Neavia - 6.1
L’obscurité.
La noirceur qui composait le monde de Neavia s'estompait à chaque clignement de ses yeux. La chasseresse se trouvait dans un état second ou ses souvenirs semblaient lui avoir été soutirés jusqu’au dernier. Son corps ne bougeait pas, mais ses sens, eux, s'éveillaient douloureusement les uns après les autres.
Sa vue était trouble et elle ne discernait pas précisément l’endroit où elle reposait, Neavia dut batailler pour déplacer son bras. À la suite d’une lutte sourde menée avec elle-même, la jeune femme parvint à éclaircir sa vision. Une croûte sèche courait sur son front. En la touchant de sa main, elle découvrit le sang qui avait coulé depuis cette récente coupure qui zébrait son visage.
Un son lourd résonna soudainement autour de Neavia. En peu de temps, un second suivit toujours avec la même force qui réveilla une vive migraine dans la tête de la chasseresse. C’était comme une lame chaude qui s’insinuait à l’endroit précis où la blessure de Neavia prenait place. Brouillant son esprit et ses idées.
Elle discerna également des voix indistinctes, succéder à chacun des chocs. Il y avait des sortes de rires gutturaux qui les accompagnaient.
À mesure que sa vision revenait à son état normal, Neavia put observer les personnes qui l'entouraient ainsi que leurs visages amicaux.
— Que…
Elle n’eut pas le temps de formuler quelques mots à ses frères et sœurs de chasse qu’un autre de ces bruits étranges se faisait entendre. L'attention de tous fut comme captée et les regards se tournèrent vers l’origine de ce son.
Neavia tenta de se mettre debout. Un mur de planche derrière elle lui permit de se redresser tant bien que mal. Son corps était parcouru par des frissons. Par la douleur qui prenait chaque parcelle d’elle. Neavia progressa ensuite parmi les membres de son clan. Elle découvrit également quelques parfaits inconnus qui semblaient partager le maigre espace qui leur avait été alloué.
Plus elle avançait, plus Neavia reconnaissait le sordide lieu où elle se trouvait.
Le port, l’abattoir…
Ses souvenirs lui revinrent durement et le spectacle qu’elle aperçut en ralliant les barreaux de ce qui composait sa cage lui glaçait le sang.
— C'est ça, montrer leur sergent, s'écria l’un des prospecteurs qui occupaient la salle.
Une clameur s’éleva parmi ses camarades qui encadraient en nombre le centre de la pièce.
Neavia discernait une ombre, une masse, se tenir sous les rares lumières qui éclairaient le lieu. La couleur orangée du pétrole brûlé mettait en valeur l’énorme impériale qui se rappelait a elle. Il était torse nu et soufflait comme une bête.
Son regard se leva vers les grilles et croisa celui de Neavia qui recula d’un pas par pur instinct. Il souriait. La chasseresse comprit pourquoi lorsqu'elle vit au sol la forme qui gisait au pied du ventripotent prospecteur. L’un des camarades de Neavia se tenait immobile, allongé de tout son long, ses habits couverts de sang.
Son adversaire reniflait bruyamment, il s’essuya le nez de la main et ramassa un grand maillet en bois qui était resté à côté du corps. Le prospecteur retourna sa proie en s’aidant de son arme. Le chasseur était à sa merci et ce qui devait arriver se produisit.
La masse s’abattit sur le visage du pauvre homme une première fois, puis une seconde. Ses traits se déformaient et disparaissaient à mesure que l'impérial faisait étalage de toute sa haine. Les craquements d’os se trouvaient insoutenables.
La force du prospecteur semblait irréelle, tout comme sa corpulence à vrai dire.
— Bien joué, lança l’un de ses camarades tout sourire.
— Un sauvage de moins, exulta l’individu à sa droite. Qui est le prochain !?
La pluie de coups cessa pour ne révéler qu’une bouillie à la place du visage de l’ancien chasseur. Son bourreau reprenait son souffle à grand bruit tel un animal qui grognait après quelques efforts.
— Bon, l’un des impériaux s'approcha du centre de la pièce ainsi que de ses occupants. Ça n'a rien donné, sa mine faussement déçue laissa place à un grand sourire. Passons à l'interrogatoire suivant !
Il posait sa main sur le dos du gros prospecteur qui regardait avec envie la cage.
Il avançait d’un pas lourd, son maillet sur son épaule. La toison qui recouvrait son torse gras se voyait constellée de nombreuses taches de sang coulant jusqu'à la ceinture qui maintenait tant bien que mal son large pantalon.
Un sentiment qui avait rarement pris Neavia l’envahit. C’était un mélange de haine et de dégoût pour ce qu’elle observait. Sans s’en rendre compte, elle fixait le prospecteur qui longeait les barreaux. Elle ne le lâchait plus l’impérial avait saisi son arme par sa grosse tête en bois et laissait ainsi le bout du pommeau taper contre la cage.
Son regard et celui de la chasseresse se suivaient.
Mais tandis qu’il la narguait en s'arrêtant en face d’elle, l'homme indiqua le prisonnier à la droite de Neavia en le pointant du doigt. Il était parmi les plus robustes des captifs restants, mais sa réaction ébranla Neavia. Il se retrouvait apeuré tel un enfant qui ne cessait de répéter : Non, non, nonnn…
Deux des prospecteurs firent irruption dans la cellule, les autres regardèrent la scène, leurs mains posées sur leurs armes à feu. Le chasseur tenta de se défendre, mais les impériaux prirent rapidement le dessus et le sortirent. Ils se frayèrent un chemin en donnant de grands coups avec la crosse de leurs fusils. Les réactions des captifs abdiquèrent bien vite, Neavia comprit la raison lorsqu'elle découvrit avec effroie la pile de morts qui prenait place vers l’escalier de la salle. Les prospecteurs devaient être à l'œuvre depuis un moment déjà…
Le malheureux qui avait eu l'insigne honneur d'être sélectionné fut amené à son tour sous la lumière des lampes. Ses deux gardes l’encadraient toujours équipés de leurs fusils. Le gros impérial s’en était allé s'asseoir avec ses camarades qui lui avaient tendu de quoi boire.
L’homme que Neavia avait identifié comme le meneur de cette triste troupe s’approchait du chasseur et reprit la parole.
— On va recommencer, une nouvelle fois. D'où venez-vous ?
Il avait cette mine lassée et désabusée. Quand il observa la non-réaction de son prisonnier, il hocha la tête. Le prospecteur à sa gauche donna un coup de crosse de sa longue arme qui fit s’agenouiller le pauvre condamné.
Il n’eut pas un moment de répit que les deux gardes se saisirent de lui pour le forcer à se relever.
— Combien êtes-vous ?
Encore une fois, le chasseur resta silencieux. Le processus se répéta jusqu'aux prochaines questions.
— Quelle est ta mission ? Y a-t-il des sauvages encore en liberté dans notre port ?
Mais toujours aucune réponse.
— Bon, sergent, c'est à vous.
Les trois prospecteurs s’écartèrent et le pesant bourreau refit son apparition sous les lumières en étant annoncé par le grincement des planches composant le sol. Il regardait le chasseur de haut en bas avant de lui faire signe d’avancer comme pour le défier.
Le captif observa ses camarades dans la cage et se jeta alors sur l'impériale. Il saisissait crûment sa chance. Après tout, les corps de ses semblables lui dévoilaient bien le sort qui lui était réservé, il n’avait rien à perdre. Ses coups-de-poing semblaient puissants et il donna tout ce qu’il avait dans ce combat. Cependant, le prospecteur se défendait bien. Un impressionnant et brutal échange prit place jusqu'à ce que le colosse empoigne le bras de son adversaire en pleine attaque pour le bloquer. Il fit ensuite craquer le membre de ce dernier en un grincement d’os, le moindre prisonnier trembla face à ce son effrayant.
Les cris du malheureux combattant résonnèrent dans la salle et il dut gagner le sol quand ses jambes lui firent défaut.
Le chef des prospecteurs siffla et jeta son maillet à la brute. Il le saisit en plein vol avant de se retourner vers son adversaire défait. Il posa la tête de son arme sur l’épaule de sa victime. Il jouait avec lui, en appréciant la souffrance et la peur de son prisonnier. Le chasseur avait déjà fermé les yeux comme pour se soustraire à ce monde. De la douleur, présente et prochaine. Il abandonnait.
Il s'accorda un dernier regard pour contempler ses frères et sœurs avant que le maillet ne heurte l’arrière de son crâne coupant toute vie en lui. Le captif s’écrasa sur le sol, mais l’impérial ne semblait pas avoir étanché sa soif de sang. Il continua à frapper. Encore et encore. Ses camarades se délectaient de ce morbide spectacle.
Une fois l’office du ventripotent impérial exécuté, le corps fut traîné vers les autres en laissant une énième lignée sanglante sur le sol.
— Suivant… s'écria le responsable. Sergent après vous !
La brute n’eut pas de répit cette fois. L’impérial ne se dirigea même pas vers la cellule et se fendit d’un simple :
La fille !
Figé Neavia ne réagissait pas, son corps semblait la trahir au pire moment.
— LA fille !? Hum ça va changer un peu au moins, conclut le supérieur.
Le cadenas de la geôle fut à nouveau déverrouillé par les prospecteurs, la porte ouverte en un triste grincement. Les impériaux se frayèrent un passage à coup-de-poing ou de fusil. Leurs mains agrippèrent les habits de la jeune chasseresse en la tirant sans ménagement. Deux d’entre eux lui bloquèrent les bras et elle fut traînée hors de la cage. Son cœur battait de plus en plus vite.
Elle fut à son tour abandonnée au centre de la pièce à côté du gros prospecteur qui n’attendait qu’un ordre pour se jeter sur elle. Ses jambes la faisaient encore tenir debout, mais Neavia se savait chancelante. Il n’aurait fallu qu’une légère brise pour qu’elle s’écroule.
Le chef de cette troupe d'assassins se prépara à dispenser à nouveau son laïus. Il fut toutefois coupé par la porte d’entrée qui s’ouvrit. Les occupants de la salle arrêtèrent la moindre de leurs actions en fixant l’escalier qui menait à leur arène de jeu.
Un homme, petit et râblé, s’approchait. Son visage arborait des favoris noirs bien disproportionnés pour son filiforme visage. Un semblant d’uniforme composait ses habits avec comme unique insigne une épaulette dorée sur la gauche de sa veste.
L’arrivant marchait d’un pas rapide, il était suivi de cinq hommes de main qui serraient contre eux leurs fusils. En approchant du centre de la pièce, ils s'arrêtèrent tous d’un coup. Leur petit leader observait Neavia de haut en bas. Comme un étrange animal, avant de se retourner vers l’impérial qui se chargeait de ces “interrogatoires”.
— Le régent a été clair, il t'avait dit de t'en débarrasser au plus vite, formula le nouveau prospecteur avec une intonation de voix bien incisive en parlant vraisemblablement des prisonniers. Ça fait des lunes que les derniers traînent ici, ce n'est pas professionnel.
— Le capitaine se croit encore dans la marine, s’est pas possible. Nous les avons capturés, n’est-ce pas les gars (les rires fusèrent dans la pièce) ! Alors, maintenant, continua-t-il en s'approchant de son interlocuteur, on a droit d’en faire ce que bon nous semble.
L’arrivant observa les huit corps empilés qui recouvraient le sol de leur sang.
— Hum, si tu le dis. Mais le travail est à moitié fait cependant. Le régent ne sera pas content loin de là.
— Quoi ? l'interrogateur et le bourreau se fixèrent médusé. Il y en a d’autres ?
— Oui, le régent est d’ailleurs occupé à les traquer. Quelle sera sa réaction quand il saura que tu as désobéi à ses ordres ? Le laisser patrouiller toute la nuit alors que tu t’amusais dans ton coin.
L’arrivant regardait à nouveau Neavia, il semblait rebuté rien qu'à l'idée de partager le même air qu’elle.
— Bien, on va faire vite alors.
— Non ! Débarrasse-toi d’eux. Emmène ce qui reste de ces sauvages au vidoir. Prends trois hommes, ça devrait suffire. Les autres doivent me suivre. On a une battue à finir, les navires doivent partir dès les premières lueurs. Les rabatteurs ont repéré un banc de Tärätosc au sud.
Le gros impérial ne lâcha pas du regard Neavia comme si on venait de le priver de son seul plaisir de la soirée. Son supérieur fit signe pour qu’on sorte les captifs. La cage fut vidée et ses occupants rassemblés autour de Neavia sans ménagement. On leur lia les mains et comme convenu la majeure partie des prospecteurs disparurent en courant derrière le petit homme en uniforme.
Les quatre prospecteurs restant intimèrent aux prisonniers d’avancer en les poussant de leurs armes. Leur chef ouvrait la marche. La colonne de captif progressa ainsi au sein du port. Un dédale de passages réduits se succéda. L’acier et les conduits entouraient les chasseurs. Par endroits, des liquides suspects et malodorants s’écoulaient. Mais nulle halte ne fut tolérée, les coups volèrent avec rapidité pour obliger les occupants de la file à continuer.
Nul ne parlait, que ce soit pour les prisonniers transis de peur ou les prospecteurs fatigués par la nuit déjà bien entamée. Ils semblaient déçus de ne pas participer à la traque des chasseurs encore en vie. Ils étaient ainsi contraints de se charger des indésirables entre leurs griffes.
Au bout d’une série de portes, le prospecteur en chef s'arrêta dans une salle d’acier. Du sol au plafond, des plaques lisses et immaculées recouvraient chaque parcelle du lieu. À ceci prêt que des traces gondolaient l’un des murs, juste au-dessus de trappes verrouillées.
— On y est, alignez-les par terre.
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