Rapport de guerre - 1° partie
— Qu’arrivera-t-il à ton Oupale, Ragis ? demanda Krys au prisonnier.
— S’il reprend sa charge, ce sera sans l’estime de son peuple ou de ses pairs. Il va probablement se retirer. Ou mettre fin à ses jours.
— Quand as-tu trouvé le temps d’écrire ce rapport ?
— L’armée était déconfite. Nous avons déplacé le camp et soigné nos blessures. J’ai écrit ce journal dans l’urgence. Quand tout le monde est parti, je terminais sa rédaction et c’est là que vos hommes m’ont trouvé. Puis-je poser une question à mon tour ?
— Pose ta question.
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas protégés derrière les gravats lors de la dernière bataille ?
— Pour semer le doute dans vos esprits, répondit-il, le regard noir. Nous vous avions déjà fait tomber dans deux de nos pièges. Cette fois-ci, il n’y en avait pas, mais vous vous attendiez jusqu’au bout à ce qu’il y en ait un.
— Le doute s’insinue dans les crânes et affaiblit les soldats ! reconnut le général, après la traduction d’Hector.
Les regards amusés de l’assistance étaient communicatifs.
— D’autres questions ?
Le prisonnier dévisagea longuement son interlocuteur.
— Cherchiez-vous à tuer l’Oupale ?
— Tu es intelligent, Ragis. Tu comprends tout. Il vaut mieux que nous te gardions prisonnier. Nous nous occuperons bien de toi. Et, pour répondre à ta question, tu as deviné : l’Oupale devait vivre. » Il regarda Thomas, puis à nouveau Ragis. « Et être très énervé…
Cette dernière sentence était mystérieuse et je ne suis pas sûre que nous l’ayons tous comprise. Que voulait-il dire par là ? Que le conflit ne devait en aucun cas s’éterniser ? Ou que nous nous assurions que l’Oupale ne recoure à la ruse ?
La guerre s’était terminée hier en fin de matinée. Isolée dans ma chambre, je percevais ses éclats. Plusieurs sursauts involontaires réveillèrent mes blessures. Continuellement à l’écoute, j’étais incapable d’interpréter les sons qui me parvenaient. Les tambours n’étaient pas les nôtres et je pris peur. Subitement, une grande clameur se fit entendre. Venait-elle des Galiens ou de nos troupes ? Puis, le silence. Lorsque des bruits de pas dans l’escalier parvinrent à mes oreilles, je cherchai une arme, par réflexe. C’était Tamara. Elle était rayonnante avec son arc en bandoulière et ses cheveux bruns ondulant sur ses épaules. La pression retomba ; elle m’annonça l’issue de la bataille.
L’armée plia bagage peu après et prit le chemin du retour. Nous avancions lentement et dormîmes à la belle étoile. Le matin, le convoi s’ébranla avec peine. Pour avoir combattu moins de vingt-quatre heures, les hommes de Krys ne tenaient pas en place. Daims et sangliers paradaient donc au menu. Au regard de leur habileté, je ne m’étonnai guère de telles prises. Nous nous sommes arrêtés et avons formé plusieurs cercles informels autour des feux. Hector nous a rejoints avec ses hommes, la javeline recherchée, son prisonnier, Ragis, et son fameux rapport de guerre. La viande grillée était servie peu à peu en accompagnement de nos provisions pendant qu’Hector nous faisait la lecture.
.oOo.
Cette pause arrivait au bon moment. Chaque soubresaut réveillait mes blessures malgré le matelas que nous avions emporté. Dorénavant, mon corps se reposait et j’appréciais par-dessus tout la joie et la fierté des vainqueurs. Krys n’avait pas suivi ses compagnons à la chasse. Il avait préféré s’occuper des blessés avec Olga et Guenièvre. Tamara se tenait à mes côtés.
Après le repas, il vint me tenir compagnie. Tamara en profita pour rejoindre ses amies.
— Tu as apprécié ? demanda-t-il.
— Vraiment excellent ! Il a fallu que ce soient tes amis qui le préparent. Je ne regrette pas.
— Certains sont partis à la chasse, d’autres ont fait mijoter les plats. Il n’y a pas vraiment de cordons bleus parmi vous.
Ce matin, nous avions décidé de nous tutoyer, afin de faciliter les échanges. Je désirais me rapprocher des nouveaux venus et craignais que ma fonction ne les intimide. J’espérais que Krys continue à s’occuper de moi. C’était trop tôt pour l’affirmer, mais il me semblait que mes blessures réagissaient parfaitement.
— Celui qui avait ce don a été emporté par une flèche il y a trois jours.
— Qui plus est, les soldats sont très fatigués.
C’était vrai. Si Gauthier échangeait avec Thomas et Hector, la plupart des survivants se reposaient, étendus au sol, écrasés de fatigue. Bien des grimaces apparaissaient sur les visages de ceux qui se massaient ou nettoyaient une blessure. Plusieurs jours seraient nécessaires aux plus vaillants pour récupérer.
— Les tiens sont en pleine forme. On ne dirait pas qu’ils reviennent de la guerre et d’un long trajet.
— C’est qu’ils bénéficient maintenant d’une grande confiance en eux.
Je n’avais pas prévu ce type de réponse.
— Jusqu’à maintenant, nous n’avions pas vraiment connu la guerre. Aujourd’hui, chacun connait sa valeur. » Il dit cela en embrassant du regard ses amis dispersés autour des différents feux. « Tout comme la valeur de ses compagnons. Nous venons de concrétiser une année d’efforts intenses. Ajoutons à cela que nous ne vivons plus sous la bannière de la peur. Nous ne sommes plus en territoire ennemi.
— Je vois. Pour vous, c’est une double victoire.
Il opina du chef, le regard perdu au loin. Je n’attendis pas qu’il se tourne vers moi pour préciser :
— Une triple si on ajoute la facilité avec laquelle vous allez faire votre entrée chez nous.
Notre armée avait été victorieuse, je n’en revenais toujours pas. Le peuple allait nous acclamer et chercher à connaître tous les détails. La troupe venue du Grand Sud serait portée aux nues à nos côtés.
— C’est vrai. Nous nous sommes tous demandés comment nous allions être accueillis, et de quelle manière nous parviendrions à nous intégrer dans la société. Je dois l’avouer, c’était la grande inconnue.
— Problème résolu, dorénavant, vous allez être fêtés comme des rois.
Il me sourit. Je devinais ses projets. Mes yeux se posèrent sur la javeline plantée en terre.
— Pour quelle raison tenais-tu tellement à récupérer cette javeline?
— Ce n’est pas n’importe quelle javeline. Elle est faite du même métal que nos armures.
Il parlait de son armure et de celles de ses lieutenants. Je l’observai. Il continuait à m’interpeller comme au premier jour. Un petit groupe d’esclaves. Ils se regroupent. S’enfuient. S’organisent. S’entraînent. Nous rejoignent. Nous sauvent. Comment est-ce possible ? Il remarqua mon regard posé sur lui. Je baissai les yeux.
— Comment vont les autres blessés ? Je t’ai vu t’en occuper avec tes amies.
— Oui, Jérôme est débordé et, pour ceux qui l’acceptent, il nous laisse agir à notre guise. Ils souffrent beaucoup. J’essaierai de leur rendre visite à l’arrivée.
— À ce sujet, je te suis reconnaissante de t’être occupé de moi.
Le sourire qu’il m’adressa représentait pour moi la meilleure des réponses. Simple et désintéressé en apparence, il me rassura. Une de nos conversations me revint en mémoire.
— Je suis restée plusieurs heures les plaies grandes ouvertes avant que tu ne t’occupes de moi. Tu penses que j’aurai la fièvre ? Des complications ?
Il me fixa d’un regard soutenu, comme pour m’étudier. Une fois de plus, sa réponse me surprit autant que les méthodes qu’il employait.
— Que manges-tu habituellement ?
— Je ne sais pas… Normalement.
— Beaucoup de légumes avec tes féculents ?
— Toujours.
— Condiments, épices ?
— Oui.
— Fruits ?
— Pas souvent, non.
— Manges-en aussi régulièrement, plusieurs par semaine. Tu m’en diras des nouvelles. Tu es souvent malade ?
Il m’interrogeait comme n’importe quel médecin. Pourtant, ses questions divergeaient.
— Non, pas vraiment. Rhumes, grippes, boutons de fièvre, des bricoles.
— Au vu de la qualité de ton alimentation et des exercices que tu pratiques, tout ça devrait disparaître avec les fruits. Et, pour tes blessures, avec ce qu’on t’a appliqué, je dirais que tu possèdes tout le nécessaire pour résister à tes attaquants du jour.
Il associait en priorité forme et manière de vivre. Les produits qu’il avait appliqués se trouvaient dans la nature. Pour peu que mon alimentation soit correcte, je ne risquais rien. Savait-il vraiment mesurer les dangers de l’infection ? Avais-je raison de me confier en lui ? Si la manière dont nous nous comportions suffisait à nous protéger, pour quelle raison nos médecins évitaient le sujet ?
Je l’écoutais. Il me parlait comme si nous nous connaissions depuis toujours. Ignorant nos us et coutumes, il agissait envers moi naturellement, nous considérant comme égaux. Je me gardais de lui rappeler nos règles. Seul Jérôme avait tenté de le rappeler à l’ordre. Le chef de guerre n’en avait tenu compte et j’avais pu profiter de la générosité de ses soins.
Je ne le jugeais aucunement d’une classe inférieure à la mienne et ce, aujourd'hui comme à l'avenir.
Assis à mes côtés, il regardait en direction des siens. Ceux qui ne se reposaient pas étaient en grande discussion. Le regard du prisonnier Salien semblait se perdre à l’horizon. Son existence ne lui appartenait plus. Des rires me parvinrent depuis un groupe situé derrière nous. Une pensée me traversa l’esprit.
— À part les produits de la ruche et les potions antidouleurs, tu t’entoures d’autres techniques de soin… bizarres ?
Il se tourna vers moi et inspecta mes bandages.
— Si tu n’étais pas en si bonne santé, et si on en avait amené, on t’aurait appliqué des bandages de toiles d’araignées.
— Allons donc…
— On peut les appliquer directement sur la plaie. Ils sont anti-germes et, au bout de quelques jours, la soie se dissout, même engoncée à l’intérieur des blessures.
— Intéressant. Quoi d’autre ?
— Tu connais les mouches vertes ?
— Aïe… J’ai peur de comprendre… Dis-moi tout.
J’allais de surprise en surprise. Krys me parla du cas d’un blessé abandonné sur le champ de bataille. Quand il fut découvert, dans un état pitoyable, aucun soignant ne disposait du temps nécessaire pour s’occuper de lui ; il fut laissé à l’article de la mort. Pourtant, si quelqu’un avait pris le temps d’inspecter ses blessures, il aurait remarqué qu’elles n’étaient pas en train de se nécroser mais…
— Se nécroser ?
— Ou pourrir si tu veux.
— Elles avaient été nettoyées par avance ?
— Souvent, lorsqu’un blessé est isolé et immobile, des mouches surgissent de nulle part et pondent directement dans ses blessures.
— Le pauvre ! Les larves vont se nourrir de lui.
— Tout à fait. Elles se développent très rapidement. Elles adorent les tissus nécrosés et s’en nourrissent.
— Et… s’arrêtent-elles là ? Que deviennent les tissus sains ?
— Elles n’aiment pas ça.
— Ne me dis pas que tu utilises cette méthode pour…
— Si, bien sûr. Elles sont bien plus précises que nous. Nous, pour ôter les tissus morts, nous sommes contraints d’enlever les tissus sains qui les entourent. C’est loin d’être idéal.
— Mais… Ces mouches n’amènent pas de maladies ?
— Pas du tout. Je les suspecte même de laisser une substance anti-germe sur les blessures.
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