Alek - 1.1
La montre à gousset que tenait Alek était arrêtée, privée de tout mouvement, de toute énergie. Comme figée dans le temps qu’elle devait pourtant représenter. Le regard du magister balayait le cadran de la pièce horlogère, sa surface à la couleur d’ivoire toute remplie d’inscriptions noires et dorées.
Alek ferma les yeux, il sentit une force se réveiller en lui. Ce fut comme une puissance intérieure qui se manifestait après avoir été trop longuement endormie. Alek tentait de refréner les pouvoirs qui s’agitaient en son corps pour les canaliser et bientôt il se mit à les contrôler.
Les énergies le parcouraient totalement et tandis qu’il focalisait ce pouvoir insondable, il se concentra toujours plus pour le façonner. Le flux créé devenait perceptible dans sa propre enveloppe physique. Invisible, mais pourtant bien là, en laissant une sensation de fourmis dans le bras du magister.
Alek dans la pénombre du néant sentait chaque composant. Les yeux encore fermés, il se concentra plus profondément pour chercher la pièce précise qui devait redonner vie à la montre. Il pouvait visualiser les froides roues d’acier du mouvement et à force d’efforts, il arriva à ses fins lorsqu’il vit ses pouvoirs prendre possession du ressort qui se rétractait.
Les roues se mirent à bouger une à une, bientôt suivies par le reste de la mécanique qui s’activait. L’énergie se répandait comme un torrent d'eau enfin libéré qui réanima cette création humaine en offrant son tic-tac emblématique. Le son résonna au grand plaisir d’Alek. Il esquissa un sourire en sentant les aiguilles de son garde-temps tourner.
Il se permit de poser à nouveau les yeux sur le monde réel autour de lui, ce rude et triste univers d’acier que représentait la cité nation d’Aldius. D’un geste assuré, Alek rangea sa précieuse pièce horlogère dans l’une des poches intérieures de son manteau.
La réanimation de cette étonnante mécanique lui avait procuré une joie et un sentiment de petite victoire, le tout bienvenu après ce qu’il venait de vivre.
Il avait passé la nuit précédente à observer une cache de contrebandiers, comme il le faisait d’ailleurs depuis de trop nombreuses et éreintantes soirées. Il avait attendu et attendu en vain. Surveiller les trafiquants des lointaines colonies se révélait une tâche rébarbative et bien longue, mais ça n’en était pas moins une mission importante qui ironiquement lui avait été confiée.
Le salvateur et radieux soleil, levé depuis peu, aurait dû sonner la fin de son labeur. Lui permettre de rentrer chez lui après son interminable nuit, son devoir rempli et son corps bien fatigué, mais Alek avait eu la désagréable visite d’un membre de la garde portant un billet destiné à sa personne.
La lettre lui avait simplement intimé l’ordre de rejoindre une scène de crime. Alek avait dès lors grimpé dans le premier transport qu’il avait rencontré et mis le cap vers les résultats de la folie humaine. Il filait maintenant vers une nouvelle enquête dans la morne et triste cité nation.
Après tout c’était là son engagement, il officiait en tant que magister impérial. Il était l'un des rares utilisateurs des pouvoirs arcaniques de l'Empire et cela venait avec des contreparties pour le moins importantes. Parmi les citoyens qui l’entouraient, peu osaient le regarder à cause de cela, un malaise palpable le couvrait, lui collait à la peau en ne le quittant plus.
Pour les habitants des lointaines colonies ou pour les esprits les plus obscurantistes de la ville d’acier, Alek et ses semblables se voyaient affublés des doux sobriquets de monstres ou bien même mutants. La nature de l’homme le poussait à avoir peur de la différence, de l'inconnue. Si sa fatigue n’était pas due à sa soirée, rien que le triste constat de sa situation suffisait à lui assombrir le moral et affaiblir sa détermination.
Il savait pertinemment que si les « monstres » comme lui n’avaient pas revêtu un rôle clef pour l’Empereur et les cultes de la cité nation, ils auraient été jetés en pâture aux masses laborieuses depuis bien longtemps. Supprimé par peur de leurs aptitudes si spéciales et contre nature, emporté par la colère incontrôlable des petites gens. Quelle que soit d’ailleurs leur ascendance.
Leurs pouvoirs surnaturels consistaient en un legs ineffaçable, l’un des nombreux bouleversements qui avaient suivi le grand effondrement d’antan. Le cataclysme qui avait pris Céresse avant même la création d’Aldius.
Celui dont tout le monde semblait taire et craindre le vrai nom.
Des sifflets résonnaient au loin en réveillant une migraine tenace en Alek. La garde d’Aldius était à l’œuvre. Le service d’ordre de la ville devait se trouver sur la brèche pour contenir la bouillante cité nation.
Enfin, en partie…
Comme toute chose de la vie, la réalité était plus compliquée qu’il n’y paraissait. Il n’y avait pas seulement une vérité propre. Quant à la sécurité, les milices des grandes maisons impériales veillaient au grain et revêtaient le rôle de garant de la paix sociale. C’était bien elles qui maintenaient l’équilibre précaire d'Aldius et non par pure bonté d’âme.
Kardoff, Devràn et autres Baucharons. Chacune d’elles se partageait la ville comme une simple pièce de dessert qu’on se divisait sans scrupule entre amis. Chaque bâtiment, chaque usine et chaque quartier appartenait à l’une des antiques maisonnées de l’Empire.
Le moindre citoyen avait un maître, ainsi perdurait la loi tacite d'Aldius. Seule Sa Majesté se voyait au-dessus de tout cela.
Si les vieilles pratiques de servage avaient eu la chance de pouvoir disparaître avec la fin de l’Ancien Monde, elles avaient subsisté. Et dans le chaos du Nouveau Monde, l’ordre d’antan s’était réaffirmé. Les quelques ouvriers l’entourant traduisaient cela. Les nobles et riches dans la partie haute d’Aldius et les sujets, les masses laborieuses au service de leurs maisons, dans les innombrables autres quartiers et districts de la ville.
Quelle ironie !
Le magister songeur fut brusquement sorti de ses pensées et conjectures lorsque son transport buta lourdement sur son chemin. Le train qui venait de cogner sur les rails de la voie malmenait le corps d’Alek assis sur sa raide banquette de cuir encore groggy par sa nuit de travail.
La voiture dans laquelle il voyageait ainsi qu’une trentaine de passagers se trouvait être un petit wagon. Un des trois qui composaient la remuante navette de transport. L’intérieur présentait des compartiments restreints où le magister et seulement quelques rares chanceux avaient pu prendre place sur les sièges bleus et dorés aux couleurs impériales. Les autres usagers, eux bien debout, se voyaient ballottés par chaque virage ou changement de voie, s’accrochant comme des tiques aux barres et accoudoirs en laiton. Le visage crispé à chaque embranchement.
Peu étaient les passagers à s'approcher ou même observer Alek. Ils l’évitaient comme la peste, occultant jusqu’à sa présence en se voilant la face. En un sens, il ne pouvait leur en vouloir, le manque de sommeil avait sans aucun doute aggravé son regard lourd. Les rares âmes qui le scrutaient ne réagissaient pas. Ils constataient la mine vide d’Alek. Il avait cette aura, cet aspect que seules les personnes au faîte des plus noirs instincts de l’homme pouvaient arborer. Les usagers du wagon paraissaient simplement effrayés de ses pouvoirs, de leur propre nature sous-jacente ainsi que leur reflet dans les yeux fatigué du magister.
La navette offrait quant à elle à ses passagers un décorum de décrépitude. Les colonnes en fer forgé qui soutenaient le fin toit de tôle n’avaient plus qu’un semblant de leur peinture verte d’origine. Le bois des sièges ou du plancher virait au noir et s’arrachait par endroit, le tout ne tenant debout que par un pur miracle.
Le transport en bon représentant des compagnies de la ville et plus globalement du système était lent. Lent, mais inusable. Il arborait le passage du temps tel des cicatrices témoins de sa longue vie, de sa résistance face à la décrépitude générale de la vénérable cité nation.
Le contrôleur à l’avant du train se mit à bouger, il actionna le pommeau d’une chaînette qui pendait à côté de sa tête. L’affichage central de l’appareil faisait glisser ses plaques dans un guichet pour indiquer la destination finale du magister : La Rue Vermillon.
Bientôt arrivé… Enfin ! pensa Alek en soufflant apaisé par cette idée. Il n'en pouvait plus de cette boîte à sardine. Il détourna son regard de l’employé et de la distraction qu’il représentait. Alek s’attarda ensuite sur un vieil homme assis juste à côté de lui qui tenait le journal quotidien plié sous le bras. Il avait dû le finir.
— Puis-je ? dit Alek à la personne d’un bon âge pour lui emprunter les pages noircies et cornées de la gazette.
Surpris au début, le noble, à en croire ses habits et sons hauts de forme, s’exécuta à l’instant dès qu’il vit l’uniforme et l’insigne que portait Alek en un savant mélange d’étonnement et de dégoût que sa riche éducation lui avait appris à dissimuler tant bien que mal. Il tentait simplement de cacher son malaise face à ce qu’il considérait comme l’une des malédictions de l’Empire.
Le magister peu expressif et habitué à la chose remercia le vieil aristocrate d’un sourire bien faux quand il lui prit le journal de manière nonchalant. Alek, résigner devant l’ignorance de la majorité, ne réagit guère et d’un geste de sa main mit droit le document avant de se plonger dans les colonnes de lettres qui recouvraient chaque recoin de ce terne papier.
La gazette du galibot était l’un des nombreux bulletins hebdomadaires qui parsemaient la cité nation. De par sa police et ses illustrations, il s’agissait à n’en pas douter d’un journal des quartiers intermédiaires et inférieurs.
Comique au vu de son propriétaire actuel.
En dessous du titre se trouvaient une image, un dessin de ruine et le nom de l’édition imprimée en gros caractère pour forcer l’impact du message :
DISPARITION D’UNE NOUVELLE COLONIE !
Alek balaya les textes de la première page et retint : Ultis, la ville de l’est qui avait mystérieusement cessé toute communication.
Elle s’ajoutait ainsi à la longue liste des postes avancés qui arrêtaient d’émettre depuis voilà bien cinq ans. Si ce dominion avait été au nord, on aurait imputé cela à l’ennemi héréditaire d’Aldius, avec comme intitulé racoleur « un nouveau massacre » de l’Union. Mais cette disparition n’était pas isolée et n’avait rien à voir avec les opposants de l’Empire.
Cela avait de quoi faire mûrir toute sorte de spéculation sur les événements. Et pourtant la ville n’en manquait déjà pas en temps normal. Alek n’était pas payé pour réfléchir sur des mystères de l’autre bout du monde viable. Des soucis tout aussi proches que triviaux requéraient son attention. Il devait se rendre à l’usine qu’on lui avait indiquée au plus vite et ceci fait, rentrer et enfin dormir.
Ha, dure vie que celle de magister…
Alek captivé par les nouvelles de la gazette qu'il continuait de lire s’affaissait dans le cuir de son siège. Il fut surpris par le soudain mouvement du véhicule. Le transport prit un virage brusque sur les rails et bientôt les trois wagons de la navette commencèrent leur descente. Les voitures filaient sur les voies en rejoignant les quartiers ouvriers des étages inférieurs de la ville d’acier.
Plus le train avançait sur son trajet et plus les mornes et tristes bâtiments se profilaient à l’horizon. À ces niveaux, les habitations côtoyaient d’immenses usines dont les formes sombres se dessinaient au loin à travers la brume maladive qui régnait. Les constructions se multipliaient toujours plus en montant anarchiquement jusqu’aux portions les plus hauts de la cité nation pour former une ruche gargantuesque.
De vastes manufactures sortaient de nombreuses tours de briques indistinctes et obscures. Leurs cheminées étaient comparables à une forêt artificielle aux teintes rougeâtre. Toutes se dressaient fièrement au-dessus des toits en crachant leurs volutes de fumée noirâtre dans le ciel. Alek pouvait sentir dès à présent la désagréable odeur des combustibles brûlés lui chatouiller le nez.
Le contrôleur à l’avant de l’engin tapa cette fois sur le carreau de l’habitacle du conducteur. Le maître de la bête de vapeur actionna l’un de ses nombreux leviers qui occupaient sa cabine et fit sonner la cloche de sa courte locomotive pour signifier leur approche de la gare.
Le magister ne perdit pas un instant, il rendit prestement le journal à son propriétaire et abandonna le wagon quand il stoppa enfin sa course. D'un bon, il quitta le transport par l’une des portes latérales en étant au passage salué par le fonctionnaire.
Alek arriva dans un important et intimidant hall d’acier très fréquenté. De grands carreaux composaient le toit et offraient une vue saisissante sur les nappes de fumée qui cachaient l'infini. C’était là un ciel bien sombre et opaque qui couvrait la ville telle une chape de plomb. Un sentiment de tristesse prit Alek en considérant ce monde trop souvent condamné aux couleurs foncées et ternes. À cet univers orphelin de son astre flamboyant.
Le magister se fraya un passage dans la foule grouillante qui régnait dans ce palais de verre et d’acier, Alek dévala les longs escaliers qui reliaient le hall de gare au sol en un rien de temps. Ses pas arrachèrent des grincements à la branlante structure durant son avancée.
Les rues où il s’aventura ensuite étaient tout aussi bondées, voire plus.
Les bâtiments se dressaient de chaque côté de leur impressionnante hauteur. Alek traîna sa fatigue dans ces intimidantes rues crénelées. Comme peine supplémentaire aux citoyens, il se tenait au-dessus d’eux les rails des différentes navettes de la cité nation qui couvraient la voie en donnant un étrange sentiment d’enfermement.
Les allées du quartier recelaient d’une grande activité, toute remplie de vie. Des étals envahissaient les espaces latéraux des artères de la ville et leurs propriétaires rivalisaient de phrases aguicheuses pour attirer les clients souvent éloignés par les effluves peu engageants des produits.
De nombreuses devantures de commerce tapissaient ensuite les rez-de-chaussée des hauts bâtiments. Leur aspect travaillé en bois vieillit et les vitres claires avaient de quoi solliciter le regard.
Il y avait également des cireurs et barbiers occupés à donner une apparence civilisée aux hommes. Le magister entendait le son sec et rythmique des ciseaux taillant les crinières négligées des habitants de la cité nation.
Cette artère vivace de la ville se voyait parer de couleurs ternes et les visages des passants offraient des mines bien sombres. Un mal ambiant régnait, une douleur de vie qui marquait jusqu’au plus profond des gens. En un écho de la morne existence d'Alek et de son propre manque d’expression.
Sous l’aspect civilisé de la cité d’acier, la barbarie humaine se tapissait. Le jour chassait aussi bien les ombres que la véritable nature de la grouillante diversité d’Aldius. Quelques personnes se tenaient éloignées des voies de passage en observant à bonne distance le magister fendre l’épaisse foule de sa seule présence. Alek le savait, mais les aborder pour les contrôler ne lui aurait fait perdre que du temps.
De vastes groupes d’ouvriers se promenaient également, reconnaissables à leurs uniformes non moins fatigués qu’eux. Ils se pressaient de rejoindre leurs usines en s’arrêtant çà et là pour prendre quelques nourriture ou boisson vivifiantes qu'ils rangeaient dans leurs grosses blouses de travail.
Quand il sentit son propre ventre gargouiller à cette simple idée, Alek s'arrêta bientôt pour acheter de quoi manger en chemin. Après avoir attendu dans une courte file qui s’étirait devant une frêle et petite gondole marchande, Alek fut face à une vendeuse cette fois aussi large que haute qui l’accueillit avec un grand sourire.
— Ha magister Devràn ! que puis-je vous servir ?
La femme avait une voix bourrue et grave, celle qu’on retrouvait chez les commerçants usés par leurs longs offices.
— L’une de vos spécialités fera parfaitement l’affaire.
— Dix marks d’argent, acquiesça la dame en emportant la somme que venait seulement de poser Alek avant de revenir chargée d’un cornet de journal renfermant l’encas qu’il convoitait tant.
Le magister percevait les réflexes vifs de la marchande, fourbue par une existence dédiée à la sustentation des autres. Sa prétendue accessibilité, qu’un faux semblant face au « mutant » qui se présentait à elle. Après tout l’argent n’avait pas d’odeur.
— Merci, se fendit Alek, avant d’être prestement salué et déjà remplacé par un nouveau client.
Tandis qu’il marchait et que ses bottes martelaient les pavés du sol, Alek déplia la protection et un pain entourant une pièce de viande fit son apparition. Il ne perdit pas plus de temps et mangea une première bouchée, son flair masqué par son insatiable faim. Il continua sa route dans les allées du quartier en engloutissant rapidement cet encas des plus nourrissant à défaut d’être appétissant.
Bientôt il entendit des bruits bien distincts par rapport aux échos des traditionnelles voix des rues marchandes. Au moment où il tourna vers une voie latérale, il fit irruption sur une vaste place. L’endroit était pris d’assaut par une foule criarde de travailleurs portant et agitant haut leurs banderoles et fanions. Quelques jeunes avaient rejoint ce mouvement de masse en zigzaguant entre leurs aînés.
Les hommes de la garde, reconnaissable à leurs uniformes soignés bleu et or, maintenaient un cordon de sécurité devant une impressionnante usine. Ils tenaient éloignés cette horde énervée d’ouvriers qui en plus de les pousser leur lançaient des jurons et autres noms d’oiseaux bien choisis. Hormis la muraille de corps qui contenait les manifestants, deux lignes de défenseurs se succédèrent ensuite.
La première se répartissait en de nombreux groupes de deux. Chaque sentinelle retenait des molosses qui tiraient avec énergie sur leurs laisses en faisaient concurrence à la foule de leurs grands aboiements. Les bêtes aux pelages noirs présentaient de puissants muscles sous-jacents mouvants et s’activant à chaque bond vigoureux qu’elles imposaient à leurs maîtres.
Enfin la dernière ligne d’hommes se tenait adossée aux grilles de l’usine. Munis de longs fusils à verrou, ils observaient l’attroupement d’un œil mauvais, n’attendant qu’un ordre pour faire feu dans la masse compacte et agressive qui leur faisait face.
Les agents au contact reculaient de plus en plus, jouant de leur matraque pour assommer les travailleurs trop véhéments. Et la situation déjà tendue s’envenima lorsque des projectiles firent leur apparition. Briques et pavés s’abattirent en nombre sur les membres de la garde.
Pendant qu’il étudiait la scène, Alek fut pris d’une sensation de froid, d’un courant glacé qui filait le long de sa nuque puis dans son crâne.
— Alors tu en as mis du temps !
La voix douce et féminine résonnait en un écho lointain dans l’esprit même du magister.
Annotations