La princesse - 3° partie
Krys arriva si vite que je me demandai s’il n’avait pas entendu lui aussi. Dans ses mains, d’autres fioles. Jérôme le suivait de près. J’appréhendais ce moment, surtout après avoir assisté, la veille, à l’amputation d’un soldat. La chair de poule m’en vint rien que d’y penser. Infirme à vie ? Je ne pourrais pas !
Alors que Krys se nettoyait les mains dans la cuvette, Jérôme l’observait comme s’il pratiquait une sorte de rite magique. Lorsqu’il eut terminé, il invita le prêtre guerrier à agir de même. Embarrassé, celui-ci jugea préférable de se plier à l’exercice.
Pour faciliter l’état des lieux, je ne portais que des sous-vêtements. Le drap qui me recouvrait laissait dépasser la jambe touchée. Du sang suintait des plaies et colorait deux serviettes placées sous une bonne partie de mon côté droit. Krys me regarda dans les yeux.
— Est-ce que tout va bien ? La douleur est-elle supportable ?
— Quand rien ne bouge, oui, ça peut aller.
Il examina ma jambe. Jérôme, visiblement mal à l’aise et sans doute très mécontent, saisit le drap et découvrit le flanc droit. Krys le surveilla mais ne dit mot. Il palpa ma jambe tout en m’invitant à signaler une douleur trop vive.
— Fracture fermée du tibia, annonça-t-il. Blessures importantes, mais bien nettoyées. Voulez-vous vérifier, maître soignant ?
— Inutile, je sais depuis longtemps que la jambe est cassée.
— Certes, mais il existe différents types de fracture. Je vais repositionner l’os.
— Vous n’y pensez pas ? Il faut de suite désinfecter les plaies. Nous avons déjà bien trop tardé.
— Elles sont nettoyées.
— Désinfecter, ai-je dit. Il faut dé-sin-fec-ter !
C’était à prévoir. Jérôme venait de s’assurer, à tort ou à raison, des connaissances limitées du jeune guerrier. Ce désaccord entre les deux seules personnes capables de me soigner m’inquiétait. Mais je me mettais à sa place. Habituellement, il prenait toutes les décisions sans que personne n’ose s’opposer à son jugement. Cette fois, quelqu’un avait pris les choses en main et il n’avait pas su s’y opposer à temps. L’incroyable aura d’autorité dont jouissait Krys après avoir fait reculer une armée pourtant proche de la victoire l’en avait empêché. Pour autant, cela conférait-il à l’étranger une quelconque crédibilité en matière de soin ? Pour de multiples raisons, mon soignant attitré se trouvait en position de faiblesse. Quant à moi, je m’avouai plus qu’impressionnée par l’assurance du chef des renforts.
— Comment comptez-vous procéder ? demanda Krys.
À son regard, je discernai une certaine ironie et me questionnai sur la nature du piège.
— Comme nous faisons toujours dans ce genre de cas : en ébouillantant la plaie, puis en répandant de l’alcool dessus. Cela nettoie les blessures et diminue les risques d’infection.
— Je vois ! Vous voulez parler de l’huile bouillante. Pas étonnant que vous vous trouviez contraint d’amputer autant de blessés après un tel traitement.
— Contestez-vous nos méthodes ? Ce ne sont pas les miennes. Nous procédons ainsi depuis des siècles pour le plus grand bien de nos blessés !
— Si vous opérez comme vous le dites, la princesse a une chance sur deux de perdre la jambe ! Et, dans tous les cas, vu l’étendue de ses blessures, elle souffrira énormément.
Je ne pus m’empêcher d’imaginer la scène. Les blessures partaient de la cheville à la moitié du corps. Ébouillantée sur la presque totalité du côté droit, la douleur serait insoutenable durant des jours. Les hurlements provenant du dispensaire me laissaient sans peine présager du reste. Les soins minutieux des collaboratrices de Krys n’entraient pas en comparaison. Je connaissais nos méthodes. Elles consistaient à tout tenter pour éviter la propagation de l’infection. Krys, lui, affirmait que les plaies étaient nettoyées. Mon regard se posa sur les fioles dont les soignantes avaient imbibé les compresses afin de permettre à leur contenu de pénétrer la peau. Que contenaient-elles vraiment ?
L’ancien esclave parlait avec calme, mais Jérôme était hors de lui. S’il pouvait se permettre de fermer les yeux sur le sort d’un simple soldat, abandonner toutes responsabilités vis-à-vis de la fille du roi pouvait s’avérer lourd de conséquences pour lui. J’interrompis la conversation en cours.
— Je sais comment nous procédons, mais je ne connais pas la méthode dont vous parlez, Krys. Pouvez-vous la décrire ?
Tous les deux se tournèrent vers moi.
— C’est très simple. Votre tibia est brisé, expliqua-t-il tout en simulant la position de l’os dans l’alignement de ses deux mains. La première chose à faire consiste à le remettre en place afin de permettre la cicatrisation.
— Cicatrisation ?
— Oui, les deux parties de l’os se ressoudent dès qu’elles entrent en contact l’une avec l’autre. Mais si l’os est mal positionné (et il désaligna ses deux mains), la cicatrisation se produit alors sur deux sections disjointes et ce ne sera pas beau à voir.
— Je comprends.
— Dans votre cas, on peut agir sans avoir besoin d’ouvrir la jambe. Ça fait très mal, mais pendant un bref instant. Les extraits de plantes vont atténuer la douleur après coup.
— Vous savez faire tout ce que vous dites, je veux dire, pour l’os ? Comment saurez-vous que les deux parties sont bien positionnées ?
— L’expérience.
— D’accord. Et ensuite ?
— Les plaies sont profondes, mais nous avons ici tout le nécessaire pour empêcher l’infection, principalement ces produits de la ruche que je viens d’amener. Elle ne représente donc pas de problème. Si, par contre, vous choisissez la méthode classique, le fait de les ébouillanter va créer une douleur intense et durable. L’os peut bouger pendant le traitement et sectionner une artère. La partie ébouillantée étendra la zone sensible et donc, au final, le risque d’infection. Ça peut produire l’effet inverse de celui escompté.
Jérôme était sur le point d’exploser. Je levai la main et m’empressai de déclarer, en le regardant dans les yeux :
— Je suis tentée par la méthode de Krys. Il semble connaître parfaitement le processus de traitement et de guérison.
La colère fit lever le prêtre-guerrier.
— Qui nous dit que ses méthodes ne procèdent pas de la magie ? Qui dit qu’elles ne viennent pas du démon ? Princesse, prendriez-vous le risque de vous lier à jamais aux forces du diable ?
Aïe ! Notre prêtre-guerrier plaçait ma guérison sous le signe de la religion. Je regardai Krys, inquiète, puis pris ma décision.
— Les soignantes ont procédé à la perfection. Je ne vois sur cette table rien d’autre que des substances qu’on trouve à deux pas d’ici. Personne n’a prononcé de formule magique. Je penche, pour l’instant, pour la méthode de nos amis.
— Princesse… implora-t-il, que devrais-je dire à votre père s’il vous arrivait malheur ?
— Que lui diriez-vous si je perdais la jambe ? rétorqué-je, sous-entendant qu’il en serait la cause.
Il s’inclina lourdement devant moi et ajouta : « Comme il vous plaira, princesse. » Le claquement ferme du battant témoigna de son profond désaccord.
.oOo.
Krys n’attendit pas une seconde et me fit prendre ce qu’il appelait des antidouleurs. J’absorbai une mixture provenant de différents flacons. Les gestes calculés de la petite équipe me rassuraient et me permettaient de me préparer mentalement, sans trop de crainte. Si la manière douce, comme je l’appelai, ne fonctionnait pas, j’espérais m’en rendre compte assez rapidement pour revenir aux méthodes connues. Même si elles m’effrayaient au plus haut point.
Krys lança un coup d’œil à Tamara qui se positionna près de ma cuisse alors que lui-même s’approchait de la jambe. Tamara avait pour mission de bloquer le mouvement que je pourrais produire en réaction à la douleur. Krys s’assura de l’emplacement de la fracture et positionna ses mains. Il me regarda. J’inspirai profondément, moment qu’il choisit pour réaliser un mouvement sec. Le morceau de bois placé dans ma bouche m’évita d’hurler ou de me casser une dent. Ils se redressèrent et me sourirent. Je me détendis en relâchant peu à peu les muscles de mon corps. Je laissai reposer ma tête sur le coussin et j’essuyai quelques larmes. La douleur commençait à s’atténuer.
Olga et Guenièvre, de retour, me réconfortèrent. Krys me tournait le dos. À ses gestes, je devinais qu’il préparait une nouvelle mixture. Il présenta deux coupelles à Tamara et à Olga. Comme auparavant, l’une choisit la jambe et l’autre le côté. Krys me présenta un nouveau morceau de bois et me prit la main. Plusieurs crèmes furent répandues sur mes plaies et je me crispai. Je serrais la main offerte sans même imaginer lui faire mal. Il me regardait et me réconfortait par un sourire.
Il laissa aux soignantes le soin de reformer l’attelle autour de la jambe. La manière dont il les guidait me fit supposer qu’elles n’en avaient pas l’habitude. Son assurance me permit de ne pas douter de mes choix. En prime, j’avais échappé à la terreur de l’huile bouillante.
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