Chapitre 81 : Le plus bel hommage
Le regard de Lady Honoria faisait le tour des murs entourant le grand patio où Don Felipe l'avait invitée à les retrouver. Sonya et Luna étaient là, assises à l'ombre, profitant de la fraîcheur apportée également par la fontaine.
- Vous avez vraiment une très belle maison, Don Felipe, fit-elle. Avec une architecture un peu particulière...
- Sachant que les Indes étaient un pays très chaud, lorsque j'ai fait bâtir cette maison, je me suis inspiré de celles de mon pays, avec les patios, les toits prononcés, pour favoriser les endroits plus frais, la circulation de l'air. Les fontaines apportent aussi de la fraîcheur en toute saison. Sans oublier le jardin...
- Et ses orangers, sourit Lady Honoria. Vous lui avez donné en plus un très joli nom !
L'épouse de Sir Henry était arrivée depuis peu et profitait de l'accueil de ses proches. Après l'épreuve du décès de son mari, l'organisation de ses obsèques, elle pouvait s'offrir quelques moments de repos et d'amitié.
- Comment allez-vous, Madame ? s'inquiéta Luna.
- Je vais doucement. Quand il est tombé malade, Henry m'a dit : "C'est mon dernier combat. Et je vais le perdre." Je m'étais alors préparée... à l'inévitable. Mais il s'est battu ! Oh que oui ! A la fin, il m'a dit aussi : "C'est étrange pour moi de mourir dans mon lit. Alors que j'aurais pu tomber maintes fois...". Il ne regrettait rien, sauf peut-être de ne pas avoir fait assez pour empêcher la mutinerie et les massacres, d'un côté comme de l'autre. Il avait beaucoup de regrets, aussi, concernant la façon dont la rébellion a été matée et tous les excès qui s'en sont suivis. Il aurait voulu empêcher les exécutions arbitraires, les familles abandonnées. Mais il gardait espoir. Avant même d'être malade, quand il recevait quelques nouvelles de Delhi, du Pendjab ou d'Oudh, il me faisait remarquer qu'il espérait que des hommes comme Alex, Arthur ou William parviendraient à prendre le pas sur tous les va-t-en guerre et ceux qu'il appelait "les massacreurs". Il aimait les Indes, mais surtout, il aimait les Indiens. Et j'espère qu'on se souviendra de lui ainsi, plus encore qu'en ayant été celui qui a permis la résistance de la Résidence.
- Je suis certain que ce sera le cas, fit Don Felipe.
Sonya et Luna acquiescèrent.
- Enfin... Je vous remercie beaucoup, encore une fois, de votre présence il y a deux jours. Et j'ai été très touchée de voir aussi Satya et Ameera. Vraiment.
- Nous n'aurions pu être ailleurs, Madame, dit Sonya. Il était impensable pour nous de ne pas assister à la cérémonie.
- Ce fut très émouvant d'entendre Sammy jouer de la cornemuse, fit remarquer Luna. J'en ai pleuré... comme nous tous, je crois.
- Je suis certaine qu'Henry, lui, s'en amusait, dit Lady Honoria avec un maigre sourire.
Sonya reprit la parole et proposa :
- Souhaitez-vous une tasse de thé, Madame, ou une boisson rafraîchissante ? Le thé est encore agréable en cette saison.
- Je veux bien une tasse de thé, volontiers, répondit-elle. Merci.
Sonya fit signe à Nadja, la femme d'Hamid, qui attendait à la porte menant vers les cuisines. Quelques minutes plus tard, elle apportait un premier plateau avec le thé, puis un deuxième avec des fruits frais découpés en quartiers et des petits gâteaux. Entre temps, Lady Honoria s'était enquise de savoir comment se portait Luna :
- Je vais bien, Madame. Le bébé commence à bien bouger, tout se déroule normalement.
- Pour quand est prévue la naissance ?
- Au moment de la mousson, fit Luna. Dans le courant de l'été... Nous serons à Bhimtal, cela devrait être plus... facile.
- Très certainement, fit Lady Honoria. Mon dernier fils est né au Népal, en 1845, et j'ai beaucoup apprécié de me trouver en montagne à cette date ! Je suppose que vous n'allez pas tarder à partir...
- Nous ferons en effet le voyage dans quelques jours, dit Don Felipe. Alex et Nagib nous accompagneront, mais ils ne resteront pas. Ils reviendront dans le courant de l'été.
- Sophie et Brenda seront également avec nous, reprit Luna. Sans oublier Roy et la petite Elisabeth.
- Henry aurait été heureux d'apprendre sa naissance, mais il est parti juste avant..., fit Honoria. Je me suis rendue hier soir auprès de Sophie et j'ai été très heureuse de faire la connaissance de sa petite fille. Elle est déjà ravissante ! William peut être fier !
- Ha ça, fit Don Felipe, je crois qu'il est comme sur un petit nuage...
Lady Honoria eut un petit rire et Luna se fit la réflexion que leur échange lui faisait du bien. Sans doute la noble dame s'efforçait-elle de passer du temps avec des proches qu'elle appréciait, pour garder courage et ne pas s'effondrer sous le poids du deuil.
Ils parlèrent tour à tour des enfants, de leur vie à Lucknow. Puis Don Felipe s'enquit de savoir ce que Lady Honoria allait faire, si elle comptait rester aux Indes.
- Non, dit-elle. Je suis restée pour être avec Henry qui ne voulait pas partir. Il pensait pouvoir encore agir, mais à Calcutta, personne ne l'écoutait ou ne venait chercher ses conseils. Une fois, après avoir reçu une lettre de William, je l'avais trouvé très pensif. Quand je me suis inquiétée de savoir si les nouvelles étaient bonnes, il m'a simplement répondu : "J'aurais dû rester là-bas." Non pas parce qu'il doutait de ce que William ou Alex feraient, mais il avait le sentiment qu'il aurait été plus utile ici qu'à Calcutta. Mais il n'était plus en mesure d'assumer une charge, même réduite. Alors, j'ai réfléchi, ces derniers jours, et surtout tout au long de mon voyage jusqu'ici. Un soir que je profitais de la relative fraîcheur de l'air et des couleurs magnifiques du couchant, j'ai pensé que c'était le dernier voyage d'Henry, mais aussi le mien. Et que j'allais retourner en Angleterre, auprès de nos enfants. Nous n'avions revu que notre fils aîné, à Calcutta, pas les autres. Ma fin de vie sera plus douce auprès d'eux et de nos petits-enfants.
- Ils allègent le poids des ans, fit Don Felipe d'une voix sereine. Cela vous fera beaucoup de bien et je vous souhaite d'en profiter le plus longtemps possible. Pour ma part, je remercie Dieu chaque jour de m'avoir ramené Luna et de me permettre de profiter de Myriam et, bientôt, s'Il le veut, de son deuxième enfant.
Lady Honoria sourit :
- Vous avez raison et je comprends votre joie.
**
Lorsque Lady Honoria prit congé, Luna et Don Felipe la raccompagnèrent jusqu'à la cour où attendait sa voiture.
- Je vous dis adieu, Don Felipe, Luna. Transmettez encore toutes mes amitiés à Alex et tout mon soutien. Il doit aller de l'avant, continuer à œuvrer comme Henry le faisait. Ce sera le plus bel hommage qu'il pourra lui rendre. Qu'il ne doute pas ! Même face à l'adversité et surtout face à la bêtise et l'ignorance.
- J'espère que nous nous reverrons, Madame, dit Luna avec les larmes au bord des yeux.
- Si vous vous rendez en Angleterre un jour, je l'espère bien ! répondit-elle avec un grand sourire qui cachait mal, cependant, sa propre émotion. Ma chère enfant... Ma chère petite... Ca a été une grande joie de vous connaître et d'avoir votre soutien, votre présence. Nous avons traversé beaucoup, tous ensemble. Je sais que nous nous en sommes sortis aussi et surtout parce que nous sommes restés solidaires, confiants, que nous nous sommes soutenus mutuellement. Je n'oublierai jamais tout ce que nous avons vécu durant le siège, c'est impossible. Prenez soin de vous, surtout dans les prochaines semaines, profitez bien de votre séjour à Bhimtal. Et... Et donnez un autre bel enfant à Alex. Il en sera heureux.
Luna ne put résister à serrer Lady Honoria dans ses bras, qui lui rendit son étreinte avec chaleur, alors que les larmes roulaient sur leurs joues. Puis doucement, Lady Honoria l'écarta et prit les mains de Don Felipe.
- Je vous souhaite encore longue vie, Don Felipe, pour goûter à tous ces plaisirs et à la joie infinie de voir grandir les enfants d'Alex et Luna. Vous aussi prenez soin de vous et donnez-moi souvent de vos nouvelles. Je vous écrirai dès mon arrivée en Angleterre, je vous le promets.
- Un long voyage vous attend, Madame, mais je vous le souhaite agréable et réconfortant.
Lady Honoria n'ajouta rien, se retourna et monta dans sa voiture. Elle fit un dernier geste de la main avant que le cocher ne leur fasse franchir le portail et n'engage la voiture en direction de la ville.
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