Un éclair déchira le ciel. Aussitôt, un rempart de nuages enveloppa la terre pour la mettre à l’abri du regard du soleil. Une averse telle que personne n’en avait encore jamais vue s’abattit, abreuvant le sol calciné. Encore sous le choc, la lune toisait le soleil du coin de l’œil. Elle brûlait d’envie de lui faire mordre la poussière, mais elle vit qu’il souffrait déjà suffisamment maintenant qu’il avait la tête froide.

Même si ce qu’elle dit de nous est intolérable, regarder la réalité en face nous donne une chance de changer la donne. Alors, s’adressant à celle qu’il avait blessé, le soleil dit :

— Je pensais te protéger du danger. Mais je ne voyais pas que c’était moi, le danger.

La terre, qui n’était pas rancunière, pardonna. Du moins, tout porte à le croire, parce que les nuages commencèrent à se dissiper. Le soleil tomba en admiration devant la nature pugnace de la vie, qui n’attend personne pour reprendre son cours quand s’en vient un nouveau jour. Aussi, les hommes étaient occupés à bâtir de nouvelles maisons, et les oiseaux à consolider de nouveaux nids. S’adressant à la lune, il dit :

— Aujourd’hui, la terre est un meilleur endroit. Mais ce n’est pas grâce à moi.

La lune, qui avait toujours pensé au bonheur des autres avant de penser au sien, pardonna. Mais pour une fois, ce n’était pas pour lui qu’elle le fit ; c’était pour elle. Il n’y avait pas de place pour la rancœur dans son cœur.

⁂

Maintenant que les nuages étaient partis, et que l’averse avait cessé, le soleil reprit sa place au zénith. De là, il avait tout le loisir d’étudier les regards à la dérobée, les gestes tendres et les mots doux qui abondaient sur terre. Il jeta un coup d’œil discret à la lune, et se surprit à imaginer que l’amour puisse se faire une place dans le ciel. Comme ce devait être agréable, d’être la cible de toutes ces attentions ! Penché au-dessus de l’amour, le soleil rêvassait.

Personne n’aurait pu prédire ce qui survint en suite. À la lumière du soleil, l’ombre de l’amour grandit. Quand elle fût au moins aussi grande que l’amour lui-même, elle prit vie. Ainsi naquit la peur, dont la silhouette noire s’agitait comme un drapeau dans le vent. Ses gestes, saccadés, illogiques, donnaient un affreux sentiment d’urgence. L’amour, terrifié, tenta de fuir son ombre mais c’était peine perdue : elle courait aussi vite que lui. Alors, en proie à de terribles angoisses, l’amour se ratatina dans le cœur des êtres.

C’est que la peur avait de sacrés arguments. Prendre le risque d’aimer, c’est prendre tous les risques. Il est plus sûr de s’enfermer à double tour dans la solitude que d’ouvrir la porte à tous les possibles, parce qu’on ne sait pas de quoi ils seront faits. Mais c’est un peu comme souffler sur la flamme d’une bougie qui ne s’éteindra qu’avec nous, parce que l’âme est née pour croquer la vie à pleines dents, avec ou sans pépins. Quant à la peur de ne pas être aimé, c’est une autre paire de manches. Certains pensent qu’ils ont tout intérêt à ne pas être ce qu’ils sont, mais à imiter ceux qu’ils ne sont pas, pour se faire une place dans le cœur des autres. En véritables caméléons, ils finissent par oublier quelle est leur couleur quand ils ne cherchent pas à se fondre dans la masse. Alors, disparus pour eux-mêmes, transparents pour les autres, ils ne sont plus capables de voir ni ce qu’ils peuvent donner, ni ce qu’ils peuvent recevoir. Dans tous les cas, les murs de la peur ne nous mettent pas uniquement à l’abri de tout ce qui pourrait arriver de mal. Ils nous mettent également à l’abri de tout ce qui pourrait arriver de bien.

L’ombre, qui s’était emparée du monde en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sema la zizanie dans tous les esprits. Le soleil était catastrophé.

— J’ai tout gâché.

La lune prit le temps de la réflexion.

— Nous savions tous que la graine contenait le bien et le mal à proportions égales. Si le grand architecte était là, il dirait que tu n’as fait que précipiter ce qui aurait fini par arriver. La peur n’est jamais que l’autre face de l’amour, après tout.

Que serait devenu le soleil, si la lune avait profité d’un instant de faiblesse pour remuer le couteau dans la plaie ? Peut-être qu’il aurait pleuré sur le passé jusqu’à ce que son feu s’éteigne. Mais si la terre brûle quand il est trop près, elle gèle quand il est trop loin. Parfois, la vie ne tient qu’à un mot. Alors, quand nous tenons le cœur des autres dans la main, rappelons-nous que c’est tout ce qu’il faut pour le briser.

Grâce à la lune, le soleil finit par se pardonner. D’autant plus qu’avec le temps, il vit que la peur n’avait pas que des mauvais côtés : bien qu’elle conduise le plus souvent à la douleur, la peur est aussi un puissant moteur pour se frayer un chemin vers le bonheur. Il suffit de s’en servir au lieu de s’enfuir quand son ombre est à nos trousses.

Aujourd’hui, plus personne ne se souvient de ce à quoi ressemblait la vie sur terre avant que l’amour, comme un virus plein de bonnes intentions, ne se propage dans les cœurs. À part les étoiles, les planètes, l’univers et le grand architecte bien sûr. Mais ils n’ont rien perdu au change : ils raffolent tous des potins et des esclandres qui agitent la vie sur terre depuis.

Plus unis que jamais, la lune et le soleil n’arrêtent pas de se taquiner. C’est à se demander si l’amour n’a pas fini par se faire une place dans le ciel pour de vrai ! Ils finissent toujours par débattre de la même question : de quel côté pencherait la balance, si elle mesurait le poids que pèsent l’amour et la peur dans un cœur ? Peut-être du côté de la peur. Mais il n’y a que ceux qui ont vécu sur terre qui savent que c’est toujours l’amour qui gagne, à la fin.