Chapitre 78 : Un grand homme vient de nous quitter

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La nouvelle arriva par ce matin d'avril, encore légèrement frais. Alex ne s'y trompait pas : la chaleur ne tarderait pas à se répandre sur la ville et les campagnes. Avril annonçait déjà la saison chaude et il n'était pas mécontent que le départ de toute la famille pour Bhimtal soit prévu dans une semaine. Les préparatifs allaient bon train. Don Felipe serait avec eux, sa mère aussi, ainsi qu'Ameera et Satya. Yussev, son cousin et un de ses neveux serviraient d'escorte et seul le cousin ne resterait pas sur place. De son côté, Sophie et ses deux enfants seraient également du voyage. Alex et Nagib les accompagneraient et ils en profiteraient pour revenir en longeant la frontière népalaise, puis celle avec l'Etat de Bareli pour inspecter la région.

Alex passait pratiquement tous les jours au palais du gouverneur, pour prendre des ordres ou signaler ses déplacements. Il bénéficiait d'une grande liberté d'action et de la confiance de son supérieur. Ce jour-là, ce dernier avait l'air particulièrement sérieux et commença en disant :

- Bonjour, Major, prenez place. Je dois vous faire part d'une nouvelle d'importance.

Alex salua et s'assit dans le fauteuil. Charles John Wingfield fit quelques pas, jeta un coup d'œil par la fenêtre, puis se tourna et le fixa :

- La nouvelle m'est parvenue tard hier soir. Sir Henry Lawrence est décédé il y a quatre jours.

Alex resta figé et tenta d'encaisser le choc. Puis des larmes perlèrent à ses paupières et il baissa la tête, appuya les doigts sur ses yeux pour les empêcher de couler.

- Pardonnez-moi, Monsieur...

- Je comprends, dit-il. Vous avez servi durant de nombreuses années sous ses ordres et c'était un homme très respecté. Je vous accorde congé pour aujourd'hui.

- Merci. Je vais devoir annoncer la nouvelle à des amis proches... Et à ma femme. Elle en sera très affectée.

Charles John Wingfield reprit :

- J'ai aussi été informé de certaines dispositions prises par Lady Honoria. Sir Henry Lawrence avait exprimé le souhait de reposer à Lucknow. Une cérémonie sera donc prochainement organisée. Je ne connais pas encore certains détails, mais nous allons procéder à des préparatifs. Il va sans dire que nous ne tolérerons pas la moindre manifestation d'hostilité.

- Il n'y en aura pas, dit Alex. Mais je comprends que nous prenions certaines... précautions.

- Bien. Je vous demanderai donc d'apporter votre concours dans les prochains jours. Je vais confier cette organisation plus particulièrement au Colonel Evans.

Alex approuva d'un signe de tête :

- J'irai rapidement le trouver et me tiens prêt à lui apporter l'aide nécessaire. Merci encore de votre sollicitude, Monsieur.

Les deux hommes se saluèrent et Alex descendit l'escalier d'un pas lourd. Du haut de l'entrée, il pouvait voir une partie de la ville, les minarets, les tours de quelques palais. Il s'arrêta et contempla, songeur, la vue qui s'offrait à lui. Puis il fit signe au palefrenier qui lui ramena Kashmir. Un moment, il flatta l'encolure du cheval, avant d'y appuyer son front. Kashmir bougea légèrement la tête, comme pour la frotter à celle d'Alex.

- Allons. D'abord, Will. Et Nagib.

Le siège du gouverneur d'Oudh se trouvait toujours à Alam Bagh et il devait traverser la ville pour gagner les cantonnements. Généralement, il s'y rendait par l'ouest, plus rapide. Mais ce jour-là, il traversa presque tout droit. Il voulait passer le long du quartier de la Résidence. Il y venait rarement, ayant peu à faire en ville. Il mit Kashmir au pas tout le temps de longer la muraille est, jusqu'à la porte Bailey. Depuis le siège, la Résidence et tous les bâtiments qui s'y trouvaient avaient été laissés à l'abandon : il y avait plus à faire ailleurs et le gouverneur ne voyait pas l'intérêt de reconstruire l'ancien palais pour s'y installer. Il était mieux à Alam Bagh. Cela renforçait aussi son pouvoir militaire sur la province et sur la ville.

Une grande partie du centre de la ville était toujours en ruines. Maisons éventrées, palais à la splendeur disparue. Certaines rues étaient encore encombrées de gravats et il était impossible d'y passer à cheval. Trois ans après l'insurrection, les stigmates étaient encore béants, tant dans les murs que dans les esprits. Alex en éprouvait du chagrin : il ne pouvait oublier son émerveillement quand, alors âgé de dix ans, il avait découvert la ville lorsque son père y avait pris son commandement. Les palais rivalisaient de beauté, la population vivait en harmonie, qu'elle soit hindoue ou musulmane. Le dernier roi, Wajid Ali Shah, avait fait de la ville la capitale des arts. Aujourd'hui, il ne restait plus rien de la grandeur d'Oudh, du moins, plus rien pour les Indiens. Tout était passé aux mains des Britanniques. "Qu'avons-nous fait de ce pays ?", songeait parfois Alex. "Qu'avons-nous fait à ce pays...". S'il ne regrettait nullement d'avoir protégé ce et ceux qui pouvaient l'être lors du siège de la Résidence, il lui arrivait de penser que la version britannique de la modernité et du progrès était bien éloignée des réalités indiennes.

Il revoyait Sir Lawrence, ce jour lointain où il avait fait sa connaissance et où ils avaient, ensemble, évoqué son père. Puis la confiance qu'il lui avait accordée, les missions qui s'étaient enchaînées, au Pendjab, puis ici. Il le revoyait encore, écoutant toujours, réfléchissant à une situation, prenant une décision généralement assez éloignée de ce que les autres officiers suggéraient, du moins, ceux qui le connaissaient mal. Sir Lawrence surprenait beaucoup, tant il savait concilier ses connaissances de la culture et de l'âme indiennes avec les objectifs de la Compagnie des Indes. Il n'omettait jamais de prendre en compte la réalité des habitants, et plus souvent que certains ne l'auraient souhaité, c'était cette réalité qui l'emportait dans sa prise de décision. En cela, il fut un exemple pour Alex.

Il cheminait ainsi sans hâte, à travers les rues, prenant parfois quelques détours pour éviter celles qui n'étaient pas praticables. Et ce ne fut pas sans une certaine émotion qu'il revit alors les murs qui les avaient protégés des attaques des rebelles. Puis il s'engagea sur l'Iron Bridge pour gagner directement les cantonnements.

**

- Non ! s'exclama William. Ce n'est pas possible... Pas lui...

Alex hocha tristement la tête. Son ami prenait la nouvelle de plein fouet, comme lui. Il posa la main sur l'épaule d'Alex avant de se laisser aller à pleurer comme un enfant. Nagib qui se trouvait à leurs côtés avait bien du mal, lui aussi, à maîtriser ses émotions. Alex tendit le bras droit vers Nagib et l'amena dans leur cercle. Will redressa la tête, jeta un regard vers le ciel, puis tendit son bras gauche vers Nagib. Ils demeurèrent ainsi, un long moment, tête baissée. Les larmes coulaient silencieusement sur leurs joues.

Autour d'eux, les hommes faisaient silence. Alex, en arrivant, avait interrompu un exercice de tir. Tous échangeaient des regards inquiets, certains s'étaient signés. D'autres - ceux qui avaient connu Sir Henry Lawrence - pleuraient aussi.

William fut finalement le premier à se redresser. Il fixa ses amis, puis s'écarta. Alex essuya ses joues, Nagib ne cachait plus ses larmes. Will avança de quelques pas et son regard fit le tour de son régiment.

- Soldats ! Un grand homme vient de nous quitter. Un des plus grands parmi tous ceux que notre armée a pu compter. Nous venons d'apprendre le décès de Sir Henry Lawrence. Tous ceux qui l'ont connu garderont un vif souvenir de lui, de son courage, de son intelligence. Il fut un de nos dirigeants à le mieux avoir cerné l'âme indienne. Et ce n'est pas mon frère, Nagib, qui dira le contraire... ajouta-t-il en se tournant vers lui.

Nagib hocha simplement la tête. William poursuivit :

- Ce fut un honneur pour moi de servir sous ses ordres. Au Pendjab d'abord, ici ensuite, lors du siège de la ville. Ce jour, nous porterons le deuil. Rompez !

Tous les hommes saluèrent, puis échangèrent de longs regards entre eux. Mais, déjà, William s'était tourné vers ses amis et soupira :

- Il va falloir apprendre la nouvelle à Luna et à Sophie...

Alex opina et dit :

- Je retourne à la Casa de los Naranjos. Nous nous reverrons plus tard.

Nagib et William acquiescèrent et Alex remonta à cheval : un autre moment difficile l'attendait.

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