Le soir était tombé sur cette journée de chagrin. Alex n'avait quasiment pas touché à son assiette, et Luna l'avait vu s'éloigner avec inquiétude, pour fumer. Don Felipe, fatigué, avait gagné rapidement sa chambre. Le regard de la jeune femme croisa celui de Sonya qui lui dit :

- Je crois qu'il a besoin d'être seul un moment. Mais rejoignez-le, Luna, dans quelques minutes.

Elle hocha la tête, but quelques gorgées d'eau et appuya mieux son dos contre le dossier. Elle porta la main à son ventre, le bébé bougeait doucement, comme pour rappeler sa présence.

- Vous êtes fatiguée ? s'inquiéta Sonya.

- Comme nous tous aujourd'hui, je crois, répondit Luna avec un maigre sourire. Mais je vous rassure : le bébé va bien. Il bouge un peu ce soir, c'est tout.

- Reposez-vous bien cette nuit, dit encore Sonya. Vous êtes restée beaucoup debout aujourd'hui.

- Oui, je vous le promets. D'ici notre départ pour Bhimtal, je vais rester tranquille, pour être dans de bonnes conditions pour faire le voyage.

- C'est une bonne résolution, dit doucement Sonya. Je vous laisse... Je suis lasse moi aussi. A demain, mon enfant.

- A demain, mère.

Et avant de rentrer dans la maison, Sonya s'approcha de Luna, la prit un instant dans ses bras, même si la jeune femme demeura assise, et déposa un baiser sur son front.

Luna resta un moment, seule, dans le patio. Elle savait que les serviteurs attendaient son départ pour débarrasser, mais elle voulait s'emplir le cœur et l'esprit de la douce paix qui régnait là, écouter le chant réconfortant de la fontaine. Les yeux tournés vers le ciel, elle regardait les étoiles qui brillaient doucement, se souvenant de ce même ciel au-dessus de la Résidence assiégée.

Puis une idée l'effleura, comme portée par une brise légère et parfumée. Elle sortit de ses songes, se leva et gagna le grand jardin pour y retrouver Alex.

**

Habituellement, il demeurait non loin de la maison pour ce moment de détente qu'il s'octroyait en fin de journée. Le plus souvent, elle le laissait seul, aussi parce que la fumée de la cigarette l'incommodait, surtout maintenant qu'elle attendait leur deuxième enfant. Mais elle savait qu'il allait rarement au-delà des orangers. Ce soir-là, en revanche, elle ne fut pas surprise de devoir traverser tous les jardins pour aller jusqu'à la Gomti. La silhouette d'Alex se découpait sur la pâle clarté des bancs de sable. Le niveau de la rivière commençait à baisser, signe que la saison sèche était bel et bien là. Il contemplait le lent cours du fleuve.

Alex ne bougea pas en entendant son pas léger, mais quand elle fut proche, il tendit le bras derrière lui pour l'inviter à venir. Elle lui prit la main et vint se blottir tout contre lui. Il referma ses bras autour de sa taille avec tendresse et sentit, ému, le ventre déjà rond appuyer contre le sien.

Ils demeurèrent un long moment ainsi, sans parler, regardant simplement les banians qui poussaient sur l'autre rive, étendant leurs étranges branches-racines l'une après l'autre.

- Alex... finit-elle par murmurer.

- Chérie ?

- J'ai... pensé à quelque chose...

- Je vous écoute.

Sa voix était toujours mâtinée de chagrin, mais elle ne tremblait pas.

- Si... Si nous avons un fils... Voulez-vous que nous l'appelions Henry ?

Alex resserra son étreinte autour d'elle, puis pencha la tête vers elle et déposa un baiser sur son front. Luna ne bougeait pas, le regard toujours porté vers la rivière, les bras enserrant toujours la taille de son mari.

- Ce serait... Un très beau choix.

Alors Luna ferma les yeux, répondit à l'étreinte d'Alex et songea : "J'attends un garçon. Ce sera un garçon."