C’était une sculpture de la cité nation, une représentation produite d’une main experte qu’observait un homme sous le moindre angle. L’objet reposait sur une robuste table en bois laqué. Les hautes et grandes fenêtres laissaient la lumière du soleil faiblissant éclairer les nombreux meubles qui peuplaient cette opulente pièce.

Les lambris blancs du plafond captaient le peu de clarté en jouant de concert avec les cadres dorés des magnifiques tableaux qui agrémentaient les murs. Au centre se dressait un bureau, bien plus important que les meubles alentour. Ses chaises d’un bois coloré se trouvaient occupées par des invités aux costumes en accord avec le faste de l’endroit. L’un était sur ses vieux jours, le regard aussi appliqué que sévère. Ses doigts tapotaient avec agitation les bras de sa chaise. Il était soucieux, mais gardait le contrôle. Le second, bien moins agé, en témoignait son visage lisse, exempt de toute trace imposée par le passage du temps, adoptait un sourire comme s'il était en terrain amical. Sa jeunesse ne lui permettait pas voir toute l’étendue du danger auquel il faisait face.

Ces deux hommes regardaient leur hôte, à demi caché dans le coin de pénombre que comprenait la pièce. Il laissait échapper de grandes respirations audibles qui traduisaient son énervement. Les deux invités assis se fixaient l’un, l’autre, une tension les saisit.

Le parquet craquait, le maître des lieux se porta à la fenêtre ouverte. Le calme était revenu dans la cité nation à présent, la course des spires terminée. Peu de bruit leur parvenait de la ville d’acier et le regard appliqué d’Ervan Klüg balayait Aldius en dessous de lui. Il la dominait et la savait sous son contrôle le plus total. Les pensées bouillonnaient dans sa tête. Comme à son habitude, l’esprit retors du conseiller repassait en boucle les récents incidents au grand dam de ses invités du jour.

La course n’avait pas été un échec complet, après tout la population avait apprécié l'événement. Que ce soit l’humble ouvrier arraché à son dur labeur ou le noble et le bourgeois des niveaux supérieurs venus étancher sa soif de spectacle. Il ne fallait que des jeux et un peu de sang pour calmer la grouillante populace de la cité nation. Enfin, pour un temps…

Le vainqueur avait été un représentant d’une famille peu connue. Un anonyme pour ainsi dire. Toutefois le rejeton des Devràn avait fini troisième et sur le podium pour ne pas arranger les choses. L’inutile fils Kardoff avait quant à lui terminé sixième, et que dire de leurs alliés… Ervan Klüg réprima un tic énervé qui oppressait son visage puis se retourna.

La mine de marbre.

— Nous allons de déconvenue en déconvenue, commença Klüg d'une voix calme malgré la tempête qui grondait en lui.

En prenant place sur son grand siège en cuir, il fixait tour à tour les deux invités face à lui de l’autre côté de son bureau.

— Un simple revers qui ne diminue en aucun cas notre brillant avenir cher conseiller.

— Hum…

Klüg n’avait pas l’air convaincu, loin de là. Les mots de Vadim Kardoff n'avaient plus aucune valeur. Plus après ses multiples échecs.

— La course n’est rien, que les Devràn se réjouissent de leurs bonnes fortunes bientôt le vent va tourner et ils seront emportés par la force du changement.

Oborin se pensait plus malin que son paternel, mais le regard de ses deux aînés lui fit vite comprendre la réalité des choses et l’étroitesse de son jugement. Klüg prit tout son temps pour répondre. Le sourire d’Oborin venait de disparaître, il se mordait les lèvres en observant le conseiller impérial. Il regrettait à l'instant sa prise de parole.

Klüg laissa le silence tourmenter le jeune noble en un instant. Se délectant de ce moment.

Il se mit à régler méticuleusement le débit de la lampe de son bureau. Les décorations en laitons qui parsemaient l'engin prirent vie lorsque son feu intérieur se fit plus vif. Les mains de Klüg tentaient de trouver le positionnement exact. Malgré la tombée de la nuit, la pièce restait encore hors de la pénombre qui grignotait la cité d'acier depuis ses fondations. Après tout, la demeure de Klüg était dans les plus hautes constructions de la ville. Parmi celles qui précédaient le palais même de Sa Majesté.

Lorsqu’il eut fini et calmé la rage qui avait manqué de trahir ses sentiments, Klüg fixa Oborin qui se déplaçait par stress sur sa chaise.

— Je ne parle pas de cette maudite course, jeunot, mais bien de notre affaire. Vous m’aviez promis une entière discrétion Baron (son attention se portait à présent non plus sur le fils, mais bien le père). Il se trouve que vous avez failli à votre parole.

Il y avait une intensité dans le regard du conseiller, une force telle que même un vétéran de l'assemblée comme Vadim Kardoff semblait mal à l'aise rien qu'à l'idée d’affronter la vue perçante de Klüg. La peur, ce poison insidieux avait glissé d’Oborin pour s'insinuer en Vadim.

— Cette… affaire est on ne peut plus fâcheuse, je vous l’accorde. Aucune personne n’aurait pu prédire…

— Chut… ( Klüg venait de lever son doigt, la mâchoire crispée ). Je n’ai pas besoin de vous pour me dire ce qui aurait pu ou pas arriver Baron ( il se dressait hors de sa chaise). Vous deviez assurer la sécurité des armes que JE vous avais donné. Un stock neuf dont j’ai eu la plus grande des difficultés à faire disparaître des nombreux registres officiels. Une action délicate menée de main de maître.

— Pour cela je vous en remercie et…

— ET comme preuve de gratitude, vous avez laissé de petits rats des collègues mettre leurs nez dans nos affaires. Des magisters affiliés qui plus est aux Devràns. Hooo, cela est des plus déplaisants Chers Baron (Klüg s’était déplacé à côté des deux sièges de ses invités).

— Une erreur que mes hommes payeront, monsieur, je vous l’assure

Moi aussi Baron, je vous l’assure…

Klüg observait son allié. Il le toisait de sa pesante ombre.

— Vous savez Vadim, sous ce magnifique costume (Klüg proche de Kardoff caressait l’épaule de ce dernier comme pour enlever son imperfection). Je vois l’animal petit et misérable que vous êtes. Je ne vous ai pas choisis pour votre intelligence, mais pour votre force. Pour votre place à l'assemblée. Vous avez fauté deux fois. Il n’y en aura pas de troisième. Ai-je été clair ?

— Oui.

Le regard du Baron était bien bas, nul n’avait dû lui parler de la sorte depuis son enfance.

— Je dois vous assurer, conseiller que personne ne sait pour nos armes. Les magisters pris sur le fait ont été amenés par nos contacts de la garde. Leurs collègues trop curieux ont été soit payés, soit supprimés. Vous avez ma parole…

Toc, toc, toc.

Avant que le conseiller ne puisse rebondir sur la nouvelle promesse qui venait de lui être formulée, quelqu’un frappa à la porte.

— Entrez, fit Klüg en se détachant complètement du Baron.

L'attention des trois occupants de la pièce se posa sur l’un des domestiques de Klüg. Il s’approcha à bonne vue  et s’inclina face à son maître.

— C'est fait ? énonça simplement Klüg

— Oui monsieur. Votre homme de confiance s’en est chargé.

— Bien, bien. Laisse-nous donc  Gélias.

Le servant qui avait quitté la salle permit au conseiller de sourire.

Tout arrive au moment voulu pour une fois…

À nouveau seul avec leur hôte,  Kardoff tenta de prendre la parole, stoppée sur le coup par la main de Klüg. Il fixait sévèrement le Baron et son fils aîné.

— Suivez-moi, j’ai une chose à vous montrer.

Klüg mena alors ses invités à travers sa demeure. Le bâtiment tentaculaire n'avait rien à envier aux manoirs et domaines des grandes familles. Il y avait là tout le décorum qu’on attendait d’un personnage de la stature de Klüg, et même plus encore.

Les trois hommes qui avançaient dans l'opulente résidence croisèrent de nombreux domestiques du conseiller impérial. Son service d’ordre au contraire des maisonnées n’abordait pas de marque ou de symbole distinctif. Seules leur mine et leurs armes laissèrent comprendre leur office aux deux invités de Klüg. Il était d’ailleurs des plus inhabituels pour un étranger des grandes familles ou des compagnies de commerce de posséder des combattants privés. Mais Klüg dictait les règles du jeu dans la ville d’aciers et qui allaient lui faire constater cette prise de liberté ? Les Nobles !? Il n’y avait pas plus tricheur ou menteur qu’eux.

Les soldats de Klüg n’avaient rien à voir avec leurs homologues des milices. Ils avaient plus les traits d’hommes de main des dükhess que de gardes des niveaux supérieurs d’Aldius. Ils inspiraient la crainte. Klüg se réjouissait de cela. La peur devenait une arme forte pour qui savait l’utiliser. Ce levier, le conseiller le connaissait bien. Kardoff allait le comprendre bien vite.

Klüg sentait les esprits s'échauffer derrière lui. Ses deux invités ne savaient pas vers quoi ils étaient embarqués. Après la peur c'était le doute que percevait Klüg.