Malden - 7.2
Les tirs directs qui criblaient les tranchées avaient une précision mortelle.
Les véhicules de la brigade se trouvaient visés en priorité par les canonniers unionistes. Ils explosèrent en de nombreux bouquets orangés. Les déflagrations naissaient le long de la position défensive et à nouveau un goût d’acier emplissait la bouche de Malden recroquevillé les yeux fermés. Un goût d'acier et de sang.
Son cœur, qui battait à en arracher son torse, s’apaisait lorsqu’une accalmie prit dans le barrage de tirs. Malden se trouvait recouvert de boue. Il passait son gant sur son visage ou la terre avait collé jusqu’à ses mèches de cheveux. Il se remit debout sur ses jambes encore tremblantes et observait l'ennemi lancé dans son inexorable course.
Plus aucun bruit ne semblait venir à ses oreilles.
Quelques déflagrations prenaient non loin de lui, mais il avait le regard figé. Ce fut une main sur son épaule qui réveilla Malden de son état léthargique.
Lieutenant ! entendait Malden. LIEUTENANT !
Enfin, il perçut les phrases que lui criait le chef mécanicien.
— Les ordres lieutenant ! sa voix était passée de la peur à l’énervement.
Les membres les plus importants de la section avaient rejoint Malden. Il les observait.
— Bien.
À ce premier mot, il tentait de reprendre le contrôle de son corps. De ses pensées. Par son regard, ses hommes comprenaient que leur sort allait peut-être se sceller en ce jour. Malden en avait conscience en tout cas. Il devait pourtant agir en accord à son rang.
Bon sang ! Le jeune Devràn était poussé dans ses retranchements. Ses idées tourbillonnaient dans sa tête.
— S'ils nous brisent ici, ils pourront contourner le reste de nos lignes de défense. Ce ne sont pas trois brigades qui disparaîtront, mais peut-être un corps d’armée.
Les mots durs, mais vrais résonnaient en ses hommes et Malden continua à parler d’une voix graduellement affirmée. De plus en plus forte malgré le bruit strident des obus.
— Combien de chenillards en état avons-nous Colm ?
— C’est que nous ne les avons pas encore tous auscultés, il y a les bougies à changer, les huiles…
— Combien !?
— Quatre, dans le meilleur des cas.
— Il va falloir s’en contenter. Fais chauffer nos transports. On ne va pas faire de vieux os, je pense. Estafette !
L’un des soldats accourut dans le cercle de confiance du lieutenant alors que le mécanicien s’éclipsait. L’arrivant était chargé d’une grande armature d’acier prenant appui sur son dos ou de nombreuses cages étaient apercevables ainsi que du mouvement dans ces dernières. Le front du combattant perlait de sueur, son lourd fardeau devait peser sur son corps.
— Chef, s'exclama l’estafette.
— Envoie un message aux lignes arrière. Il nous faut un tir de soutien si on veut y réchapper. J’espère que d’autres nous imiteront avec de la chance, certains des communiqués passeront. Transmets un gisement exact et une portée minimale de vingt mètres en partant de nos positions.
— Bien chef!
L’homme se mettait au travail avec un autre soldat qui sortait avec empressement une carte de la zone d'affrontement. Malden rapportait alors son attention sur l’ennemi. Les formes terrifiantes dans le ciel se tachèrent à nouveau de nuages noirâtres. Les obus sifflants s’abattirent encore une fois. Le lieutenant et ses combattants proches s’étaient plaqués contre le parapet.
— ON VA TOUS MOURIR ! criait l’un des jeunes.
— OÙ EST NOTRE MARINE !?
Malden serait les dents. Sa mâchoire devenait douloureuse.
— TOI ! beugla Malden à l'un de ses hommes à proximité malgré le tonnerre de feu ambiant. Va chercher une mitrailleuse pour former un poste de tir.
Le soldat couru en arrière.
— TOI ! fit cette fois le lieutenant. Va presser notre mécanicien.
L'intéressé acquiesça et partit sans demander son reste.
Il va falloir tenir le temps que l’artillerie nous laisse une fenêtre de repli. Enfin, si notre bon général est encore vivant.
Le regard de Malden se portait nerveusement sur le point le plus haut de la défense impériale. L'état-major de Kempfer semblait bien apathique. La chaîne de commandement existait-elle toujours ? Les obus avaient déjà bien malmené la position. Le doute était permis.
Les cliquetis des armes résonnaient. Les soldats approvisionnaient leurs fusils. Juste à côté de Malden, l’un des hommes du lieutenant tremblait. Sa lame de munition ne voulait pas se clipser. Le regard de Malden croisa alors celui de l'individu stressé et ce dernier arriva enfin d’un geste rapide à faire glisser les balles dans son arme.
Lorsque son attention cette fois rassurée se reporta à nouveau sur son lieutenant, la tête de du combattant fut vaporisée dans une gerbe de sang. Le visage et la vision de Malden devinrent rouges. Sa respiration comme incontrôlable le figea et il se débattit en cherchant son revolver. L'action parvint à calmer ses nerfs mis à dure épreuve.
Il prépare alors son pistolet.
Une mitrailleuse fut enfin apportée. Ses servants tombèrent en grand bruit contre le parapet de défense. L’un se dépêtrait comme il pouvait avec les bandes de munitions tandis que l’autre alimentait l’arme avec son radiateur à eau.
La plaine semblait toujours plus envahie.
Malden observait les ennemis et c’étaient bien plus que trois brigades qui se jetaient sur eux. Sans compter les navires de la marine dont les obus passaient juste au-dessus de sa tête en le faisant se baisser instinctivement à chaque tremblement qu’ils produisaient.
— Préparez-vous à faire feu !
Dans la cacophonie, son ordre semblait bien inutile.
Un pigeon s'envola au-dessus d’eux. Leur chaîne de commandement allait peut-être au courant de la triste tournure des choses. Il s’agissait à présent de tenir. Rien qu’un court instant, pour regagner en bon ordre leurs anciennes lignes de défense.
Plus le combat se rapprochait, plus une pensée vint accaparer l’esprit du jeune lieutenant. Leur assaut avait été facile. Enfin, au standard de la guerre. Les brigades avaient-elles foncé vers leur propre mort ? Malden commençait à comprendre le jeu funeste mené par les stratèges des deux camps. Cela devait se voir sur son visage. Malden secoua la tête pour chasser cette hypothèse. Il lui fallait avoir les idées claires. Le lieutenant se trouvait empli de dégoût. L’ennemi avait sacrifié ses hommes pour attirer les troupes de l’Empire et les saigner à blanc hors de leurs solides défenses.
Les assaillants semblaient enfin à portée. Leur charge, soutenue par de nombreux cris de guerre, devenait assourdissante. Leurs bannières rouges flottaient avec force.
— FEU ! s’écria Malden. Ses soldats furent parmi les premiers à ouvrir le bal funeste bientôt suivi par la presque totalité des membres de la tranchée.
La mitrailleuse tonna contre l’oreille droite de Malden. Son servant braillait comme possédé par sa puissante arme. Un acouphène assaillit le lieutenant tandis qu’il se concentrait avec son revolver. De sa main libre, il serrait la terre argileuse et de l’autre, il actionnait toujours plus la détente de son pistolet.
Des centaines d’unionistes mouraient avec le torrent de balles qui se déversaient sur eux. Mais il y en avait encore trop d’entre eux. Trop d'ennemis à tuer pour les impériaux, car les premiers attaquants rallièrent les postes avancées. Les baïonnettes plongèrent dans les courtes allées des tranchées. Certains défenseurs qui avaient réagi assez vite face à la première vague réussirent à survivre. D’autres étaient transpercer par l’acier froid des longues lames. S'ils ne mouraient pas sur le coup, le corps-à-corps brutal qui s’en suivait s'en chargea. On commençait à voir s'empiler les corps dans les positions impériales au sens littéral du terme. Les combattants marchaient sur les dépouilles des unionistes et Impériaux déjà tombés. Les blessés se trouvaient, eux, piétinés jusqu'à la mort quand ils ne périssaient pas asphyxiés par le manque d’air dans le sol boueux. Les fusils trop longs avaient une fois de plus fait place aux pelles et armes de fortunes.
La seconde ligne observait ce terrifiant spectacle en couvrant leurs camarades comme ils le pouvaient de leurs nombreux tirs.
Dès que la lutte aux avant-postes semblait virer au massacre, les fiers soldats de l’Empire se replièrent en tous sens, mus par une panique qui dictait leurs actions. Leurs dos tournés représentaient de magnifiques cibles pour les unionistes qui les abattaient les uns après les autres. L’horreur emplit Malden à cette vision. L’un des rares individus à atteindre sa tranchée fut comme coupé en deux par un gros calibre qui souleva une gerbe de boue. Une partie des hommes proches de Malden, ses frères d’armes, furent couverts de son sang, de ses tripes. Les automates arrivèrent à leur tour.
— TENEZ BON !
Malden criait de toutes ses forces. Les membres de la section combattaient tels des lions. Ils enraillaient comme ils pouvaient l’avancée ennemie de leurs tirs. L’un des crabes d’aciers de l’Union chavira lorsqu'un projectiles anti-blindées vint lui trancher les pattes. Les soldats de Malden luttaient de fièrement.
Malgré leurs vaillants efforts, les défenses se voyaient être conquises les unes après les autres. Les grenades secouaient les étroits boyaux en des cacophonies de cris. Malden lançait des regards aux nombreuses bannières qui peuplaient la position de commandement. Mais rien. Son cœur battait toujours à un rythme effréné. Partout, le bleu faisait place au rouge. Au sang et aux étendards de l’Union.
Quand l'ennemi prit entièrement possession de la tranchée, face à Malden, une vicieuse fusillade prit entre les deux troupes qui se toisaient. Les balles fusaient en tous sens.
— GRENADE ! s’écria l’un des soldats à côté de Malden.
La mitrailleuse et les hommes proches s'évanouirent en un nuage de mort.
Leur tour était arrivé, se dit Malden.
Les fantassins de l’Union se jetèrent hors de leur couvert pour attaquer la seconde ligne de défense. Les disparitions tout autour de Malden s’accumulaient.
Ils n’étaient plus qu'à une vingtaine de mètres.
Quand le lieutenant Devràn dégaina son sabre en s'apprêtant à recevoir la vague d’ennemis avec ses soldats, le sol se mit à trembler. À bouger toujours plus alors que les navires du ciel restaient silencieux.
Malden tourna la tête vers leurs anciennes défenses. Dans son mouvement, il sentit un vent rapide caresser son visage et une impressionnante forme le frôler. Adossé contre la tranchée, Malden voyait les engins des hussards arriver en toute hâte sur le champ de bataille. Ces bipèdes mécaniques avançaient avec grâce et vivacité. Ils zigzaguaient entre les chenillards et les soldats pour se jeter face aux unionistes. Le commandement avait dû recevoir les messages des brigades.
Les montures d’acier se déversaient en nombre. Les cavaliers armés de leurs longues lances empalaient les assaillants au sol. Malden, presque relevé de son couvert, les observait. Les pistolets des hussards fauchaient les hommes. Des grenades se trouvaient lancées à l'intérieur des engins ennemis. Les crabes implosaient.
Les hussards saisissaient leur heure de gloire de la plus belle des manières.
Un cri de délivrance parcourut les défenseurs encore présents. Mais ce sursaut ne fut que de courte durée. Bien que grandiose, la charge des hussards s'enfonçait dans les troupes de l’Union en baissant de rythme. La masse de combattants les ralentit et bientôt, les cavaliers luttèrent pour survivre dans le torrent de haine qui les enveloppait. Les fantassins secondèrent ces nobles guerriers de leurs tirs protecteurs. Mais leur nombre semblait décliner comme neige au soleil. Tout aussi noble ou glorieuse que soit leur action, les cavaliers mouraient à présent tout comme les simples soldats. Leurs bêtes d’acier sombraient au sol. S’écrasaient dans la boue ou voyaient leurs longues jambes être emportées par des projectiles et explosions.
Des sifflets parcoururent les dernières défenses. Malden l'attention capté par la position de Kempfer observait les bannières enfin s’agiter en tous sens. La retraite était annoncée et Malden, se saisissant de son propre sifflet, ajouta son concours aux efforts des officiers qui retentissait dans les lignes restantes.
— RETRAITE ! criait Malden. RETRAITE !
Sa gorge lui faisait mal, mais ces cris arrachés à ses dépens résonnaient en ses hommes. Les soldats, le regard transi de peur ne perdirent pas un instant. Ils se mirent à courir pour fuir ce lieu.
Malden engagé comme si la mort elle-même était lancée à ses trousses se voyait entouré par une masse de combattants au moral brisé. Tous rejoignaient le moindre transport viable. Les quelques chenillards encore en état attendaient le moteur ronronnant, les bêtes d’acier voulaient elles-mêmes quitter cet endroit en toute hâte. Une marée humaine se déversait contre les mules de l’Empire. Les personnes déjà sur les toits aidaient leurs camarades à monter. Dans l'empressement certains tombaient, d’autres jetaient les armes lourdes au sol pour commencer leur ascension des véhicules. Plus rien d’autre ne comptait.
Tout autour des chenillards de nombreux coloniaux couraient à grandes enjambées porter par le désir de leur propre survie. Ils fuyaient pour retrouver la sécurité de leurs anciennes lignes de défense en s'enfonçant dans le champ de bataille de la veille.
Malden arrêté face à l'un des transports exhortait ses hommes à presser le pas. Chaque minute comptait. Les hussards commençaient à refluer. Les bêtes se trouvaient lancées cette fois dans le sens inverse du combat.
Alors qu’il observait ses soldats, Malden fut ébranlé quand il entendit à nouveau les cornes de brume sonner dans les airs. La nouvelle canonnade de la marine unioniste secoua le champ de bataille.
Les troupes en pleine débandade furent cueillies sur place tandis que les obus martelaient le sol. Ce fut la traînée laissée par l’un de ces projectiles dans le ciel qui fit fermer les yeux au jeune lieutenant.
Le chenillard le plus proche de Malden fut atteint et disparut dans une boule de feu. Il fut d'un coup violemment propulsé en arrière.
La force de l'explosion avait coupé le souffle au jeune officier qui sentit tout son corps s'écraser misérablement contre le sol. Un film noir couvrit sa vision. Sa mort était-elle arrivée ? Le monde de Malden se retrouvait plongé dans l’obscurité. La peur le saisissait. Son esprit, qui prenait conscience de ce qui venait de se passer, il se réveillait.
Une douleur diffuse et chaude balayait son flanc. Ses sens, qui lui revenaient, semblaient le troubler encore plus. Il tentait de respirer, mais des spasmes parcouraient son corps et Malden paraissait asphyxié. Tel un nouveau-né, ses premières bouffées d’air lui permirent de revenir à lui. La douleur se fit connaître de la plus dure des manières. Ce fut d’abord par des hoquets maladifs que Malden remplit à nouveau ses poumons. Son apnée, finie, la seule chose qui occupait son esprit se trouvait être toute la douleur qui l'accablait. Le lieutenant criait. Il exprimait au monde toute la souffrance insoutenable qui le prenait.
Cet instant semblait devenir une éternité pour le jeune officier. Les ravages de son corps le rendaient fou. Le réduisant à l'état de simple animal mugissant. Des mains l'agrippèrent. Il ne distinguait plus vraiment les couleurs et il fut alors traîné sur le sol. Chaque mouvement lui coûtait. En regardant à présent la boue, il y vit du sang qui s’y mêlait. Une vérité le frappa durement.
C’était son propre sang qu’il observait…
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