28. Couper

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Une nouvelle année arrive. Mélina est loin et je ne pense plus qu’à elle. Tout ce que je vois dans la rue me ramène à elle. Tous les films que je vois ou les livres que je lis me renvoient à des pensées vers elle. Ou à des choses que nous avons vécues ensemble. Rien à voir avec Emma Bovary. Je me sens plutôt Annie Ernaux dans son livre aussi court qu’intense intitulé Passion Simple.

Ma vie tourne autour d’une seule chose.

Fin janvier, je reçois un message du Brésil sur whatsapp :

"F., ça m’a un peu surpris que tu m’écrives deux fois de suite, comme on s’était accordé pour communiquer après mon retour de ce voyage. En même temps, je comprends très bien que tu aies envie d’échanger. Du coup, parlons-en. Je crois que tu as remarqué que ce séjour au Brésil marque une nouvelle phase pour moi. Mes jours obscurs et dépressifs de 2019 - que tu as connus, car tu m’as épaulé dans la mesure de tes possibilités - connaissent enfin un autre moment. Et cette phase, Félix, je dois la vivre de façon entière. Ce n’est pas un choix purement rationnel, sinon la réalité de mon âme et de mon cœur. Et aussi, j’avoue, il y a sa part de culpabilité. Je ne pourrais pas faire autrement.

Oui, je me sens heureuse. Et j’espère sincèrement et de tout cœur que tu sois heureux aussi. Mais j’ai besoin et envie de couper complètement. Pas pour nier l’histoire ou notre connexion. Nous sommes devenus des amis. Tu m’as vu pleurer, je t’ai raconté mes peurs et mes angoisses, et tu m’as raconté un peu de ton histoire. Et tout ça a été très vrai et je ne vais pas oublier, ça ne s’efface pas. Mais cette nouvelle phase, je dois la vivre de façon entière, ayant le cœur en paix, et donc sans « extra ».
Voilà. Désolée de te le dire comme ça, mais puisque tu m’as écrit et aussi parce que je rentrerai à Paris accompagnée de mon conjoint, je préfère te le raconter.
Dis-moi ce que t’en penses, si tu le comprends et si tu respecteras cette toute dernière demande que je te fais...

Bises"

Ma réponse :

Alors que dire face à ton message...

J’ai besoin d'un peu de temps pour te répondre (par mail et non par WhatsApp car c'est trop long de taper un texte sur un écran de smartphone)

Mais je peux déjà t'assurer que je ne viendrai pas t'importuner si tu as décidé de couper, qui serais-je pour venir le faire ?

Pour mes récents messages WhatsApp, je n'avais pas bien compris quand tu rentrais de ton voyage et ne pensais pas que ça te perturberait...vu les échanges qu'on avait déjà eu sur les messages, les horaires.… mais bon je te demande de bien vouloir m'excuser.

Pour le reste, je te donnerai mon ressenti quand ce sera retombé et que je pourrai...

Mail du Lundi 3 février :

Mélina,

Je peux commencer à te répondre, après avoir laissé passer quelques jours, laisser le temps monter des digues pour ne pas me faire submerger par mes émotions.

La première chose à laquelle j'ai pensé en recevant ton message, c'est à cette expo de Sophie Calle à laquelle je suis allé il y a presque 10 ans à l'ancienne bibliothèque nationale de Paris : cette artiste qui fait de sa vie une œuvre, avait alors invité une centaine de femmes, artiste ou pas, à faire chacune un commentaire en s'inspirant d'un courriel de rupture envoyé par son amant d'alors. Quelques lignes qui soldaient en quelques phrases leur relation amoureuse. Chacune, avait interprété et créé selon ses références, une photo, une peinture, une vidéo, un texte, une installation, etc... Cette expo s'intitulait "prenez soin de vous" car c'est ainsi que le mail de son amant se concluait…

Et ton message, Mel, je l'ai reçu de la même manière que Sophie Calle son mail, comme un coup reçu. Alors oui je sais, notre relation n'était qu'"extra" et n'avait pas de réelle perspective, donc je savais que cela devait arriver, mais on a beau se préparer à la chose, à tenter d'amortir, à gainer ses muscles, à apprendre à sourire dans l'adversité, quand ça arrive, le jour où l'on tombe de sa barre de pool, le jour où l'on se fait plaquer plus rudement au rugby, cela fait mal. Je ne suis pas en sucre, je ne suis pas une midinette et je ne te demande pas de me plaindre, je te décris juste l'effet que ça fait, car j'ai envie de te l'exprimer, sachant que tu trouvais que je n'avais pas toujours assez exprimé mes sentiments, ou ma vie envers toi…

Tu as fait un choix et je n'ai pas à te juger, car que pouvais-je t’offrir ?... Tu es mariée, je le suis aussi, tu m'as dit que tu ne quitterais jamais ton mari, je n'ai jamais dit que je quitterai ma femme, alors nous voici donc allés au bout de l'inéluctable, et tu préfères couper pour vivre en harmonie avec ton cœur et ton âme. Je dirai que tes motivations sont plus rationnelles qu'irrationnelles, même si tu penses le contraire, mais le résultat est le même.

L'emploi du terme couper est plus tranchante que celle de rompre qu'on utilise classiquement en français, mais cette utilisation est sans doute plus nette, on coupe de façon franche que la corde qui finit par se rompre à l'usure… Cela ne change pas la conséquence, il n'y a plus de connexion… Et je ne savais pas que cela me ferait vivre en apnée. Je ressens comme un vide: quand je rentre samedi dans un magasin d'appareils photo avec ma femme, l'image de toi souriante avec ton appareil m'apparait aussitôt, quand j'entends à la radio parler de "ghosting", pratique qui consiste à disparaitre de la vie de quelqu'un après avoir fait ses adieux par mail ou texto, je pense à ton message, quand mon pote Marc me dit qu'il part au Brésil la semaine prochaine pour le boulot, je pense à ma brésilienne préférée… bref, tout me rappelle à toi, et pourtant, je ne t'en veux pas car je suis sans doute aussi responsable que toi… Par ma pensée petite-bourgeoise, qui fait que je n'ai jamais envisagé de tout quitter pour toi, que je préférais avoir une maitresse que chambouler ma vie. Par le fait, que je n'avais rien à t'offrir à part quelques moments volés et partagés ensemble. Par le fait que j'ai été parfois d'une goujaterie extrême avec toi et que tu avais sans doute encore des réminiscences de cela vis à vis de moi. Par le fait que j'ai pris peur lorsque j'ai cru aux premiers temps de notre rencontre que tu étais réellement amoureuse de moi - l'étais-tu je ne le sais pas, mais ça ne changera rien maintenant - et que je me contentai d'une relation basée sur le sexe.

Cette énumération pour te dire que je ne peux pas t'en vouloir, mais que j'ai du mal à parler de notre connexion au passé… car tu n'étais pas seulement une petite chatte pour moi, gatinha, tu étais plus qu'un extra, tu étais mon rayon de soleil brésilien au cœur de l'hiver parisien. Et je ne peux en parler à personne d'autre que toi. Je serai donc comme le renard dans Le Petit Prince, quand je verrai des cheveux longs à caffuner, ou quand j'entendrais parler brésilien, ou tout autre champ de blé à ton image, ça me fera penser à toi, et j'en serai heureux…

Mais avant cela n'advienne, je réfléchirai sur le sens que je donne à la vie et la direction que je dois prendre pour être en harmonie avec mon cœur et mon âme, si je dois continuer à faire le travail que je fais, si je dois continuer dans mon couple, si je dois partir de Paris et m'engager sur d'autres traversées… Pour ces raisons qui font que d'une situation que l'on considère comme mal embarquée peut émerger un autre choix, une autre route plus conforme à soi, une fois débarrassé de nos préjugés ou contraintes, ne te sens pas coupable.

Je te souhaite d'être heureuse, Mélina.

Baisers

F

Je rumine mes pensées, en me disant que je n’aurais pas dû lui demander de parler de moi à son amie, que c’est elle qui a dû lui conseiller de « rompre » avec moi.

Je reçois un audio depuis le Brésil et c’est la dernière fois que j’entends sa voix. Je reconnais son timbre et son accent, surtout, qui m’a tant charmé et me met au supplice en l’écoutant :

Bonjour Félix

Je me permets de t’envoyer ces derniers mots suite à ton message. Parce que je crois qu’il est peut-être important de se dire des choses. Tout d’abord, je voudrais te dire une chose, à laquelle je crois, y et c’est la même chose que je me dirais à moi. Cette passion que tu sembles ressentir comme l’hiver que tu décris dans ton mail, F, elle va passer. C’est une question de temps, la passion va passer et te laisser tranquille, crois-moi. Je le dis pas par manque de respect, mais parce que je le crois sérieusement.

Ensuite je voudrais te parler de mes sentiments, je voudrais te dire que ce que je ressens pour toi, c’est une très vraie et très belle amitié, et je ne crois pas que je t’ai fait comprendre le contraire.

Mais aujourd’hui en lisant ton message, j’ai l’impression que peut-être tu pensais, tu croyais que tu étais en train de me séduire, de changer quelque chose en moi mais depuis qu’on s’est rencontré je t’ai pas du tout parlé de sentiments, pas exprimé de sentiments autre que l’amitié, du désir bien sûr, mais je t’ai jamais parlé d’amour, je t’ai jamais parlé de passion, je t’ai jamais fait croire que ça pourrait arriver, entre nous, c’était une époque où je pense que c’était très clair pour toi, dans mon cœur il y avait un vide par rapport à des relations amoureuses.. On a… pour moi, on s’est rencontré, tu m’as raconté ta fille, je t’ai donné des conseils, je t’ai parlé de ma dépression, tu m’as aidé pour ma dépression. On a fait des choses hyper sympas, des expos des restos, on est allé danser, mais c’était pour moi c’était naturellement une amitié qui devenait plus forte plus vraie plus grande plus importante, une amitié qu’on peut appeler colorée, au Brésil on dit une amitié avec des privilèges, parce qu’on a fini par s’embrasser par faire l’amour, donc bien sûr qu’il y avait du désir, mais pas d’un amour autre que l’amour de l’amitié.

Je te le dis parce que une amitié, on ne peut pas rompre une amitié, donc même si j’ai décidé de couper, donc de ne plus entretenir cette amitié, cela ne veut pas dire qu’elle va cesser d’exister, chaque fois que je penserais à toi, ça serait avec e très bons souvenirs, en souhaitant que tu sois bien et heureux et content, ça ne s’efface pas, mais en me temps je ne pouvais pas utiliser le mot rompre parce que on n’avait pas une relation suivi, on n’était pas des amants, on avait pas une relation extraconjugale, parce qu’on avait, et pour moi on a, une vraie amitié, une vraie connection entre amis, qui s’aimaient beaucoup , mais deux amis, y je sais que je ne t’ai pas exprimé le contraire, je te lé dit pas pour me justifier, tu vois, je te lé dit pour que tu ne souffres pas, pour une relation qui est peut-être idéalisée, que tu ne souffres pas pour une femme qui peut-être n’existe que dans ton idéal, et pas dans la réalité des faits, ne souffres pas pour moi, F, j’étais une copine une amie, dans mon cœur je lé serais aussi mais on ne va plus entretenir cette amitié,

Et là pour en finir une chose que je té raconte, c’est dur mais je dois te raconter, c’est le côté irrationnel, tu dis que tu penses que ma décision a été rationnelle, dans la mesure où je cherche cet équilibre entre mon cœur et mon âme, mais elle est irrationnelle parce que c’est une décision qui est le résultat d’un amour parce que je suis retombée amoureuse de mon mari, comme il y a 15 ans, même plus fort, je suis totalement amoureuse, et je ne pourrais pas avoir une amitié cachée, une amitié parallèle, une amitié inavouée je ne pourrais pas, et c’est pour ça que je dis que je ne pourrais pas faire autrement et que je dis que c’est irrationnel, voila

Tu sais tout.

J’espère que ça pourra t’aider à surmonter à comprendre, à mettre tes idées en ordre

En tout cas je te souhaite d’être très heureux aussi en 2020, 2021 2022, toujours et je t’embrasse

Ciao

Ma réponse :

Merci pour avoir pris le temps de me faire cette réponse à l'oral, j'apprécie beaucoup.

Pour ce qui est tu temps, je sais bien que le temps emporte tout avec lui, mais ça n'est pas moins difficile au présent… Et même si j'entends et comprends bien, tout ce que tu me dis (même si je ne suis pas d'accord avec tout, enfin je ne vais pas me mettre à ergoter…), je comprends avec mon cerveau, mais pas avec mon âme (ou on cœur, ou mon esprit si tu veux)

Je pensais aussi que nous avions un lien d'amitié, genre ami/amant (j'aime beaucoup ton expression amitié colorée, ou amitié avec privilèges...), et je n'imaginais pas que je réagirai ainsi, car je croyais que seul mon désir pour toi était fort, que je me laissais gouverner par mon désir sexuel, voire que mon sexe réfléchissait à ma place… j'apprends donc à me connaitre, et j'apprendrai toute ma vie… comme disait Mandela "je ne me trompe jamais", soit j'ai raison, soit j'apprends...

Je pourrai ainsi argumenter longtemps avec toi, mais je coupe là puisque j'ai dit que je respectai ta dernière demande...

Au revoir, mon amie, donc.

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