Chapitre 3

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Ils avaient galopé toute la nuit sans que la proie ne remarquât un seul instant la présence de son poursuivant. Achéhis, elle, avait senti une présence derrière elle mais ne s’était pas retournée, trop inquiète de perdre sa seule piste. C’était donc trois chevaux noirs qui galopaient dans une plaine verte en direction de l’occident, dans la nuit pâlissante ; trois cavaliers silencieux qui, entraînés par une force mystérieuse, couraient vers leurs destins.

La course se poursuivit tout au long de la journée.

Le lieutenant regardait droit devant lui, attentif aux moindres changements d’allure ou de direction de l’espion. Celui-ci d’ailleurs freina son allure à l’approche d’une longue montée rocailleuse, bordant une forêt sombre.

Achéhis n’avait peur de rien, mais cette forêt était crainte des Elfes, aussi jetait-elle des regards furtifs vers l’orée de ces grands bois. Les hommes l’avait nommée la Forêt des Chimpanzés, car un Peuple de Singes y habitait depuis toujours, quoiqu’aucun Elfe vivant ne se fut vanté d’avoir pu en rencontrer un : chacun restait sur son territoire, les Singes dans leur forêt, les Elfes à l’extérieur. On racontait beaucoup de légendes à leur sujet, et toutes s’accordaient pour dire que ce Peuple avait pour coutume de garder les crânes de leurs victimes, après les avoir tuées sans raison valable.

Achéhis dut s’arrêter net, car sa proie avait fait de même. Au loin, Dame Noylen les imita. L’épouse d’Arez ne savait pas si son amie l’avait remarquée, et elle craignait sa réaction ; après tout, ne mettait-elle pas sa vie en danger dans une mission qui ne la concernait pas ? Pourquoi poursuivre son amie à travers tout le pays quand elle aurait pu attendre son époux à la capitale, brodant une robe pour la reine ?

Elle ne se lassait pas de son métier, là n’était pas la raison, mais le regard inquiet qu’Achéhis lançait vers l’est ces derniers temps ne lui avait pas échappé et Noylen avait alors considéré que son devoir était de suivre le lieutenant.

Il fallait bien avouer que maintenant elle n’en était plus aussi sûre car une petite voix martelait dans sa tête qu’elle ne lui serait d’aucune utilité, n’étant ni un soldat, ni même armée.

Noylen se rendit soudain compte que la course avait repris et lança son cheval dans la direction où elle pensait avoir vu partir Achéhis mais elle ne réussit pas à retrouver la silhouette de son amie car la route était bordée de grands rochers abrupts et leurs imposantes statures empêchaient l’Elfe de voir loin.

Un sentiment d’angoisse lui prit soudain la gorge et sa solitude lui pesa terriblement sur ses épaules.

La route était calme, on n’entendait pas même un passereau, seulement le sifflement indolent du vent, de temps à autre. Il murmurait à l’oreille de Noylen « Méfiance ! Méfiance ! » et celle ci avait du mal à garder son sang froid.

Terrorisée, elle se trouva une arme de fortune dans un bâton qui traînait au sol, et la serra dans ses mains devenues moites.

Au moment où elle s’apprêtait à monter sur son cheval, une ombre obscurcit soudain la route devant Noylen qui poussa un cri d’effroi.

Devant elle se dressait une haute silhouette encapuchonnée de noir dont on ne pouvait apercevoir rien d’autre que l’éclat de son regard impassible.

Dans sa main gantée de noir, elle portait une dague scintillante dont la lame devait être assez tranchante pour priver d’un seul coup la pauvre Elfe d’un membre.

Tremblante, Noylen remonta promptement sur son cheval et fit demi tour. Elle entendit l’inconnu siffler, puis le martèlement des sabots de son destrier derrière elle.

La couturière se mit à penser, trop tard hélas !, qu’il aurait mieux fallut faire face que fuir, car maintenant l’ennemi allait la rattraper et sans aucun doute, la faire passer de vie à trépas.

Au bout de quelques temps, Noylen ralentit pour voir si on la poursuivait encore. Mais à sa grande stupéfaction, elle ne vit plus personne. Son cheval s’arrêta.

Et c’est alors que l’ombre s’abattit sur elle et la fit chuter de cheval.

Une autre ombre parut derrière et prit son cheval par la bride alors que la première ficelait la malheureuse prisonnière.

Le cavalier noir tournait avec sa monture autour de la victime, rétrécissant petit à petit son cercle infernal tandis que l’autre faisait tournoyer sa dague tranchante au dessus de sa tête…

Noylen ferma les yeux, sûre désormais que c’était la fin…

- Pauvre Dame, vous ne tiendriez pas une seule seconde face à un ennemi… dit une voix familière.

Noylen ouvrit les yeux et que ne vit-elle pas ?

- Achéhis ?!

L’intéressée partit dans un grand éclat de rire, accompagnée par la seconde ombre. Découvrant son visage en rejetant sa capuche en arrière, Achéhis prit une voix sévère qui contrastait avec le fou rire qui restait dans ses grands yeux pétillants :

- Dame Noylen, le fait d’être l’épouse d’un stratège militaire ne vous permet pas de suivre un lieutenant dans une mission confiée par le Roi en personne. Votre imprudence aurait pu vous coûter la vie et faire échouer la mission.

- C’était donc toi ! Tu m’as fait une de ses peurs, mon amie…

- Cela t’apprendra à réfléchir avant de me suivre partout, répliqua Achéhis, le regard devenu soudain froid et sévère. Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Sais-tu ce que cela peut te coûter ? Si tu échappes à la prison, ce sera une amende considérable que tu devras payer…

- Pourquoi ?

- Pour entrave à la mission d’un lieutenant de la garde royale elfique ; mise en danger dudit lieutenant par sa présence et infiltration dans une mission confidentielle… Cela te suffit-il où faut-il que j’en rajoute ?

- Je te demande pardon, répliqua Noylen avec une triste moue qui fit sourire sa compagne.

Mais sa curiosité reprit le dessus et elle se tourna vers son second attaquant.

- Aurais-je l’honneur de savoir qui fut mon second ravisseur ?

L’interpelé se découvrit. Il devait avoir l’âge d’Arez, quoiqu’il fut plus svelte et vif que le stratège. Bien qu’il fut mince, on devinait aisément les muscles saillants sous la tunique délavée par l’éclat du soleil et de la lune. Visiblement d’excellente qualité, sa tunique était néanmoins déchirée par endroit, notamment au bras gauche où elle laissait voir une immense cicatrice qui parcourait le bras de l’Elfe. Son visage était franc, beau, halé par le soleil ; sa mâchoire carrée était entourée par une barbe de plusieurs jours et ses yeux noirs mélangeaient un grand sérieux avec une grande malice. Il avait les cheveux châtains, coupés courts, mal coiffés. Apparemment, cela devait faire plusieurs jours qu’il n’avait connu la douceur d’un lit.

Il semblait fort amusé du petit tour joué à Dame Noylen, et un sourire moqueur ne quitta pas son visage alors qu’il s’inclinait devant elle.

- Votre époux, le Seigneur Arez, est un de mes grands amis, Madame et je suis ravi de faire votre connaissance, quoique j’aurai souhaité la faire en d’autres circonstances.

Il se tourna vers Achéhis.

- Vous ne m’aviez pas dit votre nom, Lieutenant, quoiqu’il fut aisément devinable. Ainsi, j’ai devant moi le meilleur soldat d’Olfondor. Je suis ravi de vous rencontrer car ainsi, je pourrai témoigner de l’humour de la légende la plus célèbre de l’armée. Votre tour joué à votre amie était des plus divertissants, mais il se fait tard, et je suggère que nous ne nous attardions pas ici. Malgré l’air paisible, il ne fait pas bon traîné dans ces endroits isolés.

Achéhis remonta sur son cheval et fit signe à Noylen de venir avec eux, car désormais, aucun Elfe ne devait voyager seul, encore moins au soleil couchant. Elle distribua un morceau de pain à chacun, puis les trois compagnons se remirent en route vers l’ouest.

- Vous disiez, messire, être l’un des éclaireurs que le Roi envoya voici quelques mois ?

- Oui Madame, je le suis et vous l’ai prouvée tout à l’heure. Celui que vous poursuiviez se dirige vers la frontière où l’ennemi a un camp d’informations. Nous les espionnons depuis longtemps, mes compagnons et moi, et nous y avons nos entrées privées. Mais vous arrivez dans un moment critique car trois de mes hommes ont disparu soudainement ce matin. Si vous voulez bien me suivre, je vous mènerais vers notre cache et vous présenterai aux deux Elfes qui nous y attendent.

- On nous a signalés que l’ennemi avait enlevé de jeunes Elfes à la frontière orientale, a-t-il fait de même ici ?

- Non, je ne le crois pas. En revanche, depuis quelques temps, beaucoup d’aigles noirs parcourent les cieux d’est en ouest et inversement, sans doute porteurs de terribles secrets…

Achéhis interrogeait l’éclaireur sans plus se soucier de Noylen qui en profitait pour écouter attentivement les informations que s’échangeaient les deux soldats. Surtout, elle espérait que le lieu de repos fut proche car tout son corps était courbaturé, épuisé par une si longue chevauchée. Ses yeux devenaient lourds, et elle pressa ses deux compagnons. Compatissants, ils élevèrent l’allure et c’est au petit trop qu’ils arrivèrent en vue de la cachette. Un Elfe les accueillit.

- Qu’avez-vous donc ramassé au bord des routes, Seigneur ? Deux voyageurs égarés ?

- Voyageuses, corrigea l’éclaireur, découvrez vous, monsieur, devant Dame Noylen, épouse du stratège royal Arez et le Lieutenant Achéhis, de la garde royale elfique qui nous font l’honneur d’être des nôtres ce soir. Le lieutenant est en mission royale : il semble que nous manquions beaucoup au Roi car celui-ci a dépêché son meilleur soldat pour nous retrouver, ajouta-t-il, taquin.

- Monsieur, lui répondit Achéhis, il me semble juste que lorsque pendant des lunes vous ne recevez pas de nouvelles de vos éclaireurs d’envoyer quelqu’un les chercher.

Enfin, sachez que ce n’était pas ma mission première. J’étais en route pour une mission diplomatique auprès du Roi des Hommes du pays de l’Est.

- Grâce soit rendu au ciel, Madame, que vous n’ayez point achevé cette première mission car vous y auriez risqué votre vie, lui annonça l’éclaireur. Le Roi des Hommes nous a trahi. Je l’ai entendu de sa propre bouche car je me suis d’abord rendu à l’est, en son palais où il m’accueillit froidement.

« Bonjour à vous, Roi des Hommes, mon Roi vous envoie ses amitiés, lui avais-je dit.

Il n’avait d’abord rien répondu, puis avait déclaré sèchement :

- Je ne veux pas de l’amitié de ton Roi, l’Elfe, car perfide est sa langue et sournois ses conseils. Ah ! Je sais. Il est beau, votre discours sur la paix et les traditions, mais il ne convient pas aux hommes. Les temps ont changé et désormais le règne des Elfes va s’éteindre au profit des Hommes car mon Peuple a de l’ambition et en a assez de l’ ombre écrasante des Elfes qui plane sans cesse au dessus de nos toits, de nos lois, de notre trône. La gloire et le pouvoir sont des richesses qu’en réalité vous vouliez garder pour vous : n’êtes-vous pas les seuls êtres sur cette terre qui profitent d’une légende dorée, auréolée de gloire et de victoires éclatantes ? Votre discours dédaigneux du pouvoir et de la gloire n’était là, que pour nous embobiner, nous, pauvres hommes naïfs ! Béni sois-tu, toi qui nous ouvris les yeux !!

Va-t-en, l’Elfe, avant que je ne te fasse arrêter. Ta vue seule suffit à m’irriter. »

C’est ainsi que je découvris la trahison de ce Roi à qui le Seigneur Aramion avait offert son amitié et son assistance. Il y a juste un point qui est resté mystérieux.

- Quel est-il, demanda Achéhis ?

- Je n’ai pas vu le prince héritier alors qu’il est de tradition qu’il assiste à toutes les entrevues diplomatiques. Je l’ai rencontré maintes fois et ai découvert en lui de grandes qualités et surtout une grande fidélité aux Elfes. Espérons qu’il ne lui soit pas arrivé quelque chose de fâcheux…

Ils avaient pénétré dans la cachette qui se révéla être une grotte naturelle, creusée patiemment par l’eau du ciel. Elle formait un long couloir agrémenté de salles plus ou moins grandes, plus ou moins humides. Les éclaireurs avaient fait de la plus petite leur salle commune car elle était la seule où ils avaient la possibilité de faire du feu. Là étaient installés chaises rudimentaires, paillasses relevées contre le mur, ainsi qu’une table branlante sur laquelle reposaient des cartes d’Olfondor et des pays voisins. Pendant que Dame Noylen se rendait utile en préparant le repas, les trois soldats se penchaient sur les cartes, menant de mystérieux débats. Achéhis s’inquiéta de l’absence du troisième éclaireur mais les autres la rassurèrent, expliquant qu’il était parti de bon matin pour une reconnaissance et ne devait revenir que tard dans la nuit. Malgré tout, un voile d’inquiétude pesait sur le cœur du Lieutenant quoi qu’il n’en laissait rien paraître. Bientôt la flamme dansante emplie l’âtre improvisé alors qu’Achéhis était partie à la rencontre du troisième éclaireur, ne parvenant à éteindre l’inquiétude qui envahissait son esprit.

Noylen regardait les flammes monter tel du lierre sur un mur en ruine, danser comme les bohémiennes autour des feux tziganes, au son des guitares folles. Elles s’enlaçaient amoureusement, léchaient le bois et chauffant avec joie leurs braises qui rougissaient de plaisir. Leurs teintes illuminaient la caverne et les visages des trois Elfes dans le soir tombant.

Le chef des éclaireurs n’avait toujours pas révélé son nom aux deux jeunes femmes. Non pas qu’il n’eût pas confiance en elles, mais tout simplement parce qu’aucune ne lui avait demandé. De la part d’Achéhis, cela n’était guère étonnant. En effet, avoir la preuve qu’il était au service du Roi lui suffisait amplement et elle évitait de mander des informations personnelles aux éclaireurs du Roi : ainsi, si un jour par malheur, l’Ennemi la capturait, elle ne pourrait trahir les siens. En revanche, Noylen aurait naturellement demandé le nom de son compagnon mais elle n’osait posé de questions maintenant qu’elle avait pris conscience de la juste colère de son amie face à son imprudence.

Soudain, des pas feutrés alertèrent les Elfes.

- Dame Noylen, restez près de moi, derrière le feu. Si ce sont des ennemis, prenez une torche et tentez de brûler leurs visages. Toi, s’adressa-t-il à son compagnon, va à droite de l’entrée. Et souviens toi : plutôt la mort que la trahison.

- Oui mon Seigneur.

Mais au moment où il passait devant le feu pour rejoindre son poste, une flèche traversa la salle et il s’écroula, foudroyé.

Se déversa alors sur les deux survivants une marée d’ennemis qui eut rapidement le dessus. Mais ils ne tuèrent pas les deux Elfes. Obéissant à un ordre secret, malgré la colère face aux quelques morts qu’avaient provoqué l’arc et l’épée de l’éclaireur, ils ficelèrent les deux prisonniers et ils quittèrent la caverne, Noylen et son compagnon au milieu d’eux.

Achéhis avait découvert le corps de l’éclaireur un peu plus loin au nord. Elle s’était alors élancée vers la caverne mais trop tard : l’ennemi y était entré.

Se postant au dessus de l’entrée, elle attendit. Quand les ennemis sortirent, Achéhis, avec une rapidité étonnante, sauta au milieu d’eux : elle trancha la tête des geôliers ennemis, libéra les prisonniers et leur ordonna de fuir. Malgré leur volonté de rester se battre au côté du lieutenant, ils obéirent et disparurent dans la forêt.

Achéhis savait qu’elle n’avait aucune chance mais ne se laissa pas faire pour autant. L’Ennemi devait savoir qu’il existait sur la terre d’Olfondor, un lieutenant téméraire qui lutterait contre lui jusqu’à la mort.

Excellente guerrière elle éliminait les ennemis les un après les autres avec sang froid et maîtrise. Mais bientôt, l’un d’eux réussit à la frapper par derrière, enfonçant son glaive dans son mollet. La lame était empoisonnée et la douleur fut telle qu’elle s’agenouilla au sol. On la désarma et on s’apprêta à la décapiter.

Un cavalier surgit et donna un ordre bref. La compagnie ennemie rangea ses armes en maugréant et emmenèrent sans ménagement le lieutenant trop zélé.

- Emmenez-la au grand chef, il veut l’interroger. Et qu’on aille quérir le bourreau, il est fort probable qu’on est besoin de ses services pour faire parler cette Elfe.

Cette perspective ramena un semblant de satisfaction parmi les barbares et certains se mirent à énumérer toutes sortes de tortures. A les entendre, ils avaient l’habitude de ce genre de méthode.

A peine arrivée, on l’attacha à un poteau par les poignets. Chacun leur tour, chaque soldat vint frapper violemment le lieutenant qui ne broncha pas un seul instant malgré les hématomes qui couvraient son corps et sa figure et le sang qui coulait de ses plaies. Cela dura longtemps. Du haut de ses appartements, le Grand Chef observait. Il attendait un signe de faiblesse de la part de son prisonnier. Comme il ne venait pas, il parla au lieutenant.

- Ton nom !

- …

- Tu ne réponds pas ? Soit. Apportez les fouets.

Et les coups recommencèrent, plus nombreux, plus violents. Mais toujours aucun bruit ne sortait de la bouche du lieutenant. Toujours aucune réponse aux questions du grand chef. Après le fouet, ce fut les chaînes, puis les braises et encore les coups. Seul le silence répondait aux tortures faites à l’Elfe.

Cela dura une bonne partie de la nuit. Mais ce fut le grand chef qui craqua le premier.

- Cela suffit. Enfermez-le. Qu’il aille au diable !

On emmena Achéhis dans un cachot sombre et insalubre avec pour seules compagnies les rats, la moisissure, l’obscurité et un prisonnier enveloppé d’une grande cape sombre, assis au plus profond du cachot, comme inconscient.

Achéhis ne tenait plus debout et déjà les rats, ses compagnons d’infortune s’approchaient, attirés par l’odeur du sang et de la sueur. Elle tentait de les chasser mais ses forces l’abandonnaient, et ses faibles gestes ne découragèrent pas longtemps les rongeurs. L’un d’eux la mordit, mais, épuisée par les épreuves, elle ne sentit rien : doucement, le lieutenant sombrait dans l’inconscience.

C’est alors que le prisonnier sembla se réveiller d’un songe. Il se leva et alla droit à l’Elfe, chassant à grands coups de pieds les immondes bêtes noires. De la cape sortit des mains d’homme, sales, brunies par la crasse ambiante mais non abîmées comme celles d’un ouvrier, lisses et douces comme celles d’un homme de haut rang. S’agenouillant près de la tête d’Achéhis, il n’osait toucher le pâle visage de la blessée avec ses mains pouilleuses ; alors celles-ci retournèrent dans la vaste cape et on entendit un léger bruit comme un tissus que l’on déchire et les mains ressortirent avec une large bande de coton blanc. Avisant le bol d’eau que l’on avait donné au prisonnier pour seule boisson, elles trempèrent le tissus et nettoyèrent le visage de l’Elfe. Cela fait, elles se mirent à panser les plaies du coup, arrachant encore la tunique du prisonnier quand la bande de coton n’était plus qu’une bande boueuse ou rougeâtre. Bientôt, l’eau fut si trouble qu’elles cessèrent de soigner la blessée. Les mains charitables attendirent fébrilement la ration d’eau quotidienne qu’un geôlier cruel distribuait en lançant de l’eau à travers les barreaux, abreuvant davantage la paille insalubre des cachots que le gosier des malheureux prisonniers.

Enfin, après une interminable attente, le geôlier, pour une fois béni par le prisonnier apparut et commença la cruelle distribution. Hélas, quand il arriva près de la cellule de l’Elfe, il arrêta net son petit jeu et passa sans rien donner.

- Eh quoi, geôlier, vas-tu me laisser mourir de soif ?

Le vilain homme se retourna, et alla droit vers le prisonnier qui se tenait juste derrière les barreaux. Il s’approcha si près que son interlocuteur sentit son haleine fétide juste sous ses narines, mais ne broncha pas.

- Ta cellule est maintenant le palace de l’Elfe, prisonnier. Tant qu’elle sera là, vous n’aurez ni eau ni nourriture. Ce sont les ordres.

- Je vais donc mourir de soif par ta faute ?!

- Oh non, monsieur, par la tienne. Ce n’est pas moi qui ai fini derrière les barreaux, privé de tout et que l’on va bien finir par laisser mourir à petits feux. Je ne fais qu’exécuter les ordres, moi.

Le prisonnier changea de tactique.

- Le métier de geôlier est bien payé ?

L’homme fit un signe de tête négatif. Au fond, il n’était pas fourbe, ni méchant, mais il avait une famille à nourrir, des enfants à élever et sa maigre paye suffisait à peine à couvrir tout les frais mensuels de sa petite famille. Il n’avait pas le choix, malgré la sympathie et la pitié que le prisonnier lui inspirait, il devait respecter la consigne sous peine des pires sanctions. Si on le jetait en prison, que deviendrait sa famille ?

- Regarde, donne-moi seulement de l’eau pour panser l’Elfe dans ce bol. Je ne boirai pas, ni elle non plus. Ainsi tu auras respecté la consigne mais j’aurai eu de l’eau quand même. Et en plus je te donne ce bracelet d’or et d’argent, en le négociant bien, tu devrais pouvoir en retirer pas mal de sous.

Face à ce cadeau inestimable, le geôlier ne put refuser et donna rapidement un peu d’eau au prisonnier. Joyeuses, ses mains se remirent à panser les plaies d’Achéhis qui revint bientôt à elle. Silencieuse, elle observa, les yeux à demi clos, la silhouette floue qui s’activait sur ses plaies. Elle devinait derrière cette sombre cape un homme de haute stature et de sang royal. Parfois, les mouvements de ses mains laissaient entrevoir un regard inquiet et doux, penché sur les flagellations subies sur les bras et les jambes de l’Elfe qui dépassait de la tenue déchiquetée du lieutenant.

L’homme mit un certains temps avant de voir qu’Achéhis avait repris connaissance. De ce fait il ne s’en rendit compte que lorsqu’elle se mit debout face à lui.

Depuis toujours, il rêvait de ce moment, de voir un Elfe de près, le regard flamboyant, la stature royale. Ce dont il était témoin était au-delà de ses espérances : fière, indomptable, Achéhis se dressait devant lui, le dépassant d’une tête, l’observant sans un mot, imperturbable, de ses profonds yeux noisettes. Elle jaugeait son sauveur. Elle n’avait jamais beaucoup aimé les hommes car ils étaient pour elle trop changeants, arrogants et vulgaires mais elle sentit qu’elle avait devant elle un homme comme ceux des anciens temps : loyal et bon.

Celui-ci s’était levé également et subissait l’interrogatoire muet de bonne grâce sans pour autant découvrir son visage. Bien qu’il fut de bonne foi, il ne put fixer l’Elfe dans les yeux et s’inclina sans mot dire devant ce regard de feu. Enfin, un murmure sortit des lèvres desséchées du lieutenant :

- Merci.

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