La rencontre décisive I

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À la même heure, Trixin quittait son petit appartement pour profiter une dernière fois du lopin de « nature » au milieu de sa mégalopole. Fervent geek, sa vie ne prenait son sens qu’à travers l’écran de son ordinateur. Ses principales fréquentations se résumaient à des interactions virtuelles avec d’autres netizens comme lui. L’approche d’une fin imminente le poussa, cependant, à aller s’aérer. Sur le littoral du lac, la brise lourde et poisseuse tournoyait dans ses cheveux mi-longs. Il n’y avait pas grand monde, à part une dame sur un banc.

En passant près d’Yvonne, il remarqua l’ouvrage, enfin, il lui sauta aux yeux plutôt. Les livres en papier coûtaient une fortune et il ne pouvait s'en offrir. En prendre un entre ses mains était donc l’un de ses plus beaux rêves. Sentir l’odeur des pages, soupeser le poids des mots, tout ça, il ne le ressentait pas en lisant sur sa tablette. Non habitué à s’adresser à des gens en chair et en os, il n’aurait sans doute pas décidé d’aborder cette dame si elle n’avait pas détenu ce livre. Une force insoupçonnable s’empara alors de lui.

« Un livre ! Vous avez un… ! Ohlala… C’est juste incroyable Madame ! Veuillez m’excuser. Bonjour… et pardon de vous déranger ainsi… j’ai vu que vous teniez un livre et… c’est complètement dingue… Il est à vous ? Enfin oui, j’imagine… c’est que… c’est la première fois que j’en vois un en vrai ! Ohlala… c’est pour ça… je suis trop impressionné, excusez-moi ! »

Yvonne ressentit un tressaillement à l’écoute des exclamations successives du jeune homme. Elle aurait d’ordinaire mal réagi à une intrusion de la sorte, mais, depuis l’homicide de ce matin, une métamorphose s’était opérée en elle. Elle leva les yeux vers ce garçon d’une vingtaine d’années aux membres étirés tout en hauteur et lui sourit. Associable depuis un bail, elle bredouilla un bonjour timide. Puis après une pause, lui vint cette tirade parfaitement articulée et étonnante de sincérité :

« Je suis ravie de partager cet enthousiasme avec toi, jeune homme. C’est important d’avoir des passions, tu sais. J’ai trop longtemps oublié ça, vois-tu. »

Le soleil se reflétait dans ses yeux, perdus dans le lointain. Pour qu’elle ne s’évade pas trop loin dans ses pensées, Trixin enchaîna doucement :

« Au vu de la situation… pourriez-vous me laisser le prendre un instant entre mes mains s’il vous plaît ? »

Yvonne sortit de son état hypnotique et regarda à nouveau cet inconnu qui lui faisait du bien. Elle lui tendit son livre. Trixin s’en empara alors avec délicatesse et caressa du doigt la couverture lisse en tremblotant. Il admirait ce trésor et n’en revenait pas. Il s’assit à côté de la dame, car ses jambes étaient sur le point de flancher. Une larme coulait le long de sa joue. Il ouvrit le livre comme un accordéon, l’approcha tout près de son nez et en renifla l’odeur de vieux papier. Yvonne, touchée par la sensibilité du jeune homme, se sentait en joie. Elle souhaitait que ce moment perdure. L’idée lui vint de dire :

« Si tu veux, j’en ai plein d’autres chez moi.

Trixin, tout étourdi, ne pouvait s’attendre à un tel cadeau de l’univers. Lire était pour lui la meilleure façon de s’évader de ce monde à la dérive.

« C’est vrai, je peux vous accompagner ?

— Oui, oui » dit-elle, sans se rappeler que monsieur Sataï gisait affalé sur son palier.

Elle ne se déplaçait guère vite. Trixin, avec ses longues jambes, avait l’impression de marcher surplace. Peu importait. Son rêve allait s’exaucer. Ils avançaient en silence, revigorés tous deux par cette rencontre improbable, heureux de communier avec autrui.

Dès le hall d’entrée de l’immeuble de Madame Gimbeck, une odeur particulière parvint aux narines de Trixin, un peu différente de celle des rues débordantes de poubelles, mais tout aussi désagréable. Elle s’intensifia à mesure qu’ils montaient les escaliers. Arrivée à son étage, au premier, Yvonne se souvint soudain du corps inerte de son voisin et, sans détourner le regard, lança un « Eh bien alors, monsieur Sataï, on fait une sieste en plein courant d’air ? » Sans tergiverser, elle ouvrit sa porte. Trixin, qui la suivait de près, s’approcha de l’homme affalé par terre et constata vite qu’il gisait sans vie au vu de la flaque de sang qui l’entourait. Il se releva et entra un peu retourné dans l’appartement, ne sachant que conclure de l’attitude étrange de cette dame. La petite voix nasillarde d’Yvonne le sortit de ses pensées malaisantes.

« Prends tous les livres que tu veux ! Dans deux jours, on va se faire écraser par l’astérotrucmuche alors… à quoi bon me les garder pour moi toute seule ? »

Trixin, ébahi par l’énorme quantité de livres, pressés les uns contre les autres, sur d’innombrables étagères, resta scotché devant, bouche bée. Yvonne, pendant ce temps, était allée chercher des sacs. Les yeux émerveillés, Trixin parcourait la diversité d’ouvrages : bandes dessinées, romans, poésies, essais politiques, philosophiques… La bibliothèque de cette petite dame ressemblait à une supérette culturelle idéalement approvisionnée. Elle l’orienta du mieux qu’elle put et selon ses souvenirs lointains de lecture. Il bourra deux grands sacs au maximum. Il en aurait bien rempli trois autres, mais n’aurait pas su comment les transporter. Trixin ressentit de la gratitude envers cette étrange vieille femme et lui parla instinctivement du bunker anti nucléaire qu’il s’était procuré d’où il pensait survivre à la catastrophe annoncée. Il n’avait pas envisagé d’y convier quelqu’un, mais son invitation était sortie toute seule.

« Non, tu es gentil, mais je préfère rester là, entourée de mes affaires. Mais toi, prends tout ce que tu veux et lis tout ce que tu peux avant que ce gros caillou nous emporte. »

C’est alors qu’il partit, chargé comme un bourricot, se mettre à l’abri. Il ressentait une émotion à mi-chemin entre la tristesse et la joie. Un air d’apocalypse flottait dans les rues désertes. Dans ses poches traînaient un ou deux billets de Dollaros, la monnaie mondiale, dont il n’avait plus besoin. Les commerces exhibaient tous des devantures à l’abandon ou pillées. On pouvait y rentrer et se servir s’il restait encore ce que vous souhaitiez. On ne trouvait plus grand-chose d’intéressant en rayons à part des autocollants anti-mouche, des éponges ou des pinces à linge. Les gens ne manifestaient visiblement plus aucun égard à la propreté en général. Il avait eu une subite envie de chewing-gum, goût champignon, mais le bac à friandises gisait tristement vide. Tant pis. Il se dépêcha alors de rentrer dans son bunker en toute discrétion, ne souhaitant pas se le faire squatter par des inconnus prêts à tout pour se protéger. En cette fin du monde, la règle du jeu consistait à sauver sa peau ou du moins essayer (mode survie activé d'emblée). Chacun pour soi, quoi. Il ne pensait désormais qu’à poser ces deux gros sacs et commencer à dévorer ces livres tombés du ciel.

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