Chapitre 61 : Nous partirons donc
- Nous allons procéder à l'évacuation des familles et des blessés. Une colonne va venir d'Alam Bagh jusqu'à nous, menée par le général Campbell. Il nous a fait savoir, via le message que Nagib et Pedro ont pu nous rapporter, qu'il n'était pas en mesure de reprendre la ville, et que nous allions devoir tenir nos positions. Il apportera des réserves en nourriture et en munitions. La région est à peu près sécurisée et l'armée britannique occupe toujours Kanpur. Il demeure quelques foyers de résistance, mais ils sont rares désormais. Nous avons repris le contrôle et la rébellion a échoué.
Les nouvelles étaient bonnes, mais derrière ces mots prononcés par le général Outram, Alex imaginait aussi une autre réalité : celle de la répression. Il ignorait encore comment les choses se passeraient par la suite, mais il faudrait mettre en place une administration bien différente de ce qui avait eu cours ces dernières années. Enfin, pour l'heure, il s'agissait d'organiser au mieux l'évacuation des familles, des civils et des blessés.
Et donc de Luna et Myriam.
Il écouta avec attention les préconisations des uns et des autres, notamment les interventions d'Henry Havelock et de William qui avaient mené les combats à travers la ville. La colonne d'évacuation passerait par le chemin suivi par les troupes d'Havelock, via Sikandra Bagh et Dilkusha, avant de parvenir à Alam Bagh. L'escorte serait conséquente et une fois rendus au fort, elle devrait s'en retourner pour tenir la Résidence. L'avant-garde serait chargée de veiller à ce qu'il n'y ait pas d'accrochages avec les rebelles, mais la route serait sécurisée par le général Campbell. Alex savait que c'était le plus sage, et qu'il lui fallait maintenant se résoudre à être séparé de sa femme et de sa fille, et plus encore, que Luna elle aussi accepte la séparation. Aucune femme ne devrait demeurer dans l'enceinte de la Résidence, pas même Lady Honoria.
Lorsque les discussions furent closes, il quitta avec William la tente où l'état-major s'était retrouvé. Ils firent quelques pas en silence. Le regard d'Alex fit le tour des lieux : la Résidence avait en grande partie été évacuée, car les murs menaçaient désormais de s'effondrer. Seul le rez-de-chaussée était encore en partie utilisable et la nourriture y était toujours conservée. Mais le bureau de Sir Lawrence avait été réduit en un tas de gravats, de même que les appartements qu'il occupait avec Lady Honoria, à l'ouest. Les réfugiés de la Casa de los Naranjos étaient désormais abrités sous des tentes, comme la plupart des réfugiés de la Résidence. Quant à la maison de la Begum, elle abritait encore des familles. Les jardins ressemblaient à un véritable camp militaire, lui rappelant un peu certains camps de base dans lesquels ils s'installaient, au Pendjab.
- Bien, soupira-t-il alors que William demeurait silencieux. Il va falloir annoncer la nouvelle à nos femmes.
- Oui, répondit son ami. Et leur faire comprendre qu'elles ne peuvent pas rester ici.
- Cela, je pense qu'elles vont l'entendre. Mais nous entendre leur dire que nous, nous allons rester...
William hocha la tête. Près de deux mois venaient de s'écouler depuis qu'ils étaient parvenus à forcer le blocus des rebelles, mais la ville était toujours entre leurs mains et les combats incessants. Le reste des Indes était pratiquement entièrement pacifié et sous le contrôle de l'armée britannique, même si on comptait aussi de nombreux régiments indigènes qui étaient demeurés fidèles et qui avaient participé à l'écrasement de la révolte. William, comme Alex, se demandait aussi comment les choses allaient maintenant s'organiser. Mais, avec pragmatisme, il se disait que la première chose à faire était en effet de faire partir Sophie et Luna, ainsi que leurs proches, et, ensuite, de pacifier totalement Oudh. Après...
- Il ne sert à rien de tergiverser, dit encore Alex. Allons.
Et d'un pas décidé, ils se dirigèrent vers la tente où Sophie et Luna devaient se trouver.
**
Elles y étaient toutes deux, Sophie venait de terminer d'allaiter Roy, tandis que Luna berçait doucement Myriam en chantonnant. Don Felipe, Satya et Brenda étaient absents, sans doute aidaient-ils Lady Honoria. Mais Ameera était demeurée avec sa maîtresse. En les voyant arriver, Sophie et Luna comprirent d'emblée qu'ils avaient quelque chose d'important à leur dire. Cela se voyait non seulement sur leurs visages, mais aussi par le simple fait qu'Alex et William venaient les voir ensemble, tous les deux. Leurs visites habituelles, quotidiennes, se faisaient en général séparément, étant occupés l'un comme l'autre avec leurs troupes.
- Nous devons vous parler, dit William, en prenant place sur un coffre qui servait de fauteuil.
Les deux jeunes femmes étaient assises sur les lits bas qu'on avait pu leur installer. Le confort des premiers jours, dans les appartements d'Alex, était loin derrière elles, mais aucune ne s'était plainte de son sort. Elles s'étaient adaptées, c'est tout, ayant toujours à l'esprit qu'elles avaient la chance d'être en vie, d'avoir été épargnées par les épidémies, de même que leurs deux bébés et leurs proches. Et, pour Sophie, que William lui ait été rendu.
Alex s'assit souplement en tailleur, face à Luna, et regarda durant quelques secondes sa fille, avant de dire :
- Oui, nous avons des choses importantes à vous faire savoir, William et moi. Nous sortons d'une réunion d'état-major et nous avons eu des nouvelles des troupes stationnées à Alam Bagh. Une évacuation de la Résidence va être organisée, d'ici quelques jours. Des troupes suffisamment nombreuses vont venir jusqu'ici et repartir avec les familles et les blessés. Les soldats qui, même sans être blessés, sont trop affaiblis, seront également relevés.
- Nous allons donc partir ? demanda Sophie avec un soulagement certain dans la voix.
- Oui, répondit William. Vous allez être évacuées. Jusqu'à Alam Bagh, avec cette troupe, puis ensuite, au-delà. Très vraisemblablement vers Calcutta, mais il est possible aussi que des familles soient conduites jusqu'à Delhi.
- Et vous ? demanda Luna.
Alex et William échangèrent un regard, et avant qu'ils ne puissent répondre, elles avaient déjà compris. Sophie dit :
- Vous allez demeurer ici, c'est cela ?
- Oui, dit William. Il faut tenir la Résidence. Des troupes vont être envoyées en renfort pour que nous puissions achever de reprendre la ville. Il va y avoir de rudes combats, il ne faut pas que vous soyez là. Mais il ne faut pas que nous nous retirions de la Résidence et des alentours que nous tenons solidement désormais. Tout ce qui a été fait ici, toute la résistance qui a été opposée aux rebelles, ne doit pas avoir été inutile. Abandonner une position comme celle que nous tenons serait une erreur.
- Tout à fait, dit Alex. Le major Evans et Arthur feront partie de votre escorte. Du fait des blessures qu'ils ont reçues et même s'ils ont tenu le coup et ont pu reprendre leur poste. Et Yussev et son cousin seront avec vous, aussi.
- Nous vous rejoindrons quand la ville aura été pacifiée, dit William d'un ton rassurant.
Sophie avait compris la manœuvre : il se voulait rassurant, mais elle n'était pas prête à oublier tout ce qu'ils avaient vécu ici et dont William n'avait finalement eu qu'un aperçu, même si cela faisait plusieurs semaines qu'il partageait lui aussi le quotidien du siège. Ces dernières semaines n'avaient pas ressemblé à celles de l'été passé, les conditions de vie étaient différentes, moins confortables, mais moins précaires aussi. La nourriture, tout en étant rationnée, ne manquait pas et les nouvelles de l'extérieur, bien que spartiates, parvenaient désormais assez régulièrement.
Alex fixait Luna. Elle n'avait prononcé que deux mots depuis qu'ils étaient arrivés et il se demandait comment elle allait réagir. Elle les avait regardés durant leur échange, mais, maintenant, son attention s'était reportée sur Myriam qui, indifférente à ce qui se passait, gazouillait dans ses bras. Il sentit son cœur se serrer à l'idée de devoir se séparer d'elles, mais il savait aussi que c'était le plus sûr. A Calcutta, Don Felipe pourrait retrouver Rodrigo et Isabella, Lady Honoria se rendrait elle aussi à Calcutta, de ce que Sir Lawrence avait laissé entendre. Ni Sophie, ni Luna, ni Brenda ne seraient abandonnées et seules pour les semaines à venir. Il espérait bien, sincèrement, que le siège ne durerait pas au-delà de la fin de l'année et qu'ils pourraient ensuite, peut-être seulement au printemps, mais qu'importe, revenir à Lucknow et y reprendre une vie plus normale. Lui demanderait à y rester en poste, mais c'était encore un projet lointain. Néanmoins, c'était dans ses intentions.
- Luna ? demanda-t-il doucement.
Elle releva la tête et le regarda. Ses perles noires reflétaient l'inquiétude, mais un certain calme aussi. Cela ne fut pas sans lui rappeler le regard qu'elle lui avait adressé quand ils avaient pris la décision qu'elle retournerait à Delhi pour faire croire qu'elle attendait l'enfant de Russell. Il sut alors qu'elle allait accepter ces décisions, bien que cela lui en coutât beaucoup.
La jeune femme ne répondit rien, se tourna vers Sophie. Cette dernière abandonna William du regard pour échanger silencieusement avec son amie. Elles eurent un hochement de tête imperceptible, puis Luna dit simplement :
- Nous partirons donc.
Et elle reporta son attention sur Myriam. Alex ne put rien obtenir de plus d'elle, mais il savait aussi qu'ils pourraient parler seul à seule, plus tard. Il le faudrait.
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