvent son quotidien. William et Sophie furent les parrain et marraine désignés de Myriam, et Alex et Luna, ceux de Roy.
Roy fut le premier des deux enfants à être baptisé et il cria bien fort quand le prêtre fit tomber quelques gouttes d'eau bénite sur son front. Myriam, en revanche, fut calme et tenta même un petit sourire. Depuis peu, la grimace qu'elle faisait tout bébé se transformait et laissait place à une expression plus heureuse.
Durant la cérémonie, alors que Sophie tenait la petite fille devant le prêtre, Luna se trouva entre son mari et son grand-père. Cette cérémonie complétait pour elle son union avec Alex et elle allait se sentir désormais tout à fait rassurée pour son enfant.
Pour Alex, c'était une reconnaissance de sa paternité, mais il avait aussi pris quelques précautions et avait écrit une lettre, contresignée par deux témoins de poids, Sir Lawrence et William, dans laquelle il reconnaissait être le père de Myriam, quand bien même la petite fille serait née avant qu'il puisse épouser Luna et que celle-ci portait encore le nom de Colleens. Il voulait éviter que le père de Russell ne tente quoi que ce soit envers sa fille, si jamais il était amené à ne pas se trouver, au cours des prochains mois, aux côtés de Luna.
Auprès des deux jeunes parents, il était un homme qui vivait cette cérémonie d'une toute autre manière. C'était avec beaucoup d'émotion que Don Felipe entendit les paroles du prêtre et la reconnaissance devant Dieu de l'existence de son arrière-petite-fille. Et il ne put empêcher une larme de rouler de ses yeux quand le prénom de l'enfant résonna bien haut et bien clair.
Il avait eu une pensée pour sa défunte épouse qui portait le même prénom.
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- Tu m'avais demandé service, Alex, dit William une fois que la cérémonie fut terminée. Le voilà accompli. Mais je ne pensais pas tout de même que nous aurions baptisé ces deux enfants le même jour ! Crois-tu qu'on les mariera ?
Alex sourit de cette remarque, et Luna, qui l'avait entendue aussi, rit de bon cœur.
- Ne sont-ils pas trop jeunes encore pour que nous décidions de leur avenir, William ? lui demanda-t-elle.
- Il faut parfois prendre quelques précautions, répondit ce dernier avec sérieux. Et puis, tu sais, mon frère, dans la famille, on aime l'exotisme. Alors, une jeune beauté anglo-espagnole pourrait bien faire tourner la tête à mon petit diable écossais.
- Et un peu anglais aussi, fit remarquer Alex.
- Tttt... cela arrive aussi.
Et William éclata d'un grand rire sonore. Une fois calmé, il ajouta :
- Je vais vous épargner la description de mon arbre généalogique, et oui, je le reconnais, il y a parfois un peu de sang anglais à couler dans nos veines. Mais, le plus étonnant, est quand même qu'il y a du français... La mère de mon ancêtre, Roy, le deuxième, pas le premier...
- Voilà déjà que tu vas nous égarer, fit Nagib.
- Nagib, langue de serpent... Où en étais-je ?
- Au premier Roy, fit Sophie.
- Non, dit Alex, au deuxième.
- C'est bien ce que je disais, dit Nagib. Nous sommes perdus.
William leva les yeux au plafond et soupira :
- Je ne dirai plus rien.
Et tous éclatèrent de rire. Alex, quand ils furent calmés, fixa Luna et se dit que cela faisait du bien, aussi, de l'entendre rire à nouveau. Que les occasions de le faire avaient été bien rares au cours des semaines passées.
Il n'y eut pas de repas de fête, après ces deux baptêmes, pas plus qu'il n'y en avait eu pour le mariage de Luna et d'Alex. Mais William conservait dans sa malle une bouteille de whisky qu'il sortit pour l'occasion. Il fut très heureux de pouvoir trinquer un petit verre avec Sir Lawrence.
- Du bon, celui-là, Sir, fit-il, je peux vous l'assurer.
- Très riche parfum, en effet, William. Différent de celui que je possède encore.
- Chaque whisky est différent, vous le savez. D'où vient le vôtre ?
- D'un endroit perdu au milieu de vos montagnes, William. De la vallée de la Spey.
Le jeune major hocha la tête d'un air entendu. Ce lieu ne lui était pas étranger et il se dit qu'il espérait bien qu'une occasion se présenterait de goûter à la bouteille de son supérieur.
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