Chapitre 8
Vers minuit, je quitte mon lit et ma chambre pour rejoindre le toit du building. Un peu d’air frais me fera du bien. Je pose sur mes épaules un petit châle au cas où le vent est trop froid, et je prends l’ascenseur. Il arrive tout en haut et j’appuie avec mon faux ongle, rose bonbon, de l’index droit sur le bouton pour sortir.
J’entends des voix basses et je me baisse derrière un buisson. Je redescends ma jupe qui remontait légèrement et lève les yeux par-dessus le buisson. Je vois Jun-Woo, face à une silhouette féminine ni grosse, ni mince. Les tennis blanches de la fille ressortent dans le noir, éclairées par les lumières de Séoul. J’entends enfin la voix de la fille et je reconnais la personne. C’est Suzanne. Qu’est-ce qu’elle fait là, avec Jun-Woo, à minuit ? Ils ne respectent pas une des règles du label.
Jun-Woo passe sa main autour des hanches de Suzanne et se penche pour l’embrasser. À la française, en plus. Jun-Woo, une idole, qui embrasse avec la langue une apprentie. Je sors de mon buisson et émets un cri de surprise. J’espère que c’était assez crédible. C’est à Suzanne de pousser un hurlement puis de se détacher violemment de Jun-Woo, puis de rougir.
- Putain, tu fous quoi ici, Alice ? demande-t’elle en anglais.
- Je te reconnais, tu es Jiwoo de l’équipe 4, ajoute Jun-Woo, en coréen.
- Oui, je suis Jiwoo, pas Alice, raille-je dans la même langue que l’idole.
- Bref, tu fous quoi ici ? grogne Suzanne.
- Toi, tu fous quoi ici ? réponds-je.
Elle met sa main devant sa bouche.
- Tu sais pour Jun-Woo et moi, c’est ça ? Tu vas nous dénoncer et je vais me faire renvoyer ! C’est ça ce que tu veux, petite salope, hein ? Avoue que tu nous suis depuis le début, petite fouine !
Je fais l’innocente :
- Je n’ai rien vu du tout. Et je ne suis pas une salope comme tu dis. Je ne compte pas de dénoncer, mais si je vous reprends encore une fois, je le ferai.
- Oh, ma belle, n’oublie pas que la réputation de Jun-Woo est en jeu.
- Il est autant coupable que toi. Moi, ce ne sont pas mes affaires. Et puis, tu crois vraiment que PYZ va retirer le leader du groupe ? À mon avis, ils vont juste faire attention à ce que l’info ne fuitent pas et viennent aux oreilles des journalistes. Et te virer, aussi. Mais ils ne feraient pas de mal à Jun-Woo, il est beaucoup trop important.
Je rajoute en anglais :
- D’ailleurs, ne parlons plus anglais ici. Nous sommes en Corée.
Suzanne lève les yeux au ciel, soupire et s’en va du toit. Jun-Woo reste là, et je commence à partir quand j’entends :
- Jiwoo.
- Ne ?
Ne signifie «oui», et je n’ai jamais su si je devais rajouter «yo» à la fin pour signifier le respect, mais personne ne m’a jamais rien dit, donc j’imagine que non.
- Pour Suzanne, il n’y a vraiment rien entre nous. Quand elle dit «depuis le début», elle parle juste d’aujourd’hui. On s’est vu ce matin pour la rencontre avec mon groupe, et elle tenait à me parler en privé. Elle m’a demandé de la rejoindre sur le toit. C’est ce que j’ai fait.
- Ouais, je le vois bien.
- Bref, on a discuté, et elle m’a dit que je lui plaisais. J’ai ensuite avoué que je n’avais jamais embrassé quelqu’un, donc elle m’a proposé d’essayer. J’étais pas partant, mais elle a insisté, alors je l’ai fait pour lui faire plaisir. Franchement, je ne ressens rien pour elle. Ce n’est pas mon genre de filles. Et puis, je la connais à peine. Le baiser n’était pas incroyable, en plus. J’aurai aimé un premier baiser beaucoup mieux. De quelqu’un qui me plait.
Je n’ai pas percuté tout de suite quand j’ai vu Jun-Woo s’approcher de moi. J’ai capté quand ses lèvres se sont posées sur les miennes. Je pose deux mains sur son torse et le repousse.
- Jun-Woo ! Mais t’es cinglé ? (Je ne sais pas pourquoi je me suis mise à le tutoyer). Moi aussi, tu me connais à peine !
- Je sais, mais tu me plais, c’est plus fort que moi.
- Jun-Woo, tu viens d’embrasser une autre fille avec la langue (j’insiste bien sur ces mots) devant mes yeux ! Et puis, c’est impossible ! Tu es idole, je suis apprentie. Tu appartiens à tes fans. Et je ne t’aime pas comme ça.
- Je te parle pas de sentiments amoureux, Jiwoo. Juste, tu me plais.
- Tu te bases sur mon physique. On sort pas avec quelqu’un que l’on n’aime pas. Laisse tomber.
Il soupire.
- Bien. Réfléchis-y, au moins. Je t’attendrai tous les soirs ici à partir de quand je serai revenu de Londres. En attendant, salut.
- Annyeong.
Je repars, encore sous le choc. Genre, waouh, ok. Un baiser… Avec une idole… Si on sortait ensemble… Non, Jiwoo, oublie.
Ce baiser m’a retourné le cerveau, je ne ferme pas l’oeil de la nuit. Résultat, je suis toute molle en dansant et Wang le remarque.
- Jiwoo, ça va pas le faire. On est à une semaine des examens, c’est pas maintenant qu’il faut se lâcher.
Su-Ah et Ha-Rin aussi ont remarqué que quelque chose n’allait pas.
- Ca va, Jiwoo ? me demande Ha-Rin pendant la pause.
On est sur le toit, assises sur un banc, entre des parterres de fleurs et le buisson derrière lequel je me suis cachée la nuit dernière. Le vent souffle dans nos cheveux, et rosit nos joues.
- Les filles… J’ai un secret.
- Waouh, un potin ? Quand j’étais en école privée, avec les filles, on s’en racontait tous les midis, ajoute Su-Ah. Ça fait si longtemps… ça remonte à mes… 11 ans ?
- Jun-Woo m’a embrassée.
Les filles tournent la tête vers moi et me fixent, la bouche ouverte, une main devant.
- Ouah.
- Ouah, répète Ha-Rin.
Hébétées, elles restent un petit moment sans parler. Avant que j’enchaîne :
- Je l’ai surpris sur le toit avec Suzanne, et quand Suzanne est partie, il m’a embrassé. Alors que genre, deux secondes avant, il roulait une pelle à Suzanne. Et il a aussi dit que je lui plaisais.
- C’est quoi, rouler une pelle ? questionne Su-Ah.
- Hm, c’est une expression pour dire qu’ils se sont embrassés à la française. Tu sais, avec la langue, explique-je.
Ha-Rin fait mine de vomir et Su-Ah me fixe avec dégoût.
- Toi aussi, tu lui as rouler une pelle ?
- Beurk, non. Il a juste posé ses lèvres sur les miennes et je l’ai repoussé. Il m’a dit «réfléchis-y, je t’attendrai tous les soirs ici à partir de quand je serai revenu de Londres.»
- Ouah, trop mignon, piaille Ha-Rin.
- On se croirait dans un K-drama, murmure Su-Ah.
- Oui, enfin bon, c’est quand même une idole et je suis apprentie. Si on sort ensemble, je me ferai renvoyer, et ça ferait un énorme scandale sur Jun-Woo. Et puis, il ne me plait pas.
Les filles me fixent à nouveau.
- Il faut arrêter avec cette histoire d’interdiction aux relations. Moi, je trouve ça mignon. Comme quand Jisoo des Blackpink est sortie avec Ahn-Bo Hyun. C’était incroyable. Dommage qu’ils se soient séparés.
- Ou la rumeur comme quoi Lisa des Blackpink était avec un français.
Elles commencent à parler histoire de coeur dans la K-pop. Jusqu’à ce que Su-Ah se tourne vers moi.
- Enfin, c’est bien beau tout ça, mais tu vas faire quoi pour Jun-Woo ?
- Je ne sais pas.
Je soupire.
- Il revient quand de Londres ? demande Ha-Rin.
- La semaine après nos examens.
- Alors faut vite te décider, Jiwoo.
- Moui.
Je soupire à nouveau et m’étire.
- Bon allez, assez papoter, on va travailler.
- Yes, allez.
...
Le jour de l’examen, je suis tellement stressée que j’en oublie les paroles du premier couplet. Avant qu’on entre en scène, Eun-Kyung me murmure «I’m addicted, kkeunhimeobsi maleum geoleojuneun naeui eseupa ». Et la suite me revient en mémoire. Merci, Eun-Kyung. Attendez, elle est pas censée me détester et tout faire pour que je rate, elle ?
Pas le temps d’y réfléchir, le rideau s’ouvre sur nous. Moi, au centre. Génial. Je repère la caméra qui filme pour les Korean Boys et déglutit. J’assimile Korean Boys à Jun-Woo, et Jun-Woo à «baiser».
Les premières notes retentissent, et je me baisse soudainement avant de remonter. Je suis en mini-robe moulante violette, hissée sur des talons-aiguilles de 15 centimètres. Je galère à faire ce mouvement.
Puis je commence à chanter :
I’m addicted, kkeunhimeobsi
Maleum geoleojuneun naeui eseupa (oh)
Ileon gyogam neowi jonjaen nal
Daleun chaweon eulo ikkeul issji (oh)
Su-Ah enchaîne, puis Ha-Rin, puis Eun-Kyung qui claque le «nal yuheughae jamkin geon black mamba» de Winter. Ensuite, on se met en cercle pour le refrain et on chante ensemble.
Ma-ma-ma-mamba
Ooh, woah, woah
Ma-ma-ma-mamba
Oh, eh-ho, eh-oh (hey)
Puis la suite du refrain.
On finit la chorégraphie de la musique tournée, vers la gauche, la tête vers le public, une jambe en avant et la main posée sur le genou, l’autre main en l’air.
On repart et c’est au groupe de Suzanne de passer. Le premier groupe (le 2) a présenté Loro de TRI-BE. Le groupe de Suzanne (le 7) a présenté Batter Up de Babymonster et le 8 a présenté Magnetic de IL-LIT.
Les groupes 2 et 8 se sont fait éliminés. Ce qui signifie qu’il ne reste plus que mon groupe et celui de Suzanne.
J’ai complètement oublié Jun-Woo, mise à part quand j’ai vu la caméra. Et à cause de cette histoire, je ne sais pas du tout comment faire la chorégraphie pour Missing Love. On a deux mois pour l’inventer, et comme je voulais devenir chorégraphe, les filles de mon groupe m’ont dit, je cite «Jiwoo, tu voulais être chorégraphe, alors on te laisse un mois pour créer la choré et un mois pour nous l’apprendre. Pendant ce temps, on fera des entraînements de notre côté.»
Un mois, c’est long, surtout quand tous les jours, j’inventerai une chorégraphie. Je décide d’écouter Missing Love en entier pour me donner des idées.
Je descends au studio, enfile des écouteurs et lance la musique. Ça commence avec la voix de Jun-Woo disant :
Missing love
On my heart you acted like a balm
난 네가 필요해 (nan nega pil-yohae)
하지만 당신은 여기 없어요 (hajiman dangsin-eun yeogi eobs-eoyo)
Missing love
But, where are you ?
I miss you so bad
Donc, en gros, si je traduis :
Amour manquant
Sur mon coeur tu as agi comme un baume
J’ai besoin de toi
Mais tu n’es pas là
Amour manquant
Mais où es-tu ?
Tu me manques tellement
C’est super d’écouter ça alors que ça me fait penser à Jun-Woo, SURTOUT QUE C’EST LUI QUI CHANTE CETTE PARTIE DU REFRAIN !!!
La porte s’ouvre et je vois une queue de cheval blonde se balancer, je souris alors en pensant que c’est Ha-Rin, mais mon visage se décompose quand j’aperçois la mine arrogante et tellement américaine de Suzanne.
Depuis son arrivée en Corée, elle a maigri. Ses hanches sont moins larges, ses cuisses moins fortes et ses mollets plus délicats. Malheureusement pour elle, elle est toujours considérée comme grosse par Wang et le PDG Kang. Elle a amélioré son coréen, mais parle souvent en anglais.
Suzanne s’avance vers moi, ses talons-aiguilles tapant sur le carrelage. Elle sort d’une séance de mise en beauté avec SoRa, car elle arbore une mini-robe moulante en cuir rouge, des cheveux soyeux et un maquillage exceptionnel, mettant en valeur ses yeux bleus.
- Alice, je savais que je te trouverais là.
- Je suis Kim Jiwoo, plus Alice Johnson.
- Ah ouais ? s’esclaffe-t’elle en mettant sa main devant sa bouche rose. Et pourquoi ils ont changé ton nom et pas le mien ? Pourquoi tu as fait de la chirurgie et pas moi ? Ce n’est pas juste.
- On s’en fout, tu me veux quoi ?
Suzanne tapote son menton de son ongle jaune pastel.
- Depuis l’autre nuit sur le toit… Jun-Woo m’ignore complètement. Tu y es pour quelque chose, avoue, petite peste !
Elle fronce les sourcils et pointe son doigt vers moi.
- Qu’est-ce que t’as fait à mon Jun-Woo ?!
- Il n’est pas à toi, réplique-je. Et puis, il m’a dit que tu ne lui plaisais pas. Que ton baiser était atroce.
J’exagère, mais vu que cela met Suzanne en rogne, c’est parfait.
- Et il m’a embrassé aussi, je te signale. Juste après, quand tu es partie.
Suzanne vire au rouge. Elle croise les bras sous sa poitrine et fait une moue dédaigneuse.
- Ouah, je ne savais pas que Alice Johnson – pardon – Jiwoo Kim était du genre à voler les mecs de ses amies.
- Depuis quand tu me considères comme une amie ? demande-je amèrement.
- Façon de parler.
- Et puis Jun-Woo n’était pas ton mec.
- Genre c’est le tien, peut-être ? J’imagine que le beau Jun-Woo a rejeté la petite peste Suzanne pour épouser la princesse Jiwoo, c’est ça ?
Suzanne s’approche de moi et enfonce son ongle dans mon torse.
- Sauf que, princesse, ton conte de fées est bientôt terminé. Tu vas être renvoyé de PYZ, et Jun-Woo m’appartiendra. La méchante belle-mère Suzanne s’occupe de tout, et surtout de te pourrir la vie, princesse parfaite.
Elle se redresse et commence à quitter la salle.
- Ah, et, Jiwoo. Je ne dirai rien pour Jun-Woo et toi, juste pour te voir perdre contre moi à la dernière évaluation. J’imagine déjà la scène. Jiwoo Kim, qui semblait être une princesse parfaite, humiliée par Suzanne Markle – la méchante dans toute cette histoire – à Coachella, devant la Corée entière et ses parents.
- Arrête Suzanne, on est pas dans un film.
- Une fille a dit un jour «La vie n’est pas un livre, mais la vie est composée de chapitres». Le prochain chapitre de notre querelle arrivera dans deux mois, à Coachella. D’ici-là… J’espère ne pas te revoir.
Coachella. C’est là que vont se dérouler les dernières évaluations, qui vont être filmées pour passer sur une émission coréenne de divertissement, Music Bank, diffusée sur KBS2. Puis, trois jours plus tard, à Coachella toujours, le groupe de filles va être choisi.
Savoir que dans deux mois, je serai idole ou je retournerai chez moi me stresse.
Néanmoins, je n’en ai pas le temps. J’ai une chorégraphie à inventer. Je me remets debout et lance la musique, quand la porte s’ouvre à nouveau. Jun-Woo rentre, étincelant, dans une tenue d’aéroport peu discrète (étant donné qu’il a des chaussures Louis Vuitton et un sweat Chanel).
- Jiwoo, j’espérais te voir ici.
Il s’approche de moi et m’attrape les mains, avant de m’enlacer. Son souffle tiède sur ma nuque m’arrache un frisson. Il fait quoi, là ?
Je le repousse quand j’aperçois par-dessus son dos une ombre arriver.
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