Chapitre 79 : Le dernier voyage
Ce ne fut pas sans surprise qu'on vit Alex revenir si tôt à la Casa de los Naranjos. Aussitôt prévenue, Luna laissa Ameera qui l'aidait à habiller Myriam pour rejoindre son mari. Il se trouvait dans le grand patio, debout, face à la fontaine qu'il regardait d'un air songeur. Luna s'inquiéta aussitôt : ses sourcils froncés, ses yeux rougis, son air sombre... Et cette pâleur sous son hâle qu'elle ne lui avait encore jamais vue.
- Alex... fit-elle en le rejoignant d'un pas rapide.
- Mon aimée... fit-il en la serrant fort contre lui.
- Que se passe-t-il ?
- J'ai une triste nouvelle à vous annoncer... Prenez place.
Luna s'assit et le fixa, courageusement. Il s'assit face à elle, lui prit les mains qu'il caressa doucement durant quelques instants.
- Je vous écoute, fit-elle, inquiète de son silence.
- J'ai appris ce matin...
La voix d'Alex se brisa. Il baissa la tête, mais Luna vit bien une larme couler sur sa joue. Il se reprit et poursuivit :
- ... le décès de Sir Henry.
- Oh non...
Luna porta les mains à son visage. Les larmes vinrent aussitôt et Alex la prit tendrement dans ses bras.
- Epuisement et malaria sont venus à bout de sa résistance, souffla Alex. Je n'en sais pas plus sur les circonstances, seulement...
- Seulement ? murmura Luna d'une voix ténue.
- Qu'il a exprimé le souhait d'être enterré à Lucknow et que Lady Honoria ainsi que le Gouverneur général sont en train d'organiser... son dernier voyage. La cérémonie pourrait se tenir assez rapidement.
- Nous ne partirons qu'après, dit-elle avec assurance. Vous ne pouvez pas être absent...
- Vous non plus, dit-il en plongeant son regard dans les perles noires chargées de larmes, comme un ciel sombre de mousson prêt à déverser des torrents de pluie.
Elle hocha la tête et répondit à son étreinte. Elle revoyait le visage fatigué, mais toujours combatif de celui qui mena la résistance face à la rébellion des cipayes. Elle revoyait également son petit sourire et cette pépite d'intelligence dans son regard. Sa bienveillance quand il lui avait pris les mains pour la féliciter pour son mariage avec Alex, ajoutant qu'ils formaient un très beau couple et qu'il était très heureux et touché d'avoir été le témoin de leur engagement.
Alex, qui avait niché sa tête dans le cou de Luna, murmura :
- Il va terriblement nous manquer...
Et elle sentit de lourdes larmes couler jusqu'à sa gorge. Elle le serra fort contre elle, partageant son chagrin. Elle savait ce qu'Henry Lawrence représentait pour Alex. Presque un père. Un exemple en toute chose, une droiture, un courage, une intelligence. De ces hommes trop peu nombreux, mais dont les étoiles brillent toujours au-dessus des heures tumultueuses.
**
C'était une belle journée d'avril, presque estivale. Il faisait chaud dans les jardins abandonnés de la Résidence de Lucknow.
Luna n'y était jamais revenue depuis leur retour deux ans plus tôt. Il lui était arrivé de se rendre dans la ville, mais seulement à de rares occasions, surtout au cours des premiers mois. Et ce ne fut pas sans une grande émotion qu'elle revit les lieux qui les avaient abrités, elle et ses proches, ces lieux où Myriam avait passé les premiers mois de sa vie. En longeant les murailles éventrées, en franchissant la porte abandonnée, elle se demanda comment ils avaient pu tenir, comment ces défenses qui paraissaient aujourd'hui si fragiles avaient pu les protéger. Elle se souvenait bien que Sir Henry avait procédé, avant le soulèvement, à leur renforcement et qu'il y avait eu en permanence des soldats sur les murailles pour repousser les rebelles.
Don Felipe et Sonya Randall, mais aussi Rodrigo, Isabella et Pedro, et même Satya et Ameera, avaient tenu à être présents pour ce dernier hommage. Son grand-père se tenait aussi droit que possible, au côté de Luna. Alex était à sa gauche et avait passé son bras sous le sien. Devant eux se trouvaient Sophie et Brenda, accompagnées par Arthur Robinson et Nagib qui les escortaient. William n'était pas avec son épouse, il se devait d'être avec les soldats.
La fosse avait été creusée par d'anciens élèves de la Martinière, dans le cimetière où reposaient tant de victimes du siège. Lady Honoria, Charles John Wingfield et d'autres officiels dont le Gouverneur général, Lord Canning, se tenaient là. Les soldats défilèrent d'abord, puis ce fut le tour des civils.
En arrivant devant la tombe, Luna sentit Alex vaciller. Il n'avait pas bien dormi depuis l'annonce du décès, une dizaine de jours plus tôt. Il avait travaillé, mais sans grande conviction, demeurant à Lucknow. Luna avait été soulagée qu'il ne s'absentât pas, même pour une ou deux journées, comme c'était souvent le cas. Elle préférait, en ces heures douloureuses, qu'il demeurât avec eux. Il avait, en revanche, passé plusieurs soirées avec William et Nagib. Elle le comprenait : ils avaient tous les trois besoin de se retrouver, d'évoquer leur ancien chef, celui sans lequel aucun d'entre eux ne serait ce qu'il était aujourd'hui.
Alex se reprit et se signa, avant de faire quelques pas vers Lady Honoria. En le voyant, elle l'entoura de ses bras, comme elle l'avait fait avec William et, juste avant, avec son neveu, Arthur, et Nagib.
- Oh Alex... Merci d'être là... Je vais répéter ce que j'ai dit à William... Mais vous étiez comme un fils pour lui. Il était si fier de vous ! De tout ce que vous avez accompli... Dans ses derniers jours, il me disait encore qu'il avait confiance en l'avenir des Indes, tant que des hommes comme vous seraient présents et agiraient.
- Madame... C'est un grand chagrin pour moi. Et je suis touché de vos paroles, de ses paroles... Merci.
Il s'écarta un peu pour laisser Luna s'approcher. Lady Honoria l'entoura elle aussi de ses bras.
- Luna... Comme pour Alex et Sophie, et tant d'autres... Votre présence me réconforte. Je suis triste de vous revoir en de telles circonstances, mais je vous remercie infiniment... Mon mari s'était réjoui d'apprendre que vous attendiez un autre enfant... Il avait été très heureux du courrier qu'Alex lui avait adressé pour annoncer la nouvelle. Il aurait été très heureux d'apprendre sa naissance, malheureusement...
- Madame... Je n'oublierai jamais tout ce que nous vous devons, à vous et à Sir Henry. Vous comptez beaucoup pour moi et pas seulement pour avoir assuré notre survie, vous le savez bien. C'est une grande perte pour nous tous et toute ma famille s'associe à votre peine, Ameera et Satya sont venues aussi...
- J'en suis très touchée, fit Lady Honoria en relevant un peu la tête et en les cherchant du regard.
Les deux Indiennes étaient restées un peu en retrait, étant de confession différente. Mais Lady Honoria avait prévu et avait demandé à ce que toute personne, chrétienne ou non, puisse rendre hommage à son mari si tel était son souhait et comme il le voulait. Nagib, à ce titre, s'était recueilli devant le cercueil de son ancien chef quelques instants avant Alex et Luna, en demeurant auprès de Sophie qu'il avait soutenue ensuite pour s'éloigner un peu.
Lady Honoria reprit, la voix enrouée :
- Je vais demeurer quelques jours à Lucknow. Vous viendrez me voir ?
- Bien sûr, Madame, dit Luna. Mais si vous le préférez, les portes de la Casa de los Naranjos vous sont grandes ouvertes.
- Alors je viendrai. Ce sera mieux. Et je serai curieuse de voir votre belle demeure.
Elles s'étreignirent encore une fois, puis Alex reprit le bras de Luna et ils rejoignirent Sophie. A ses côtés, Brenda pleurait dans les bras d'Arthur.
A la fin de la cérémonie, la tombe fut refermée par une pierre de marbre sur laquelle ne furent gravés que quelques mots, comme Sir Lawrence en avait exprimé le souhait : "Ici repose Henry Lawrence qui a essayé de faire son devoir".
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Comme je l'avais mentionné précédemment, j'ai triché avec l'Histoire en maintenant Sir Henry et Lady Honoria vivants plus longtemps que prévu. Sir Henry décéda dans les premiers temps du siège de la Résidence, le 4 juillet 1857. Mais j'ai quand même raccroché le wagon de l'Histoire en le faisant reposer dans le cimetière de la Résidence. Sa tombe est gravée de l'épitaphe mentionnée ci-dessus. Quelques années après la révolte (je n'ai pas trouvé mention de la date exacte) a été érigée dans les jardins de la Résidence, face à l'ancien palais du gouverneur, une grande croix d'inspiration celtique, comme celles que l'on trouve en Irlande (Sir Henry et son épouse étaient originaires d'Irlande), pour lui rendre hommage. Elle s'y trouve toujours.
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