Esclave
— Tu es sûr ? C’est ce qu’il a dit ?
— Oui, c’est bien comme ça qu’il a présenté les choses.
— Hum ! Je… vois…
Cette partie de l’histoire m’avait déjà été racontée et pourtant, je ne parvenais pas à en saisir le sens. Un laniste du nom de Guerc avait acheté Krys pour une bouchée de pain. Il lui manquait un homme pour postuler aux jeux. À coup sûr, une arrivée tardive signerait sa mort, mais que pouvait-il y faire ? Quelques jours ne suffisaient pas à former un gladiateur, cependant, Guerc avait besoin de ce contrat.
Le Salien n’avait d’ailleurs pas pris la peine de suivre les séances d’entraînement. À quoi bon ? Le dernier jour, par acquis de conscience, il s’était tout de même assuré de la progression de son petit dernier. Si celui-ci s’accrochait, il n’était pas prêt. Persuadés qu’il ne survivrait pas, ses compagnons n’avaient pas cherché à lier connaissance avec lui.
Le pauvre hère se retrouva ainsi très tôt une arme à la main face à un combattant aguerri. Huit humains concouraient pour la vie contre un nombre identique de Saliens. Même s’il espérait qu’il survive le plus longtemps possible, Guerc n’osait regarder de son côté. Pour éviter un coup fatal, Krys reculait sans cesse. En bout de course, il trébucha et, par malheur, se cogna la tête contre la barricade.
J’étais assise contre le dossier du lit, une plume à la main. Bruno avait pris place sur le côté. Kia, blottie contre moi, dormait. Elle représentait la pièce maîtresse de mon stratagème. Pour éviter de mourir d’ennui, j’avais convaincu mon père du besoin impérieux de la retrouver. Par mesure de sécurité, son maître devait bien entendu l’accompagner.
Si j’aimais caresser et cajoler la petite maki catta, mon but premier consistait à en apprendre plus sur Krys. Je désirais connaître la manière dont tout avait commencé, l’écrire pour, peut-être un jour, y revenir. Oui, qui sait, en faire un livre.
Dans les moments où nous étions ensemble, nous n’avions jamais abordé le sujet. Sa seule présence suffisait en soi. Nous remettions à plus tard la connaissance de notre passé. Aujourd’hui qu’il était absent, je désirais tout savoir de lui. Toutefois, je ne présentais pas ce désir sous cet angle mais déclarait à Bruno m’intéresser à l’histoire de la troupe qui nous avait sauvés.
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Je prenais mes notes sous forme de brouillon afin d’éviter de faire attendre mon narrateur attitré. Bruno était avenant. Parfois, Kia restait près de lui. Parfois, avec moi. Son maître ne l’avait jamais remarquée aussi calme que lorsque j’écrivais.
— D’accord, continuons, décidai-je. Je lui demanderai des précisions quand je le pourrai.
— On en était à : il se lève et prend la fuite.
— Pour le moment et depuis le début (je fis la moue), il se contente de fuir.
— Oui, mais c’est déjà en train de changer.
S’il fallait s’arrêter sur un détail, c’était celui-ci. Le Salien avait partie gagnée. L’humain à terre, sans connaissance, il lui suffisait d’un coup, un seul. Au lieu de cela, sa victime se réveilla, roula sur le côté, évita le coup mortel, se redressa et distança son adversaire. Le Salien dormait-il ? S’il était si lent, comment avait-il acculé Krys à la rambarde ?
Mais Bruno ne savait pas. Avec gestes et paroles, il me fit imaginer la taille de l’arène et la position des différents combattants. Pour éviter tout imprévu, Krys avait pris la direction opposée aux combats en cours. Je comprenais cette décision. Combien cela devait être terrifiant ! Une fuite pour sauver sa vie. Un périmètre clos dans lequel chacun retournait à son point de départ. La mort qui se précipitait vers lui. L’obligation de demeurer le plus rapide. Pour attendre quoi ? La grâce du public ? Mais le public honnit les fuyards.
Délesté de son épée, uniquement armé d’un couteau à la ceinture, Krys distançait son adversaire. Pourtant, plutôt que chercher à conserver son avance, il ralentit.
— Incroyable ! Son but n’est donc plus de fuir ? Subitement, il se découvre une stratégie ?
— C’est ça.
— Tout de même, je ne comprends pas. Cette stratégie, il l’avait depuis le début ? Ses reculades ne sont qu’un stratagème ?
— Non, Thomas est catégorique : Krys est un véritable débutant. Il est avec eux depuis une semaine. Lors de l’entraînement, il n’est jamais arrivé à la hauteur des exigences d’un tournoi. Même Hector le dit.
Dans ce cas, comment avait-il pu devenir subitement si précis ? Le Salien derrière lui, ne s’était-il contenté que de son ouïe pour juger de la position de celui-ci ? D’un geste, Krys se retourna, le bras tendu. Son ennemi s’écroula, une lame enfoncée dans le cou. Une telle précision… Le geste fut si soudain que les spectateurs en furent estomaqués. Celui qui devait mourir, soudain, réussissait un coup de maître. Quand ils reprirent leurs esprits, ils se levèrent et l’acclamèrent. Je m’imaginais la scène…
— Incroyable, tout de même. Un coup pareil… C’est un coup de génie… ou de chance…
Et je me souvins qu’en narrant cette partie de l’histoire, Olga avait négligemment appuyé sur la blessure qu’elle nettoyait. Krys avait-il caché son jeu ? Était-il tombé intentionnellement afin de pimenter la bataille ? Avait-il simulé un entraînement médiocre avant de rejoindre l’arène ? Étrange… Tout cela me paraissait étrange…
Les yeux de Krys restèrent rivés sur le corps du Salien comme s’il avait des difficultés à interpréter les événements. Partout autour de lui, le public l’ovationnait. Son regard balaya la masse oscillante qui le scandait. Il repéra Guerc ainsi que son ancien maître. Tous deux criaient victoire.
— On dirait qu’il réagit comme si tout ce qui se passe le surprend, remarquai-je.
Bruno, qui ne connaissait pas l’équipe à ce moment-là, approuva de la tête. Il raconta ce que je connaissais déjà : le gladiateur se munit de toutes les armes qu’il trouvait, puis se décida à venir en aide aux siens. Et là, l’impensable arriva : face au combattant en approche, plutôt que d’attendre une arme à la main, il prit le risque de projeter une épée contre lui. Une décision inouïe. Non pas seulement une, ni deux. La troisième, elle, atteint son but.
J’étais totalement immergée dans l’histoire. Impossible de quémander des précisions. Seuls comptaient les événements en cours. Un Salien accourait à toute jambe, persuadé de la chance dont Krys avait profité. Une certaine appréhension m’envahit, comme si le fil du temps pouvait changer pendant qu’on le décrivait.
— Un jet d’épée ? Quel choix étrange… dis-je après avoir dévisagé mon compagnon.
Le Salien avait démarré sa course de l’autre bout de l’arène, où les combats faisaient rage, et Krys avait eu le temps de réaliser trois jets. Je ne me voyais pas agir ainsi. Lancer une lourde épée à distance ? Et espérer qu’elle atteigne son but ? Si elle dépassait les huit pas avec moi, ce serait déjà beau. Un poignard oui, mais une épée ?
De plus en plus décidé, Krys choisit d’affronter son troisième adversaire en combat régulier. Il démarra prudemment. Surpris, il parvenait à contrer le Salien avec efficacité. Subitement, il accéléra et le mit hors d’état de nuire.
— Un seul coup, lança Bruno. Ça a suffi.
— Bien sûr… Il faudra que j’y pense la prochaine fois. Accélérer, il suffit d’accélérer. » Il remarqua la moue dubitatrice que dessinaient les traits de mon visage et me laissa continuer. « Le Salien, lui, il n’a pas pensé à accélérer ?
Si cette partie de l’histoire n’était pas la plus impressionnante, je m’y arrêtais toutefois. Il avait attendu l’épée à la main alors qu’il se savait défaillant dans ce domaine au début des jeux. Il avait démarré doucement, suffisamment pour prendre confiance en lui. Les épées se sont rencontrées plusieurs fois sans qu’il ne perde pied. Et, soudain, le coup fatal.
Tout se déroula alors très vite. Parmi les humains, seuls restaient Thomas et Hector. Chacun se battait contre un adversaire à sa mesure. De son côté, le troisième des Saliens valides venait juste de l’emporter. Proche du compatriote qui affrontait Thomas, il décida de l’épauler.
— Et Krys mesure immédiatement le danger.
— Exactement, répondit Bruno.
Les cinq combattants se trouvaient proches des gradins. Krys se précipita mais, trop éloigné, se ravisa et tenta un nouveau jet. Le Salien stoppa brusquement sa course après avoir ressenti le souffle provoqué par la lame au ras de son visage.
Bruno simula le sifflement de la lame, le bruit de l’impact, la frayeur du combattant, le regard figé sur l’oscillation rapide de l’épée et la surprise du public. Il vivait ce moment comme s’il avait été présent. Il faisait sien l’étonnement général et me le communiquait. À cet instant, Kia se réveilla, baya aux corneilles et me fixa dans un regard paisible. Je lui caressai la nuque.
Krys arrivait à toutes jambes. Les organisateurs attendirent qu’il réédite son exploit. Lorsque le Salien s’effondra, ils le sauvèrent en ordonnant la fin du jeu.
— Les Galiens procèdent ainsi ?
— Quand le public apprécie certains combattants, les organisateurs cherchent à les préserver. À condition toutefois que les jeux soient faits, ce qui était le cas.
— Excellente idée, je trouve.
— Thomas m’a expliqué qu’il y serait passé plus d’une fois sans cette règle.
— Cette fois, le public honorait des humains.
— Phénomène rare. Ils ont été scandés sans retenue.
— Comment s’appelle… je l’ai noté là, oui, Guerc, Guerc devait se dire qu’il disposait maintenant de trois combattants hors pair.
— Oui, d’ailleurs, dans les jours qui suivirent, il ne cessa de surveiller les séances d’entraînement.
— Comment réagissaient Thomas et Hector face à la métamorphose de Krys ?
— C’est une question qu’on leur a aussi posée. Dans le fourgon qui les reconduisait, Thomas a commencé à le féliciter, pour immédiatement après lui reprocher d’avoir si bien caché son jeu.
— Thomas et Hector lui en voulaient ?
— Ils comprirent vite qu’il représentait le meilleur moyen de gagner durablement les combats. Quant à Guerc, il suivait les affaires depuis son domicile. Les trois gladiateurs devinaient sa présence. Des pièces d’or pleuvaient devant ses yeux, c’était visible de là où ils étaient. Enfin, c’est ce qu’ils nous ont raconté.
Tour à tour fascinée et interloquée, j’hésitais entre don et magie. Peu superstitieuse, j’excluais rapidement la dernière possibilité. Une aptitude particulière, un don, pouvaient-ils générer un progrès fulgurant ? Tout aurait-il commencé avec un simple choc sur la tête ?
Quoi qu’il en soit, d’illustre inconnu voué à une mort certaine, Krys était bel et bien devenu un champion hors norme.
Avant que Bruno ne me quitte, je profitai de ces derniers instants pour caresser Kia. Une forme de complicité s’était établie entre nous. Sans que je sache pourquoi, elle me donnait l’impression de me comprendre. Je coupai quelques morceaux de fruits et lui tendis un à un. Bruno et elle avaient magnifiquement occupé ma journée. Et j’avais matière à écrire une belle histoire.
.oOo.
Je me retrouvais seule à contempler mes notes. Songeuse, ma raison s’y égara. Son nom y était inscrit partout. Ces répétitions m’apparurent comme un rêve tissant petit à petit les fils entrecroisés d’une romance impossible. Les filaments dessinaient un futur entre lui et moi. Malgré l’assaut de nombreux prétendants, mes pensées restaient tournées vers lui. Peu importe qu’il ne soit des nôtres. Peu importe qu’il ne soit noble. Mes choix m’étaient propres. Dans ma romance, nous étions liés par un amour indicible, intense et interdit. Notre seule échappatoire résidait dans la fuite, tels deux amants maudits par les usages et circonstances.
Pour la vivre, nous nous enfuyions, tous les deux, seuls. Nous partîmes à la recherche d’un lieu inconnu du plus grand nombre. Une île, une de celles qui nous environnaient. Une île sans attache, n’appartenant ni à un monarque ni à un clan de pirates.
L’aura qui entourait mon rêve ne tarda pas à se dissiper. Le royaume avait besoin de Krys. Une armée galienne gigantesque allait passer le fort de l’Isthme en ruine. Un site devenu indéfendable. Elle encerclerait le château et détruirait la ville. Une armée si nombreuse que, même unis, l’ensemble des royaumes humains craindrait de l’affronter. Si nous parvenions à fuir, en réalité, nous ne ferions que nous détruire. Nous anéantirions notre avenir avec celui des hommes…
Ce que j’entrevoyais, dans cet avenir improbable, était semé d’embûches. Et je me rendis compte que je ne pouvais… ni le choisir pour époux devant le roi et le peuple, ni fuir avec lui loin du jugement des miens.
Il ne s’agissait que d’un rêve. Lui-même pensait-il à moi ? Il y avait songé, j’en étais certaine, mais irait-il jusqu’à demander ma main ? Je lui plaisais, je l’ai vu, je crois, dans son regard. Mais était-ce ce qu’il attendait ? Toutes les femmes de son clan étaient amoureuses de lui, pourquoi me choisirait-il ? Qui plus est, c’était impossible…
Impossible !
Les fils tissés sur mes notes ne pouvaient prendre forme. À quoi bon tout cela ?
Je contemplai le néant de ma vie au travers des cloisons de ma chambre. Elles représentaient l’horizon que je méritais. Mon rêve, seule force capable de les dissoudre, ne tenait pas face à la réalité. Il me fallait maîtriser mes espérances afin qu’elles ne tentent plus de s’en échapper…
À quoi bon les sentiments ? À quoi bon aimer ?
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