Occupation

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En cet automne froid et sombre, les Allemands avaient fait leur entrée à Béziers. C’était le 11 novembre. Une date hautement symbolique pour la France, qui, en cette année 1942, avait pris une tournure tragique. Louise s’en souvenait parfaitement.

Elle habitait un petit village voisin, les Allemands ne s'y trouvaient pas encore, mais chacun savait qu’il ne s’agissait que d’une question de jours.

Les officiers de la Wehrmacht étaient arrivés quelques jours plus tôt pour rencontrer le maire et inspecter les lieux. Depuis, ce dernier se faisait discret, évitant les habitants et gardant le silence, ce qui ajoutait à l’inquiétude ambiante.


C’était une journée presque ordinaire. Le vent mordant annonçait l’hiver proche, et dans les maisons, chacun vaquait à ses occupations habituelles. Même si une nervosité latente flottait dans l’air, insaisissable mais bien présente, imprégnant chaque geste, chaque regard échangé.

Ce jour-là, alors que Louise s’affairait dans la cour, un grondement sourd s’éleva au loin. Elle n’y prêta d’abord qu’une oreille distraite, habituée aux passages occasionnels de véhicules sur la route principale. Mais le bruit ne faiblissait pas, au contraire. Il grossissait, devenant plus profond, plus pesant.

Le vent s’engouffrait dans les ruelles, soulevant la poussière et portant avec lui le croassement rauque des corneilles perchées sur les toits. Puis, à travers ce souffle glacé, les bruits de moteur se firent plus distincts.
Elle se figea.
Vinrent les sabots des chevaux, frappant la terre battue, accompagnant la cadence militaire.

Louise sentit son cœur s’accélérer. L’instant s’étirait, suspendu. Personne ne parlait, personne ne bougeait. Derrière les rideaux des maisons closes, des regards inquiets suivaient le spectacle qui se déroulait sur la place. L’instant d’après, les premiers soldats apparurent.
Les véhicules s’immobilisèrent dans un crissement sec, soulevant un nuage de poussière qui retomba lentement sur les pavés. Avec une discipline rigide, ils arrivèrent en rangs serrés, leurs mouvements précis et ordonnés.
Le claquement net des bottes sur les pavés résonna dans l’air figé du village, tandis que les motos finissaient de vrombir avant de s’éteindre dans un silence soudain. Un silence lourd, chargé d’une tension sourde.

Les habitants, jusque-là tapis derrière leurs rideaux, osaient à peine respirer. Sur la place, seuls quelques curieux restés à l’extérieur fixaient la scène, immobiles, comme figés dans un tableau dont ils ne voulaient pas faire partie.

Deux cavaliers s’avancèrent, descendant lentement de leurs chevaux. Le premier, grand et élancé empreints d’une élégance stricte. Son visage, à la fois fermé et impassible, ne laissait transparaître aucune émotion. C’était le lieutenant Hans Müller. Son regard glacial balaya la place, s’attardant à peine sur les villageois avant de se détourner, comme s’ils n’étaient que de simples ombres dans le décor.

À ses côtés, un autre officier mit pied à terre avec plus de souplesse, posant une main brève sur l’encolure de son cheval avant d’avancer d’un pas assuré. Le sous-officier Johann Hoffman contrastait avec son supérieur. Plus jeune, son expression était plus ouverte, son regard moins tranchant. Il adressa un regard rapide aux villageois, sans hostilité apparente, mais son uniforme impeccable et sa posture fière imposaient un respect presque instinctif.

Alors que les soldats se mettaient en rang, un homme s’avança. C’était le Ortskommandant, un officier de haut rang, immobile et imposant, son manteau soulevé par le vent.

Sa voix éclata soudainement, brisant le silence figé de la place. Il s’adressa à la population d’un ton autoritaire.

Son accent allemand était si marqué, que Louise mit un moment à comprendre qu’il s’exprimait en français.

Il annonça d’une voix forte et tranchante : la réquisition immédiate de certaines maisons pour loger des soldats, l’instauration d’un couvre-feu strict à partir de vingt heures, l’interdiction de circuler sans autorisation… et d’autres directives que Louise peinait à tout saisir de là où elle se trouvait, mais elle n’avait pas besoin d’entendre le détail pour comprendre l’essentiel : leur village, leur quotidien, ne leur appartenaient plus.


Sa belle-sœur Élise, jeune épouse de son frère qui vivait avec elle, sortit la rejoindre. C’était une jeune femme bien en chair, un peu paresseuse et introvertie, qui passait le plus clair de son temps à broder ou à feuilleter des magazines qu’elle connaissait déjà par cœur.

Elle fronça les sourcils en direction de la rue, l’air inquiètes :

— Que disent-ils ?

— Je n’ai pas tout compris… Apparemment, ils vont loger des soldats dans certaines maisons.

Élise blêmit.

— La nôtre ?

— Je ne sais pas. Rentrons et fermons le portail. Si nous nous faisons discrètes, ils ne nous embêteront pas.

Louise ferma le lourd portail en bois. Elles tentèrent de vaquer à leurs occupations, mais l’inquiétude rendait chaque tâche pesante.
Louise s'arrêtait par moments, soupirait, tendait l'oreille vers l'extérieur. L'inquiétude la gagnait.

Elle posa un regard silencieux sur la chambre du fond, où Jeannette reposait, immobile, inconsciente de tout ce qui se déroulait alors.
Depuis son attaque, des mois plus tôt, elle était clouée au lit. Ses mains, autrefois si agiles pour coudre et entretenir la maison, gisaient inertes sous la couverture. Elle ne parlait plus. Son regard vague semblait parfois traverser Louise sans même la voir.
Louise prenait soin de sa mère avec patience et dévouement, veillant sur elle, apaisant ses souffrances du mieux qu’elle le pouvait.
« Mon Dieu, maman… Si tu voyais ça… » pensa-t-elle en silence.

Un coup sec et brutal retentit contre le portail, résonnant comme un coup de fusil dans le silence oppressant.

Louise et Élise se regardèrent figées. Le cœur de Louise battait si fort qu’il lui semblait remplir toute la pièce. Ses jambes tremblaient sous elle, prêtes à céder. Elles ne dirent pas un mot.
Elle traversa la cour, avançant d’un pas mesuré sur la terre battue. Arrivée devant le portail, sa main tremblante hésita avant de saisir le loquet. Une dernière inspiration, et elle l’ouvrit, le cœur serré.

Deux soldats allemands se tenaient devant elle, leurs uniformes impeccables contrastant avec la poussière du chemin. Son regard se heurta aussitôt à un officier d’une stature imposante. Grand et droit, il dégageait une froideur presque glaciale, accentuée par la rigueur impeccable de son uniforme. Son visage parfait, figé dans une expression impassible, n’offrait aucun indice sur ses pensées. Mais ce furent surtout ses yeux qui la frappèrent. D’un bleu azur saisissant, ils semblaient sonder son âme. Il lui demanda, avec un accent beaucoup plus clair que celui qu’elle avait entendu plus tôt, où était le maître ou la maîtresse de maison.

— C’est moi.

Oui, depuis que la maladie avait frappé sa mère et que son frère était parti le jour où les Allemands avaient envahi la région, c’était elle qui portait seule les charges et les responsabilités de la maison.

— Bonjour madame, je me présente, Lieutenant Hans Müller, et voici mon kamarade le Sous-officier Johann Hoffman.
Nous sommes dans l'obligation de vous emprunter deux chambres, l'une pour mon kamarade et l'autre pour moi-même, ainsi qu'un bureau et de la place pour nos chevaux.

Louise resta bouche bée. Elle tentait d'assimiler l'information, que son esprit refusait d'admettre.

Voyant les deux soldats la fixer, attendant une réaction, elle trouva la force de rassembler quelques mots :

— euh … Oui … À partir de Quand ?

— Aujourd'hui même Madame, nos chevaux sont là, sur la place.

La maison* se trouvait à moins de cent mètres de la place du village.
Construite vers 1850, elle avait toujours appartenu à des maréchaux-ferrants, le métier se transmettant de père en fils.
Le père de Louise, comme ses ancêtres avant lui, avait exercé dans cette maison avant de partir à "la grande guerre" d'où il ne revint jamais. Elle et son frère n'avaient aucun souvenir de lui.
La bâtisse, typique du village, s'élevait sur trois étages et s'organisait autour d'une cour intérieure, avec une pompe à eau et d'un préau.
Une petite écurie abritait le vieux cheval de la famille, que Louise aimait tant. Ils avaient grandi ensemble.

Les soldats arrivèrent avec leur monture, de grands chevaux élancés à la robe lustrée. Leur allure noble et disciplinée était bien différente que les robustes chevaux de labour du village.
Ces bêtes athlétiques et puissantes semblaient le reflet parfait de leur cavalier. Il y avait dans leur prestance une rigueur presque militaire.

Le lieutenant Müller avait un visage impénétrable. Son regard insistant semblait sonder chaque expression, chaque respiration de Louise.
Son uniforme impeccable et sa posture rigide ne laissaient aucun doute sur son autorité. Pourtant , il y avait quelque chose de plus trouble que Louise ne parvenait pas à définir.

De son côté, le sous-officier Hoffman tranchait par son attitude. Bien que son uniforme lui donnait une prestance indéniable, il semblait moins menaçant. Son visage reflétait une humanité et une bienveillance surprenantes.
Chaque fois que son regard croisait celui de Louise, il lui adressait un sourire discret mais rassurant.

Après avoir installé les chevaux dans l’écurie, ils entrèrent dans la maison. Louise présenta Élise et gravit les marches suivie du lieutenant Hans et du sous-officier Johann.

Arrivée sur le palier, elle ouvrit la première porte :

— Ici c’est votre chambre, dit-elle en s’écartant pour laisser passer Hans.

La pièce était sobre et spacieuse, elle contenait une lourde armoire en bois massif et un lit impeccablement tiré. Une fenêtre donnait sur la cour. Hans ne dit rien, se contentant d’entrer et de poser ses affaires.
Elle se tourna vers Johann et l’entraîna de l’autre côté du couloir.

— La vôtre est ici.

Elle ouvrit une seconde porte, révélant une chambre plus petite et plus sobre. Près de la fenêtre, un lit en fer forgé occupait une place discrète, son matelas légèrement creusé par le temps. Des rideaux clairs encadraient l’unique ouverture sur l’extérieur, filtrant la lumière du jour et adoucissant les contours de la pièce. Par-delà la vitre, les bruits étouffés de la ville parvenaient jusqu’à elle, rappelant que le monde continuait de tourner, malgré tout.

Enfin, elle leur indiqua le bureau. Hans y entra et balaya la pièce du regard. Les murs étaient recouverts d’un papier peint fleuri aux teintes passées par le temps. Une cheminée en marbre blanc trônait sur le mur du fond, son manteau orné de quelques bibelots et d’une horloge silencieuse. À côté, un piano droit, au bois sombre et légèrement patiné, occupait un coin de la pièce, témoin muet des mélodies d’autrefois. Après un instant d’observation, Hans désigna une porte :

— Où mène cette porte ?

Louise rougit et dit timidement :

— C’est la porte de ma chambre, la pièce communique, mais ne vous inquiétez pas, je n’irai pas dans le bureau le temps de votre séjour.

Un silence s’installa. Hans se contenta d’un bref hochement de tête.

*Cette histoire s’inspire du témoignage du grand-père de mon époux, qui a vécu la réquisition de sa maison lorsqu’il était enfant. À Sérignan, les Allemands avaient choisi d’y loger en raison de l’espace disponible pour leurs chevaux.

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