Antony et Marie

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Emma m’annonça la visite d’Antony et de sa fiancée.

— Antony a une fiancée ? m’étonnai-je.

— C’est récent semble-t-il. Elle est membre du groupe du désert.

— Eh bien, il n’a pas perdu de temps celui-là. Ça ne fait pas si longtemps qu’ils résident parmi nous.

Antony était un jeune officier de vingt-six ans, un des préférés de Gauthier, le chef de nos armées. Son jeune âge incitait à penser que son statut de noble l’avait favorisé au sein de la hiérarchie militaire. Des humeurs qui ne tenaient compte ni de ses compétences, ni de son acharnement.

Emma plaça deux chaises côte à côte, idéalement positionnées près de mon lit. Antony ne s’étonnerait pas que je dévisage sa bien-aimée comme je supposais le faire.

— Bienvenue à tous les deux, dis-je. Ça me fait plaisir de vous recevoir.

— Sara, je te présente Marie, ma fiancée, fit Antony en proposant à sa compagne de s’assoir selon mon invitation.

— Enchantée. Ma servante m’a informée que vous faîtes partie du groupe du désert. Vous étiez parmi les archers à Bladel, c’est cela ?

— Pour savoir tirer à l’arc, elle sait tirer à l’arc, répondit Antony.

— Mieux que toi ? lui demandai-je avec un regard complice.

— J’ai toujours été meilleur une lame à la main, tu le sais.

— Tu tutoies la princesse ? s’étonna Marie en fixant son fiancé.

— Nous nous connaissons depuis longtemps, le dédouanai-je. Je me suis beaucoup entraînée à l’épée avec lui. Il est bon bretteur. Mais…

Ces paroles firent remonter en moi de nombreux souvenirs. Je me remémorai le jour de ma décision. Ce n’était pas par amour de la guerre, de l’exercice ou de l’art, non, j’ai toujours cru mon père responsable de mon mal-être. Mon statut de noble ou de princesse m’indifférait. De quel droit accaparions-nous les richesses de ce monde sans partage ? De quel droit passions-nous d’une fête fastueuse à une autre à la vue des affamés ? Alors, quand le roi détallait les exigences de mon rang, de mon rôle dans la société, en tant que femme, en tant que princesse, en y ajoutant l’importance de maintenir la paix à tout prix au sein des royaumes, par alliance et par mariage, je fulminais. J’ai donc, je crois, en quelque sorte, renié mon rôle de femme en devenir pour me diriger vers ce qui s’en éloignait le plus : la guerre. Mais loin de moi l’idée d’en faire étalage aujourd’hui.

— …dites-moi d’abord comment vous vous êtes rencontrés.

Antony fit craquer sa chaise.

— Le général nous a invités à nous impliquer, voire même à nous intégrer dans le groupe de Krys, avec la permission de celui-ci. Il souhaite que nous analysions leurs méthodes d’entraînement. Krys, lui, voudrait que nous, soldats, soyons prêts pour la guerre qui s’annonce.

— Que sait-on de l’humeur des Galiens ?

— Personne n’imagine qu’ils acceptent leur échec. Six mois. Un an. Deux ans. Ils seront là bientôt, c’est une certitude.

— Que penses-tu du groupe de Krys ?

— Ils sont devenus très habiles en peu de temps, un an seulement pour certains d’entre eux, et ils disposent d’armes de meilleure qualité que les nôtres. Le roi va acquérir armes et cuirasses et nous nous entraînerons avec.

Un de mes rêves se réalisait. Ainsi, Krys resterait afin d’approvisionner le royaume en armes de toutes sortes. Si les Galiens nous en laissaient le temps, le château pourrait devenir pour eux une barrière infranchissable.

— Et adopter leurs méthodes d’entraînement ?

— Oui. J’ai pu le vérifier, ils sont bien plus incisifs que nous. Chercher à atteindre la perfection est devenu une seconde nature pour eux.

Ce n’était pas notre cas. À partir d’un certain niveau de compétences, nous avions tendance à nous en satisfaire. La vie des militaires devenait alors morne et sans âme et chacun s’enfermait dans ses habitudes.

— Krys a beaucoup insisté pour que nous nous donnions au maximum, ajouta Marie. Quatre heures d’entraînement par jour. Il nous motivait en déclarant que ceux qui agissaient ainsi, à armes égales, confiants et sûrs de leurs capacités, pouvaient affronter des armées deux à dix fois supérieures. L’effet psychologique que procure la confiance en soi est un déterminant à ne pas négliger.

— Eh bien, Marie, vous nous l’avez prouvé, et de belle manière.

Nous nous regardâmes, Antony et moi, en accord avec cette affirmation.

— Donc, comme cela, tu infiltres le groupe de Krys et, la première chose que tu fais, c’est de repérer une petite demoiselle.

— À moins que ce ne soit elle qui m’ait repéré, corrigea-t-il en se penchant vers elle, un amour évident dans les yeux. Ma mission ne consistait pas seulement à observer, mais aussi à m’entraîner avec les nouvelles armes. Marie faisait partie de mes instructeurs.

Et il termina sa phrase avec la même complicité.

Emma nous servit boissons chaudes et petits gâteaux pendant que nous discutions projets, puis, après un court moment de silence, Antony hésita :

— Tu sais que je me demande toujours comment tu as fait pour autant progresser ces derniers temps.

— Il veut parler de l’entraînement à l’épée, précisai-je en direction de Marie. C’est vrai qu’avant, c’est toi qui gagnais toujours. Père refusait de m’attribuer un professeur. Heureusement que tu étais là. (À Marie :) C’est avec Antony que j’ai le plus appris.

— Et, depuis un moment déjà, c’est toi qui me bats, reconnut-il.

— Tu t’entraînes beaucoup ? me demanda la jeune femme.

— Pas du tout ! réagit Antony. Si c’était le cas, j’y trouverais une certaine logique. Et s’il n’y avait que l’épée…

— Le tir à l’arc aussi ?

— Eh bien, je ne serais pas surpris qu’elle te batte… Oui, je crois que si vous vous mesuriez ensemble, ça ne m’étonnerait pas du tout. » Ils me jetèrent tous les deux un regard interrogateur. Attendaient-ils une réponse ? « De plus, si tu étais arrivée quelques instants plus tôt, tu aurais assisté à son combat contre le chef Morcan. Sa résistance face à ce monstre outrageusement carapacé a été purement… incroyable !

— Je me souviens surtout que j’ai failli y rester, répondis-je du tac au tac.

— À ce propos, bredouilla-t-il en me fixant droit dans les yeux, il y a une chose que je cherche à te dire depuis un moment, c’est que…

Il hésita et son regard se dirigea vers le sol. J’anticipai :

— Ne dis rien. Tu ne pouvais rien faire. Si tu étais venu à mon secours, tu serais sans doute mort comme les autres. Nous n’étions plus assez nombreux. Les défenseurs et toi deviez tenir le front.

— Mais tu l’as retenu si longtemps… » Il se tourna vers sa fiancée. « C’est cela qui a permis à Krys de prendre la relève. Sans elle… tout s’écroulait.

— Et sans Krys, et sans Marie ! » Je fis un clin d’œil à la jeune femme.

— Effectivement. Enfin, tu vois ce que je veux dire.

— Et sans toi aussi, Antony, lui dis-je pour le rassurer. Mais je te remercie de t’être exprimé ainsi. Tu sais, je n’en ai voulu à personne. Nous avons tous donné le meilleur de nous-mêmes, tout le temps de cette guerre.

Je me tournai vers sa fiancée.

— Tu sais lire, Marie ?

— Un peu, répondit-elle, surprise. La plupart d’entre nous ne savent pas très bien lire.

— Pas plus que nous. Seuls les nobles et une petite partie du peuple en sont capables. Depuis que je suis alitée, j’ai proposé à mes deux servantes de leur apprendre à lire et à écrire. Tu peux te joindre à nous si tu veux.

Elle se tourna vers Antony, comme pour lui demander son avis. Il fit un signe de la tête accompagné d’une moue intéressée. « Avec plaisir » répondit-elle.

Il se leva. Marie me salua et dit : « J’ai été très heureuse de faire votre connaissance. » Je lui donnai rendez-vous pour sa première leçon de lecture en compagnie de mes servantes.

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