Yvonne Guimbeck

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Ce qui se déroula au 3 bis rue du Bronx entre monsieur Sataï et madame Guimbeck en était l’antithèse humaine. Voisins de palier depuis une quarantaine d’années, ils ne s’étaient jamais appréciés. Les murs trop fins les avaient fait se côtoyer sans le vouloir, au point de se synchroniser. Son jet de pisse à lui retentissait au-dessus de sa tête à elle alors même qu'elle était en train d'uriner. Leurs bruits, leurs tics, leurs manies n’avaient plus de secret l’un pour l’autre. Au lieu de les rapprocher, ces indiscrétions avaient alimenté un dégoût mutuel et ce surtout chez Yvonne qui ne le supportait plus du tout. Elle cauchemardait chaque nuit à son propos à en développer des ulcères à répétition. Sa vie ressemblait ainsi à un chemin de pénitence ponctué de sons indiscrets de crachats et d'éternuements à répétition.

C'est pourquoi cette annonce de fin du monde la mit en joie. Tout lui était désormais permis. Avec perte et fracas, madame Guimbeck saisit alors sa plus belle poêle et alla frapper à la porte de son cher voisin. Celui-ci, affolé par le récent bulletin d’information, l’ouvrit vivement, sans se douter un instant de la folie de sa voisine qui, dans un geste sec et puissant, lui aplatit le crâne en un « VLAM ! ». Monsieur Sataï n’eut pas le temps de se sentir partir. Il s’affala sur le sol et une hémorragie cérébrale l’emporta en trois secondes. En fin de compte, d’où il est, il peut tout de même remercier madame Guimbeck qui lui épargna une fin à venir sûrement plus atroce.

Après s’être défoulée ainsi, Yvonne Guimbeck rentra dans son appartement, arc-boutée, l’air renfrogné, comme de coutume. Elle marchait en traînant les savates, l’œil dirigé vers le sol, déterminée à s’affairer à sa tâche routinière de chaque matin : la vaisselle. Le petit poste de radio posé sur la table continuait d’émettre le bulletin d’alerte maximale. Après avoir avalé son petit-déjeuner en écoutant les nouvelles pas très florissantes, son corps avait pris le dessus sur sa conscience et il s’était passé ce qu’il s’était passé. On sentait cependant une joie sous-jacente illuminer son regard habituellement triste et terne. Elle se hâta de nettoyer la poêle et la rangea dans le placard. Puis elle reprit là où elle en était : tout débarrasser, laver la tasse, la soucoupe, remettre le beurre à sa place attitrée dans le réfrigérateur ainsi que son fidèle compagnon, le pot de confiture. Repositionner le set de table rond verticalement contre le côté externe du placard. Les mêmes mouvements répétés jour après jour avaient prouvé leur efficacité. Elle n’avait aucune envie d’en changer. Elle se serait d’ailleurs sûrement pris les pieds dans ses pantoufles s’il lui était venu l’idée saugrenue de marcher à reculons de la table à l’évier puis de l’évier au réfrigérateur. Pareil pour la tasse, elle se serait brisée si elle l’avait prise de la main gauche. Pourquoi ces idées lui venaient-elles soudainement à l’esprit ? Était-il de retour, son esprit ? Cette « forme d’intelligence vive et mordante qui excelle dans l’art d’opérer des rapprochements inattendus et drôles » l’avait délaissé depuis un bail. À la place, elle était graduellement devenue acariâtre en suivant un long cheminement ponctué d’amertume et de regrets. Dans son passé pourtant, madame Guimbeck aimait la vie et dépensait une fortune dans l’achat de livres. Abonnée au club France loisirs (fondé en 1970 et incroyablement toujours en vogue près de deux siècles plus tard !) depuis sa plus tendre enfance, elle avait parcouru le monde et fait connaissance avec des milliers de destinées assise dans son salon et ce jusqu'à ce que d'innombrables problèmes de santé envahissent son quotidien et lui ôtent tout désir.

Depuis son fauteuil, elle parcourut, ce matin-là, les nombreuses étagères de sa bibliothèque qui ornaient le mur de son salon depuis tant d’années. Ses yeux ne se baladaient plus dans le vide comme à l’accoutumée. Au contraire, une étincelle venait de jaillir de son regard. Il lui fallait profiter de ces quelques heures encore à vivre sur cette planète. Elle allait sortir se promener et relire son livre préféré. Elle connaissait par cœur l’histoire de « Salimane et Bastringale » tant elle l’avait dévorée autrefois. Salimane, guerrière écologique, se battait pour que les plantes continuent à pousser dans la terre et non artificiellement en laboratoire. Dans sa quête, elle rencontra un laborantin du nom de Bastringale qui se rallia à sa cause en défiant le lobby pharmaceutique. Après de nombreux rebondissements et une romance amoureuse, ils réussissaient à faire verdoyer à nouveau le monde. Cette épopée écrite en 2050 ressemblait malheureusement à la réalité un siècle plus tard. La nature en 2150 ne signifiait plus rien. Il ne restait plus grand-chose de vert, exhalant un doux parfum végétal. Le paysage se composait essentiellement de steppes arides en nuances de marron et de béton exhubérant. Plus d'arbres à l'horizon. La toundra des nouveaux temps.

C’est ainsi que vingt-quatre heures avant l’impact, Yvonne sortait pour la première fois en vingt ans de sa zone de confort et découvrait le lac méditerrané : les grandes plages de vase, le phare planté au milieu du lac sur un monticule de détritus. Elle n’y avait jamais mis les pieds. Elle ne les mit pas là non plus. Elle se cala sur un banc, arma ses yeux de ses lunettes, et entama son livre.

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