Trahison - 2° partie
Me défendre ! fut ma première pensée. En temps normal, ma chaise se trouvait près du lit et je pouvais m’y transporter facilement en prenant mes précautions. Le sol, lui, était beaucoup plus bas. Je pourrais sautiller sur un pied mais, par manque d’habitude, je craignais les secousses. Je pris appui sur la jambe valide pour atteindre le plancher et rampai jusqu’à la cuisine. Je m’aidais des meubles et de ma jambe gauche pour tenir debout, puis saisis un des petits modèles de couteaux à pointe effilée, ainsi qu’une protection en cuir. Pour revenir au lit, je sautillai, attentive au moindre picotement. Tout allait bien et je m’étendis, le couteau bien caché au creux des reins. Mes agresseurs croiront avoir affaire à une demoiselle sans défense et je les surprendrai dans leur folie.
Personne ne franchira la porte de ma chambre avant Allie. Elle avait eu la prévenance de m’apporter un drap.
— Merci Allie, dis-je pendant qu’elle me recouvrait. Sais-tu ce qu’ils font ? Entends-tu quelque chose ?
Ma servante peinait à répondre. Je lui pris la main.
— Je ne vois pas ce qu’ils font, ils se font servir dans le hall d’entrée et tout se passe dans l’appartement du roi. Mais j’ai peur. J’ai apporté des victuailles tout à l’heure alors qu’un d’entre eux mangeait en caleçon. Il m’a demandé pourquoi j’étais habillée et a exigé que j’enlève le peu que j’avais. Ensuite, il s'est approché menaçant, j'ai cru que... mais votre frère est arrivé à temps. J’ai pu m'en sortir indemne.
— Tu as repéré où Clément a placé ma chaise ?
— Non. Vous voulez que…
— Non, ne prends pas de risque inutile. Je suis sûre que tous les accès sont fermés.
— C’est le cas. La nourriture attend chaque matin à la porte et c’est votre frère qui va la chercher. Il l’emmène dans le couloir et nous demande de nous occuper du reste.
— Personne ne peut voir que vous êtes presque nue et qu’il se passe des choses anormales ici ?
— Personne. Il exige que nous ne soyons loin quand il ouvre la porte. Qu’est-ce…
— Un couteau.
— Vous ne voulez quand même pas…
— Bien sûr que si. Je n’attends que ça. Dès qu’ils entrent pour me violer, je les égorge. Maintenant, avec le drap, il sera encore plus facile à cacher.
— Et s’ils entrent à deux ?
— J’en aurais au moins un.
— Mais l’autre peut vous tuer.
— Qu’il essaye ! Qu’il essaye seulement.
— Il s’enfuira peut-être pour aller chercher une arme ? Et vous, vous ne pouvez pas bouger.
— Je sais atteindre une cible à distance. Ne t’inquiète pas.
Allie hésita, puis ses yeux se posèrent sur le lit. Je l’invitai à s’assoir.
— J’aimerais savoir me battre.
— Comme tu le sais, les riches et les nobles se croient tout permis. Les femmes devraient toutes savoir se battre. En dehors des périodes de guerre, ce sont les nôtres qui représentent un danger. Tu devrais t’entraîner.
— Les seules femmes à savoir se battre sont avec Krys.
— Eh bien, vas-y.
— Mais… C’est lui qui a tué votre père.
— Tu n’iras pas pour moi, mais pour toi.
— Les châtelaines vont me critiquer.
— Tu diras que c’est moi qui l’ai exigé.
Elle baissa les yeux, réfléchissant à ma proposition.
— Oui… dit-elle dans un murmure. Je veux bien essayer.
— Clément et ses amis ne resteront pas. Tu descendras prévenir Thomas pour qu’il tente de les rattraper. Par la même occasion, tu demanderas si tu peux t’entraîner avec eux. Ils te feront visiter les lieux. Tout le monde sera très content de te recevoir.
— Mais je veux encore vous servir.
— L’un n’empêche pas l’autre, dis-je en souriant.
Le lendemain, les bruits cessèrent et Clément entra dans ma chambre. Attitude et aspect étaient ceux de tous les jours. Avais-je retrouvé mon frère ?
Quant à son air… Se préparait-il à demander pardon ?
Il s’assit au bord du lit, me toisa, regarda ses pieds puis se rapprocha. Finalement, il dit : « Je m’en veux, tu sais. » Il évitait mon regard et bien lui en prit. Si j’avais pu lancer des éclairs, il en aurait été transpercé.
Je tentai de ravaler ma colère dans l’attente de ses explications mais ne pus retenir une parole cinglante.
— Trop tard ! Tu regrettes quand il est trop tard.
— Je ne t’ai pas fait grand-chose.
— Ce n’est pas à moi que je pense mais aux autres. Ce que tu as fait est criminel.
— Je me suis laissé entraîner.
— Tes deux amis ?
— En fait, ce ne sont pas mes amis. Ou plus maintenant. Je regrette de leur avoir apporté mon aide.
— Si ce sont eux qui t’ont entraîné, il faut les dénoncer aux autorités.
— Ils s’apprêtent à partir.
— Qu’est ce qui t’a fait les quitter ?
— Ils sont dangereux.
— Ce qu’ils ont fait ici, ils le font souvent ?
— En quelque sorte.
— En quelque sorte quoi ? Ce n’est pas leur occupation première tout de même ?
— En quelque sorte, si.
— Ils… Ils ne sont pas dans le trafic d’êtres humains, j’espère ?
— Si. C’est ce que j’ai fini par comprendre.
— Et tu les as amenés ici ? Chez nous ?
— Je ne savais pas. Je croyais que c’était seulement pour nous amuser.
— Ne serait-ce pas plutôt parce que tu veux quitter la région et que tu as besoin d’argent ?
Il ne répondit pas. Je repris :
— En fait, c’est toi qui leur as amené Cassy. Tu l’as trouvée lors de ton dernier voyage et tu es revenu ici avec deux autres filles que tu as présentées à tes amis.
— On les a trouvées. Elle et les deux autres. J’ai seulement servi d’appât.
Je gardais le silence, prenant le temps d’évaluer l’énormité de ses dires.
— Bien sûr, une bonne tête princière, ça attire du monde. Tu les as amenées ici pour abuser d’elles ainsi que nos servantes. Satisfaire votre perversité est-il votre objectif premier où le but est-il de les emmener ?
Clément se redressa, puis regarda ses souliers.
— Tu as gagné combien ?
— Rien.
— Ils t’ont abandonné ?
— C’est moi. Je ne voulais pas qu’ils emportent nos servantes.
— Ils vont… Ils vont emmener tout le monde ?
— Oui.
— Pour en faire quoi ? Les revendre ? En faire des prostituées ?
— L’un ou l’autre.
— Il faut prévenir les forces de l’ordre et les faire arrêter.
— Oui, ma sœur, concéda-t-il un peu facilement.
Le ton utilisé le trahissait. Je le vilipendai :
— Tu es encore lié à eux !
— Ils sont dangereux, tu ne peux pas savoir. Je ne sais comment faire.
Malgré l’horreur de la situation, je m’apaisais. Il s’agissait de mon frère.
— Tu te souviens de ce que notre tuteur disait : si tu donnes une main à un scélérat, tu es vite contraint de lui fournir ton bras, puis le reste. Ils utilisent notre première petite faute pour faire pression sur nous et nous contraindre à les suivre. C’est la politique de l’engrenage. Tu mets un pied chez eux et tu es aspiré tout entier pour la vie.
Il hocha la tête.
— C’est exactement ça.
— Le seul moyen est de leur donner la chasse où qu’ils soient, et de les éradiquer.
— Il s’agit d’un réseau. Tu ne te rends pas compte de sa taille. Ils sont partout. Le trafic de jeunes filles est très important. Les hommes meurent à la guerre, les femmes…
— Que leur arrive-t-il ?
— Ceux qui payent le prix en font ce qu’ils veulent.
— Elles sont torturées ?
— Ils font ce qu’ils veulent. Et quand tu as pris goût à ça, tu… » Il hésita puis, grisé par les souvenirs : « Tu ne peux plus t’en passer.
Dans quelle fange s’était vautré mon frère ? Il ne parvenait même pas à décrire ce qu’il ressentait.
— Je sens que tu as commencé à y prendre goût. Tu devrais craindre de devenir comme eux.
— Elles s'en remettront.
— Ça me dégoûte que mon propre frère n’ait aucune considération pour la souffrance des autres.
— Tous les hommes ont ça en eux, tous les hommes aiment ça. C’est en nous même avant qu’on ait commencé. Et laisser faire la nature… c’est tellement bon !
Devant mon air outré, il ajouta :
— Tu ne peux pas comprendre.
Je regardai mon frère. J’avais l’impression de le perdre à jamais.
— Tous les humains ont en eux le bien et le mal. Si tu choisis le mal, tu seras entraîné vers lui. Ce faisant, tu te rends malheureux, parce que nous ne sommes pas faits pour ça. Si tu choisis le bien, tu donnes un sens à ta vie et une forme de plénitude t’habite. Parce qu’on est fait pour ça. Nous avons besoin de nous sentir utile. Toi, tu as choisi la voie du mal.
— Le mal a bon goût.
— Un goût éphémère qui finit par rendre malheureux. Il est une drogue qu’on regrette d’avoir pris un jour et dont on a du mal de se défaire ensuite.
— Les femmes sont si belles…
Clément se perdait en excuses.
— J’ai peur que tu ne puisses plus jamais aimer.
Je fis signe à Clément de se taire.
— J’entends des voix, m’étonnai-je, effrayée. Ils viennent par ici ?
La porte grinça. Un homme dans la quarantaine entra, habillé comme pour affronter la tempête. Clément se leva. L’homme me fixa.
— C’est elle ?
Clément évita de répondre. « On la dit extrêmement belle ». Il souleva le drap, me regarda, relâcha le drap et précisa : « Je veux bien le croire ». D’autres hommes entrèrent en poussant Allie et Emma devant eux. Je me tournai vers Clément. M’aurait-il menti ?
— Qu’elles s’habillent toutes pour affronter la tempête, ordonna celui qui était apparu le premier.
— Je préfère qu’elle reste, dit Clément. C’est ma sœur, tout de même ! Huit filles, c’est bien suffisant.
— Celle-ci vaut cent fois le prix des autres. C’est le tarif qu’on m’a donné. Il y a du beau monde qui attend. Sa cote a grimpé en flèche depuis qu’elle est orpheline. On sera riche en une seule transaction.
— Elle est handicapée. Elle ne pourra pas vous suivre.
— Tout est prévu.
Ainsi donc, la première cible de cette opération, c’était moi ! Clément baissa la tête. Ils avaient appâté mon frère avec la promesse de gagner un peu d’argent et de prendre du bon temps. Et il était tombé dans le panneau !
Les plus hauts murs de la plus puissante forteresse ne protègent pas de la trahison. Celle-ci traverse les plus épaisses murailles pour vous atteindre en plein cœur. À la vue de Clément, le mien se transforma en marbre. Puis, prenant conscience de la situation, il se réduit en poussière. Qu’allait-il advenir de nous ?
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