Chapitre 5

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L’araignée s’était carapatée à temps. Un frémissement, à peine perceptible pourtant, lui avait mis la puce à l’oreille. L’instinct est une formidable boussole, à condition de ne pas avoir perdu le nord.

Agenouillée, la jeune femme se cambrait en étouffant des cris rauques. Une femme aux allures de matrone se mit à lui pétrir le dos avec des gestes sûrs ; une autre, fripée comme une feuille d’automne mais vaillante, fit bouillir un drap qu’elle enroula encore fumant autour de son ventre. Les plus jeunes restaient sur le pas de la porte ; ils se dandinaient sur un pied, puis sur un autre en mâchouillant leurs doigts. Ils avaient l’air troublé.

L’araignée, qui avait été témoin de nombreuses naissances au cours de sa vie, n’avait jamais été plus émue. Pendant un court instant, elle s’était sentie appartenir à une famille.

Quand l’enfant naquit, l’araignée découvrit qu’il n’y avait aucune trace de la toile qu’elle avait tissée. Le tout petit dormait paisiblement dans les bras de sa mère, qui le couvait tendrement du regard. Elle aurait pu en déduire que le fil qu’elle avait tendu entre leurs cœurs avait produit son petit effet, mais elle se rappela que la jeune femme avait passé un temps fou à regarder le lac alors qu’il n’y avait rien à voir, l’autre fois. Ce n’était ni plus ni moins qu’un passe-temps douteux. Défaitiste, l’araignée resta tout de même dans les parages quelques temps, au cas où la magie opérerait. Mais les journées passaient au compte-gouttes, elle s’ennuyait ferme. D’autant plus qu’elle avait du mal à supporter les pleurs incessants du nouveau-né, qui faisait à lui seul plus de bruits que tous les animaux de la forêt réunis. Certes, la maison la protégeait du vent, de la pluie et de tous les dangers de la nuit. Mais, à l’abri des aléas de la nature, elle se sentait à l’abri de la vie. Alors, reconnaissant péniblement son échec, elle partit.

Déjà, l’enfant parvenait à se hisser sur ses petites jambes potelées. Bien sûr, il lui arrivait encore d’atterrir sur les fesses, mais il ne se décourageait pas. Chaque fois qu’il tombait, sa mère était là pour le relever : il n’y avait rien de plus rassurant au monde. La jeune femme, elle, avait fini par admettre qu’elle ne comprendrait jamais tout-à-fait pourquoi elle prenait tant de plaisir à le regarder grandir. Ce n’était pas son premier enfant, ce ne serait pas son dernier. Mais ce qu’elle ressentait n’avait jamais existé avant lui. Quand elle posait les yeux sur lui, son cœur battait plus fort. Quand il lui tendait un sourire, elle se sentait toute chose.

Si c’est une maladie, je veux ne jamais guérir, se murmurait-elle parfois. Ce qu’elle éprouvait pour son enfant était si fort, que la seule pensée d’un monde sans lui était aussi absurde qu’un océan sans poissons ou qu’une forêt sans arbres. C’était le sentiment le plus beau, mais aussi le plus terrifiant qui soit.

Un matin, elle revint au bord du lac. Elle s’assit en compagnie du petit homme, qui avait bien grandi. Il avait de grands yeux bordés de longs cils noirs, qui papillonnaient sans jamais se poser sur quoi que ce soit trop longtemps. Ses cinq sens étaient en effervescence. Il y avait tant à voir, à entendre, à toucher, à goûter, à humer.

— J’ai découvert cet endroit la veille de ta naissance. Grâce à un papillon !

Elle se mit à rire avec l’air rêveur qu’ont tous ceux qui plongent un peu trop profondément dans un souvenir.

— Un papillon, c’est censé se poser sur une fleur. Mais lui, il n’avait qu’une obsession : se poser sur mon nez ! Il était si entêté que j’ai fini par me barricader dans la maison. Je me suis postée à la fenêtre, mais il m’y attendait.

Le garçon fit les yeux ronds.

— Alors, il s’est mis à tournoyer dans les airs d’une drôle de manière. J’étais si intriguée que je suis sortie, et que je l’ai suivi jusqu’ici. Quand nous sommes arrivés, il s’est volatilisé – et quelques heures plus tard, tu étais né. Cet endroit est magique, tu sais ?

Il écoutait d’une oreille distraite, sa petite main chaude retournant un à un les galets qui déclinaient à l’infini toutes les nuances de beiges et de gris.

— Je suis née une seconde fois, le jour où je t’ai tenu dans mes bras pour la première fois.

Elle marqua une pause.

— C’était comme sortir d’un sommeil sans rêves. Je sais qu’il s’est passé quelque chose ici qui m’a changée là.

La paume de la main posée sur son cœur, la jeune femme souriait. Le silence qui suivit était plein de sons doux comme une caresse ; le clapotis de l’eau, le bruissement d’ailes d’une libellule qui ne fait que passer, le murmure des feuilles qui ploient sous une brise tendre, et la voix d’un enfant qui dit :

— Maman, je ne comprends rien à ce que tu racontes. Mais je t’aime.

Personne n’entendit son écho fendre le silence molletonné de la terre. Pourtant, lorsque la voix de l’enfant lui parvint aux oreilles, la terre s’arrêta de tourner pendant un court instant. Elle était touchée.

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