Alek - 7.1
Le barillet de l’arme tournait sans le moindre à-coup.
Chaque mouvement insufflé par la main du magister le faisait s’actionner sur son axe, en présentait les cinq chambres orphelines de toute munition. Mais elles ne le restèrent pas plus longtemps. Alek chargea une à une les douilles jaunes dans l’arme de poing. Tout homme se sentait puissant, ainsi assisté par un revolver par un outil aussi petit que mortel. Et Alek n’y échappait pas malgré tout ses pouvoirs d'arcaniste, il était en soi rassuré de se savoir secondé.
D’un coup de sa main, il fit à nouveau tourner le barillet avant de le refermer définitivement dans le corps du pistolet.
— Tu as fini de t’amuser !? lui lança Amicia assise juste à côté de lui sur la raide banquette de cuir de leur transport.
— Chacun passe le temps comme il peut.
Le magister avait replacé son arme dans l’étui caché sous sa longue veste.
— Si tu le dis. Tu te remets à parler, c’est un début.
— Comment ça ? lui fit Alek, l'air faussement innocent.
— Ton entrevue avec ton père… Vous n’avez pas discuté uniquement de son aide pour notre descente, je me trompe ? Ça se lit sur ton visage.
— Hum.
— Et maintenant tu joues les mystérieux. Très bien, conclut-elle en soufflant. Tu finiras bien par me le dire, comme souvent.
— Te voilà bien sûr de toi, lui assena Alek comme piqué par le constat de son amie.
— Si on ne peut plus te titiller…
Avant que le magister ne lui réponde, leur transport adopta difficilement un embranchement sur le tortueux chemin. Chaque wagon buta sur les rails en de nombreux grincements métalliques. La foule de combattants qui peuplaient l’intérieur de la voiture s’accrocha au moindre soutien. Tous arboraient les uniformes de la famille Devràn reconnaissable à sa distinctive couleur verte. Leur visage était fermé et peu prenaient le temps de converser. Le stress montait même au sein de ces fiers combattants. L’heure de la lutte allait venir. Car il allait bien être question d’affrontements dans toute cette opération. Les choses pouvaient vite dégénérer sur le territoire des Dükhess. Le quartier était certes établi dans le domaine des Burrows, mais en réalité, ils ne le contrôlaient guère.
La porte qui finissait le wagon des deux magisters s’ouvrit brusquement, captant l’attention d'Alek qui aperçut le capitaine Braggs faire son apparition. Sur son passage, il salua ses hommes. Profitant de ce dernier moment pour les encourager à sa manière. Il y avait quelque chose de noble en ce vieux soldat qui tenait toujours à se déplacer fièrement comme si l’uniforme ainsi que ses couleurs se voyaient être ceux de sa propre famille.
— Nous y sommes bientôt, l’arrêt final se trouve juste après les abattoirs Paliotti, fit-il en gardant un air professionnel alors qu’il se stoppait face aux magisters pour leur parler.
— Parfait, répondit Alek en se levant.
Comme pour prêter quelques crédits aux dires du capitaine, les bâtiments en question couvrirent le train de toutes leurs ombres. C’était des constructions étriquées et imposantes qui se dévoilaient aux arrivants. Faites tout en hauteur et agrémentées de nombreuses grandes vitres sur leurs façades. Mais avant qu’Alek ne puisse profiter plus de sa vue, les wagons entamèrent leur descente dans les rues.
Les maisons qui avaient entouré le chemin de fer prirent toute leur importance quand elles dominèrent cette fois-ci, les rails et la longue machine qui les arpentaient.
Le train, ce serpent d’acier, freina ensuite en un subit à-coup. La porte latérale de la voiture glissa en un vif grincement pour laisser toute la lumière extérieure rayonner dans l’exigu et non moins peuplé transport. La foule de miliciens qui avait tant attendu ce moment déferla hors des parois pour se déverser dans cette rue qui officiait en tant que terminus pour la ligne.
En réalité, la rue n’en avait que le nom, c’était plutôt une grande place dallée de briques comme l’annonçait le fameux sobriquet du quartier. Les « pavés rouges » n’usurpaient pas leur titre. En serait-il de même pour sa triste réputation !?
Emportant ses questionnements, le magister Devràn qui sortait à son tour observa l’endroit ainsi que les multiples soldats que vomissait la longue fille de compartiments formant le train.
La bête toute d’acier semblait venir tout droit du front avec son aspect militaire. Ce transport blindé se trouvait hérissé de nombreuses armes tels les piquants d’un hérisson. Une peinture dorée, granuleuse et grattée, couvrait ensuite chaque porte des wagons en symbolisant l’Ours des Devràn.
Outre les combattants, une foule de matériels était retirée des voitures. Les rares civils qui avaient occupé la place vidaient les lieux en toute hâte. De multiples caisses étaient amenées et les fusils furent rapidement distribués aux hommes qui s’approvisionnaient déjà en munitions. Il y avait une effervescence qui planait dans l’air. Un empressement global et communicatif qui passait entre les personnes sans même faiblir.
— TRÈS BIEN MESSIEURS, tonna la voix du capitaine Braggs qui naviguait entre les nombreux miliciens. ON NE LAMBINE PAS. ALLEZ !
Les soldats qui couraient dans tous les sens formèrent bien vite les rangs sous le regard de leur supérieur. Les magisters se tenaient aux côtés de Braggs. Un sourire presque invisible, dissimulé, balaya le visage du vieil officier alors que l’un de ses hommes lui amenait son fusil. D’un geste assuré et brutal, il ouvrit l’arme en actionnant le verrou. Le capitaine procédait machinalement tel le vétéran de guerre qu’il était, et après avoir apprêté son outil de travail, il échangea avec Alek un hochement de tête pour signifier le début de l’opération.
D’une voix rauque et grave, il s’adressa à ses miliciens :
— Il est l’heure de gagner votre paye, messieurs. La seconde unité en avant-garde, les autres en double colonne. Tâchez d’avoir l’œil ouvert, nous sommes en zone hostile à présent.
Deux files prirent rapidement forme et l’importante troupe de soldats se mit à progresser dans les rues du quartier.
Le terminus résidait dans une sorte de territoire neutre, absente de tout homme de la garde, de miliciens ou même de combattants des Dükhess. Peu nombreux avaient été les habitants à se trouver également là, fuyant à toutes jambes cette troupe en arme qui avait investi leur lieu de vie. Ces « envahisseurs » ne découvrirent guère de bon accueil. Cela prit encore plus d’importance au fur et à mesure de la marche. Les pavés rouges ne s’éveillèrent pas devant eux, bien au contraire, ils semblaient se refermer face à leur venue.
Les résidents évitaient de regarder les miliciens, abandonnant vite les étroites ruelles du quartier en entendant les bottes des soldats frapper le sol. Les volets se fermaient. Les portes claquaient. Un calme peu engageant s'était emparé de la colonne de combattants. Même si nul n’échangeait de mots, Alek pouvait sentir le doute tout autour de lui. C’était comme un venin invisible qui s’insinuait dans les miliciens. Qui se transmettait pour ne plus les quitter. Les regards que les hommes lançaient aux alentours se trouvaient vifs. Leurs armes pointées sur chaque bruit. Sur chaque mouvement, car le silence qu’ils connaissaient n'était nullement réconfortant.
Les maisons, toutes ocres, s’étendaient ainsi en d’étriquées ruelles où les hautes constructions se suivaient les unes après les autres en de nombreuses copies vétustes d’une simplicité accablante. Alek, qui naviguait dans les allées du quartier, pouvait mieux apprécier l’architecture unique du lieu. Elle était robuste tout comme ses habitants. Imposante par endroits, surtout quand il s’agissait des manufactures et délabré en se qui concernait les demeures des ouvriers. Ces bâtiments, faits de briques minutieusement ajustées, représentaient une riche et inventive palette de couleur variant de l’orange vif ou rouge abyssal. Les structures étaient coiffées de toits plats, peu prononcés, voire absents, couverts de tuiles de cuivre teintées de vert-de-gris. Allègrement noircie par les véhicules aériens qui dominaient le quartier.
Dans le ciel, de nombreux navires naviguaient en tous sens pour alimenter le quartier et ses insatiables usines. Des troupeaux de dirigeables râblés à la panse hypertrophiée approvisionnaient les manufactures d’Aldius qui tournaient sans fin, surtout aux pavés rouges. Des péniches de ravitaillement et de vifs transports civils se mouvant également autour de ces gros-porteurs tels d’agiles guêpes.
Le dévorant appétit des grands décideurs n’avait pas de limites…
Alek était bien placé pour le savoir après tout, son sang ne se voyait pas être si différent de celui de la famille dirigeant ce triste domaine.
Le quartier n’était d’ailleurs pas un cas isolé. Les centaines d’autres qui composaient la ville d’acier se trouvaient régies par le même gouvernement brutal et féodal. Par de puissantes et lointaines familles aristocrates dont l’influence s’étendait jusqu’aux distantes colonies impériales. Les pavés rouges, cette immense plaque tournante de l’industrie, étaient l’un des quartiers les plus peuplés. Mais où était la population !? La vie !?
Les faciès durs forgés par le labeur et la privation des quelques hères que croisait la troupe n’avaient rien d’engageant.
Sous le couvert d’un passage, Alek put d'ailleurs voir un groupe d’hommes armés des mêmes crosses en bois que celles utilisées durant les jeux d’honneur entre quartiers. Ils transpiraient d’agressivité ainsi équipée de ces armes de fortune. Les scènes peu amicales se répétèrent lors de l’avancée. Mais ce fut quand plus aucune personne ne fut visible que le silence prit tout son sens.
Seul un groupe d’enfants qui partaient à toutes jambes fut audible et des sifflements s’ensuivirent.
Chaque soldat s’arrêtait l’arme au clair, certain un genou à terre, alors que des feux d’artifice étaient lancés non loin d’eux. Ils explosèrent en retentissant avec force dans le ciel. Les miliciens stoppés dans leur marche se tenaient comme une meute de chiens interrompus pendant la chasse. Les sens en alertes.
Chacun se regardait dans la troupe, Alek entendit Braggs marmonner quelques phrases bien inaudibles au départ.
— Un signal… UN SIGNAL !
Les combattants du capitaine réagirent comme d’un seul homme et ils se mirent à courir avec empressement. Les fusées n’avaient été que les premiers signes du réveil des pavés rouges. Les fenêtres s’ouvraient face aux soldats qui parcouraient les ruelles. Les locaux s’étaient munis du moindre outil qu’ils avaient pu trouver et ils frappaient. Ils frappaient avec force en de nombreux sons discordants pour créer une véritable cacophonie de bruits.
La venue des magisters et de leur escorte se voyait annoncée.
Les hommes de pointe devaient presser le pas, car la course était à présent haletante. Alek sentait son cœur battre avec force dans son corps. Ses lourdes bottes ne l’aidaient guère dans l’opération, mais il continuait pour ne pas se laisser distancer. Il était porté par la force du groupe. Le magister se concentra sur cela. Il s’agrippait à cette idée alors que sa gorge commençait doucement à s’enrouer face à la brusque course qu’il avait débutée.
Les ruelles se succédèrent les unes après les autres. Le bruit ambiant devenu assourdissant.
Seuls les avertissements des habitants et les bottes des miliciens se faisaient entendre. Mais au détour d’un croisement, l’avant-garde se fit accrocher.
Le soldat qui ouvrait le chemin fut fauché par un tir unique qui brisa la multitude de sons. L’homme arrêté net dans son élan s’écroula à terre. Tué aussi rapidement que violemment sous les yeux impuissants de ses camarades. Son uniforme à présent rouge de son sang.
Un autre milicien tenta d’aller le chercher, mais les tirs sifflèrent en nombre vers lui et il dut rester collé au protecteur mur de la ruelle pour ne pas être pris dans la tempête de plomb. Le soldat se recroquevilla instinctivement sur lui-même. Il ressemblait presque à ces petits enfants apeurés face à l’orage grondant.
L’un des hommes à ses côtés eut, quant à lui, les nerfs assez durs pour réagir :
CONTACT ! CONCTACT !
Les balles s’abattaient contre les briques. Désagrégeant le mur alors que les détonations résonnaient avec force. Chaque milicien était à couvert dans la ruelle face à ce qui s'était transformé en une allée de mort pour le moindre individu ayant le malheur de porter un brassard vert.
Braggs pestait face à la situation, mais il ne perdit pas de temps pour organiser ses combattants.
Sifflant, il fit signe à un groupe de venir l’aider alors qu’il s’approchait de ses soldats les plus avancés. Les miliciens n’arrivaient pas les mains vides et ils étaient équipés de grands boucliers d’acier.
Alek vit le capitaine se retourner vers lui.
— Vous avez un miroir ?
Sans formuler plus de réponses, Alek lui tendit celui qu’il portait dans l’une de ses nombreuses poches pour apercevoir Braggs se mettre directement au travail. Il avait prestement attaché la glace au bout de sa baïonnette et s’approcha de la fin du mur en remplaçant son homme de pointe toujours choqué par la mort de son camarade.
Bragg semblait distinguer ce qui se cachait au loin en observant l’ennemie dans son petit outil de fortune. Mais l’astuce ne dura pas. Les tirs reprirent et le verre vola en éclats alors que le vieux vétéran se retira à couvert face aux nombreuses balles qui criblaient sa protection.
— Combien ? s’empressa de demander Alek.
— Ça s’est une bonne question, assez pour nous ralentir, je dois dire. Mais ce n’est pas ma première visite en de tels lieus. Je sais comment réagir avec cette engeance…
Il avait à nouveau cet étrange sourire.
— QUATRIÈME ET TROISIÈME UNITÉ, ouvrez la voie !
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