Douce mélodie
Au printemps de l'année 1943, des tensions profondes et croissantes secouaient toute la France, atteignant même le petit village de Louise. Le Service du Travail Obligatoire (STO), imposé par le régime de Vichy en collaboration avec l'occupant nazi, venait d'être mis en place, et les jeunes hommes de 20 à 23 ans étaient désormais contraints de partir pour l'Allemagne, ou de s'engager dans la Résistance, un choix risqué, voire tragique.
Dans ce climat d'incertitude et de peur, chaque famille perdait, un à un, un membre vers un destin mystérieux et terrifiant. La séparation n'était pas seulement physique, mais aussi émotionnelle, car l'angoisse persistait, omniprésente, car personne ne savait réellement ce qui attendait ces hommes.
Parallèlement, les autorités allemandes réquisitionnaient de vastes étendues de vignes, transformant des hectares de terres cultivées en champs de graines oléagineuses, dans le but de soutenir l'effort de guerre. Ce geste, loin d'être anodin, exacerbait la tension déjà palpable dans les cœurs des habitants. Les vignerons, dépossédés de leurs terres, se sentaient trahis et humiliés.
Tout cela contribuait à un climat d'hostilité croissante, où les regards se faisaient plus lourds, plus accusateurs, et où le moindre geste pouvait être interprété comme un signe de collaboration ou de résistance.
Louise, elle, vivait ce tourment d'une manière très personnelle. Elle ressentait chaque jour un poids sur ses épaules, un malaise grandissant face aux regards de plus en plus sévères des autres. Mais au-delà de l'incompréhension et de la culpabilité qu'elle éprouvait vis-à-vis de ses propres émotions envers l'occupant, il y avait cette sensation indescriptible, presque paradoxale, de douceur mêlée à la torture. Un déchirement intérieur, entre le devoir et le désir, entre la révolte et un étrange apaisement.
Hans, quant à lui, portait une souffrance semblable. Lui aussi se trouvait pris dans ce tourbillon d'émotions contradictoires. L'amour interdit, qu'il n'osait avouer, grandissait en lui avec une force dévastatrice.
Mais dans les moments où leurs mains se frôlaient, leurs regards se croisaient, il y avait cette alchimie invisible qui les unissait dans un rêve secret et inavouable.
Un soir, alors qu'ils se retrouvaient seuls dans la bureau, Hans, comme dans un ultime acte de défi et de douceur, se mit à jouer un morceau au piano. Les touches s'enchaînaient avec fluidité, et Louise, fascinée, s'assit, captivée par la mélodie qui semblait suspendre le temps.
Autour d'eux, tout semblait s'effacer : la guerre, la peur, les tensions. Il n'y avait plus qu'eux, dans ce moment fragile où la musique devenait un abri contre le monde extérieur. Louise le regardait jouer, le trouvant beau dans sa concentration, majestueux dans ses gestes. Il semblait être un homme d'une autre époque, un homme hors du temps, qui, par la magie de la musique, effaçait la dureté de la réalité.
À la fin du morceau, alors que le dernier accord se dissipait dans l'air, Louise, émue, rompit le silence :
- C'est magnifique, Hans. Comment s'appelle ce morceau ?
Il la regarda longuement, presque tendrement, et d'une voix douce, il répondit :
- Liebstraum n°3.
Après une pause il ajouta:
- Ça signifie… "Rêve d'amour."
Il prononça ces mots avec une telle intensité que Louise baissa les yeux, comme si la force de son regard l'avait touchée au plus profond d'elle-même. Son cœur s'emballa. Il y avait quelque chose dans cette simple traduction, dans cette confession silencieuse, qui la bouleversa.
Sans un mot, Hans se leva, et s'approcha d'elle. Leur proximité créa une chaleur, une tension presque palpable. Il posa doucement son front contre le sien, un geste tendre, presque irréel.
Louise, le souffle court, leva lentement son visage, comme attirée par une force invisible. Ses lèvres, tremblantes, s'offrirent à lui. Il s'inclina, et leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser doux et passionné. Un baiser qui semblait à la fois une promesse et une condamnation. Ils se séparèrent lentement, sans un mot, le regard de Hans plongé dans celui de Louise.
Puis, sans un bruit, il sortit de la pièce, laissant Louise seule, le cœur battant, la main posée sur ses lèvres, comme pour s'assurer que ce qui venait de se passer était réel.
Elle resta là, immobile, le cœur en proie à des tourments contradictoires. D'un côté, une joie pure, un bonheur intense, presque impossible à croire. De l'autre, la douleur de l'interdit, la culpabilité d'un amour qui ne pouvait pas être. Mais au fond d'elle, une certitude : son cœur, bien que partagé, était empli de bonheur. Un bonheur à la fois doux et amère.
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