Chapitre 6
— Qu’as-tu fait ?
Le soleil en avait après la lune. Il était convaincu que c’était elle qui était à l’origine du chaos cosmique dans lequel l’univers tout entier avait basculé.
Il faut dire qu’en arrêtant de tourner sur elle-même, la terre avait déstabilisé tout le monde. Les étoiles étaient remontées comme des coucous :
— Si chacun fait ce qui lui plait, qui fait ce qui doit être fait ?
Les planètes étaient vertes de jalousie.
— Il n’y a qu’elle pour se payer le luxe d’arrêter de tourner alors que le monde ne tourne qu’autour d’elle !
Le grand architecte se grattait le menton en se posant mille questions : c’était la première fois qu’une planète n’en faisait qu’à sa tête.
— J’en ai marre d’être une bonne poire. Je n’ai rien à voir dans tout ce bazar !
La lune se défendait sans vigueur ; elle n’était pas sûre d’être exempte de tout reproche. Mais le grand architecte n’était pas dupe :
— En es-tu bien sûre ?
La lune pâlit, le soleil rougit. Le temps n’avait pas de secret pour le grand architecte : il le comprimait, le fragmentait, l’étirait à sa guise, comme de la pâte de modeler. Depuis la nuit où la lune avait comploté avec l’araignée jusqu’au matin où le petit garçon avait bouleversé l’équilibre de la terre, il ne lui avait fallu que la moitié d’une seconde pour tout voir, tout entendre, tout comprendre.
L’univers était dans de beaux draps. L’union des cœurs avait produit une graine qui avait pris racine, pour le meilleur et pour le pire. Elle ne laissait personne indifférent, si bien qu’elle n’eût aucun mal à germer dans les esprits. Ainsi l’amour naquit, semant une âme dans le corps de tous ceux qui étaient au monde.
— Une âme n’a ni corps, ni visage. Il n’y a aucune trace de son existence physique, même à l’échelle microscopique. Mais une chose est sûre : si elle n’arrose pas les fleurs du paradis, tu peux être sûr qu’elle attise les flammes de l’enfer.
L’univers ne comprenait pas toujours les propos du grand architecte. Mais au lieu de poser des questions, il feignait d’avoir les réponses. Il craignait d’avoir l’air bête plus que de rester dans l’ignorance.
— Il y a de quoi se faire du mouron !
— C’est une question de point de vue. La plupart des étoiles disent qu’elles brillent alors qu’elles brûlent. Nous disons que c’est la fin du monde, alors que c’est le début d’un autre.
C’était du charabia. Alors l’univers, qui s’était toujours contenté de s’étendre sans jamais regarder en arrière, grommela :
— Mais elles sont faites de quoi, les larmes de la lune ?
⁂
La lune, qui avait beaucoup de chagrin, ruminait dans son coin. Ce n’était pas la première fois qu’elle était accusée de tous les maux de la terre, mais c’était la première fois qu’elle était véritablement coupable.
L’idée de lui avoir causé du tort lui était insupportable. Comble de l’ironie, maintenant qu’elle savait où trouver ses larmes, elles débarquaient sans prévenir ! Mais dans la crainte de ce que produirait une nouvelle larme, elle se retint de pleurer. Si elle avait eu la moindre chance d’obtenir une réponse, elle aurait supplié la terre de lui dire ce qui allait de travers. Mais la terre n’avait jamais parlé. Les étoiles disaient qu’elle devait être muette ; les planètes, qu’elle était creuse. Elle, qui s’épanouissait comme un tournesol à la lumière du soleil, ne prêtait pas attention au qu’en dira-t-on. Du coup, les étoiles disaient qu’elle devait être sourde ; les planètes, qu’elle était snob.
— La terre est une matrice. Ce que l’univers lui donne, elle le lui rend au centuple.
La lune sursauta. Le grand architecte se déplaçait toujours à pas de loup dans l’univers.
— Un peu d’air, d’eau, de feu et de terre. C’est tout ce qu’il aura fallu pour qu’elle mette au monde les fleurs, les arbres, les rivières, les océans, les montagnes, les volcans, et toutes les créatures qui rampent, nagent, volent et marchent dans un même but : la parcourir jusqu’à leur dernier souffle. Une larme tombe, et l’amour voit le jour.
Il avait l’air heureux.
— J’ai entendu dire que l’amour pouvait aussi bien bâtir un pont entre la terre et le ciel, que les réduire en cendres tous les deux. C’est comme jouer à pile ou face avec le destin de l’univers !
— Le destin de l’univers est tout tracé. Ce qui a un début, a une fin. Personne n’échappe à la règle.
— Pas même vous ?
— Moi ? Je n’ai pas de début, alors je n’ai pas de fin.
La lune s’embrasa sous les yeux attendris du grand architecte, dont le visage était invariablement placide.
— Vous êtes en train de me dire que nous sommes tous sur un bateau qui file droit vers nulle part ?
— C’est ce que je dis, oui. Mais nous sommes tous venus de nulle part, alors disons plutôt que nous allons tous rentrer à la maison un jour ou l’autre.
Vu sous cet angle, c’était plutôt rassurant. Le grand architecte, qui avait fort à faire ailleurs, salua bien bas la lune avant de s’éloigner en marmonnant dans sa barbe.
— Sacrée lune, elle est parvenue à donner à la terre ce qui fait défaut à l’univers : une raison de vivre !
En croissant, la lune avait tout l’air d’un sourire étincelant dans la nuit. Elle avait le cœur en fête et la tête dans les nuages. Quand elle reprit ses esprits, elle se posa néanmoins une question :
— Mais elles sont faites de quoi, mes larmes ?
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