Chapitre 10 : Les affaires du domaine, Partie 1
Les portes d’Abyssombre s’ouvrirent à notre arrivée, libérant le passage à Élisabelle qui se précipita à notre rencontre.
- Vous voilà enfin de retour ! s’exclama-t-elle avant de se figer en nous observant, estomaquée. Par Némésis ! Que vous est-il arrivé ? Est-ce que tout va bien, ma fille ?
Elle passa un mouchoir finement brodé sur la joue d’Aïna pour essuyer les traces de saleté d’un air soucieux.
- Oui, la rassura Aïna en posant sa main sur la sienne pour l’arrêter.
Ce faisant, elle révéla une griffure ensanglantée sur son poignet, qui fit frémir mes sens de vampires. Je me suis retenu de toutes mes forces pour ne pas lui attrapper le poignet, et…
- Qui t’as fait ça ? éclata Élisabelle avec angoisse et fureur, avant de me regarder d’un air suspicieux qui m’indigna profondément.
- C’est moi, intervint Aïna avant que je n’ai pu ouvrir ma bouche pour me défendre. Je me suis volontairement blessée afin de…
Elle s’interrompit en me jetant un coup d'œil furtif. Je me suis retenue de serrer les doigts, sachant à quel point le précieux fardeau que je tenais dans mes bras était fragile. Sentant mon irritation, Élisabelle aida Aïna à descendre de mes bras. La fée se laissa faire après m’avoir jeté un second coup d’œil plein d’appréhension.
- Viens avec moi, lui dit Élisabelle en l’aidant à grimper les marches de l’escalier principal. Je vais te raccompagner à tes appartements. Tes femmes de chambre vont te donner un bon bain et t’apporter une collation. Tu dormiras une fois que tu te seras restaurée, tu dois être épuisée… N’oublie juste pas de soigner cette vilaine griffure.
Je les ai observé monter les marches en fusillant le dos de mon épouse du regard. Qu’elle profite du confort de ses appartements… car elle allait y passer les prochaines semaines, jusqu’à ce qu’elle apprenne à bien se comporter ! Cette fois-ci, la prévenance d’Élisabelle ne m’empêcherait pas de punir son insolence comme il se doit…
- Monseigneur !
J’ai tourné la tête au moment où Laïus arrivait devant moi et s’inclinait avec un empressement qui ne lui était pas coutumier, lui qui était toujours si maître de lui.
- Quel soulagement de vous revoir avec la Comtesse en bonne santé ! déclara-t-il en glissant un regard visiblement réjoui sur mon épouse avant qu’elle ne disparaisse avec Élisabelle dans un couloir.
- Et tu n’es pas soulagé de revoir ton maître en bonne santé ? ai-je grondé, irrité de l’attention que tout le monde accordait à Aïna, alors que j’étais quand même le maître des lieux !
Il n’y eut qu’une demi-seconde d’hésitation dans le regard de Laïus avant qu’il me réponde d’un ton assuré :
- Je connais la puissance de Monseigneur. Il était évident pour moi que vous seriez de retour sans une égratignure.
J’ai esquissé un sourire amusé.
- Bien répondu, mon cher Laïus, ai-je admis avant d’ajouter d’un ton plus strict. Fais savoir à tout le monde que la Comtesse ne quittera pas ses appartements jusqu’à nouvel ordre.
- Madame est-elle souffrante ? s’enquit l’intendant avec inquiétude.
- Insolente, plutôt... C’est ma décision. Et fais savoir à ses femmes de chambre que si la Comtesse pose le moindre pied hors de ses appartements, je les donnerai toutes à manger au mégalodon qui rôde dans le coin.
- Je vais les en informer de ce pas, Monseigneur, obtempéra immédiatement Laïus en s’inclinant.
***
- Je vois… commenta Élisabelle, après que j’ai fini de lui raconter les dernières frasques de mon épouse. En effet c’est… préoccupant.
- Préoccupant ? ai-je répété d’un ton incrédule. Si je n’étais pas intervenu, cette inconsciente aurait pu mourir !
J’ai fait un geste en direction d’une des servantes, laquelle s’empressait de remplir à nouveau ma coupe de vin. Nous dinions seuls ce soir, Élisabelle et moi. Apparemment, Aïna était toujours en train de dormir, sans doute épuisée par son escapade interdite. Elle ne savait donc toujours pas qu’elle était consignée dans ses appartements jusqu’à ce que j’en décide autrement. J’étais tellement déçu que j’avais pendant un instant caressé l’idée de la réveiller uniquement pour la forcer à assister au dîner… puis de la consigner à nouveau dans sa chambre, histoire de lui faire comprendre qui donnait les ordres ici.
Mais bien que l’idée était tentante, j’avais fini par y renoncer. Tout d’abord, parce qu’Élisabelle s’y opposerait, et je n’avais aucune envie de me disputer avec elle aussi. Ensuite, parce que cela ne ferait que renforcer la position d’héroïne tragique dans laquelle se complaisait Aïna. La punir pour ce qu’elle avait fait était normal ; elle avait désobéi à mes ordres, et ce faisant elle avait mis sa vie en danger. Mais un acharnement inconscient ne pouvait que nuire à ma réputation. J’étais le Comte Sanglant, le plus puissant nosferatu du Royaume Submergé ne le cédant en prestige qu’à la famille Nocturii. J’étais censé être au-dessus de ce genre de mesquineries, surtout avec ma sauvageonne d’épouse que je devais éduquer pour qu’elle s’intègre à la noblesse vampire. Si jamais on apprenait qu’elle me faisait perdre aussi facilement mon calme… Ma réputation en prendrait un coup.
- Je sais qu’elle a agit avec beaucoup de… témérité, admit Élisabelle, me tirant de mes sombres pensées. Toutefois tu dois reconnaitre…
- Ah non, l’ai-je aussitôt coupé avec irritation. Tu vas encore me dire que c’est de ma faute !
- … Que si tu avais été un peu plus compréhensif avec Aïna, sans doute n’aurait-elle pas été tentée de descendre aux mines pour sauver ces esclaves.
- J’ai accédé à sa requête ! J’allais envoyer des secours !
- Oui, mais tu n’as pas vraiment mis d’empressement à secourir ces esclaves… et Aïna n’avait aucune confiance dans la parole que tu lui as donné. Tu ne peux pas le lui reprocher, vu comment votre relation se développe…
J’ai laissé échapper un grognement agacé.
- Comment se fait-il que tu prennes systématiquement son parti ? me suis-je plaint.
- Je prends le parti de mes futurs filleuls ! répliqua Élisabelle avec une véhémence qui me stupéfia. Filleuls qui peut-être n’existeront jamais, si tu ne fais pas d'efforts pour te rapprocher de ton épouse !
- J’ai fait des efforts, Élisabelle ! lui rappelais-je. Mais finalement cela n’a servi à rien. Mon épouse continue à faire tout ce qui est en son pouvoir pour me gâcher la vie ! Alors si la méthode douce ne fonctionne pas… je vais passer à la manière forte. Elle ne sortira pas de ses appartements jusqu’à ce qu’elle ait appris à être raisonnable. Et n’essaye pas de m’en dissuader !
- Je comprends ta position, Forlwey, s’adoucit la baronne. Mais il faudra bien qu’elle en sorte un jour. Némésis t’a demandé de l’intégrer à notre société, pas de l’incarcérer comme une criminelle. Alors il va falloir que tu fasses encore plus d’efforts, que ça te plaise ou non. Parce que si Sa Majesté a l’intention de constater les progrès de ton mariage lors de ce bal dont tu m’as parlé dans trois mois… vous ne ferez pas illusion plus de deux secondes, mon garçon.
- Je pense avoir réglé le problème, ai-je répondu avec un sourire satisfait. Si je menace d’exécuter des esclaves chaque fois qu’elle me tient tête, je pense que j’arriverai rapidement à mater la rébellion d’Aïna.
J’ai senti derrière moi l’imperceptible frémissement de l’esclave tenant le pichet de vin, ce qui m’amusa beaucoup. J’allais en rajouter un peu, quand le claquement de langue agacée d’Élisabelle me rappela à l’ordre.
- Donc au lieu de faire des efforts pour l’amadouer en te montrant plus aimable, tu as décidé de mater ta femme en te montrant aussi cruel qu’elle le pense ! ironisa Élisabelle. Voilà qui va définitivement arranger ton mariage !
- Je n’ai pas d’autres choix que de serrer la vis, Élisabelle. Non seulement Aïna sauve ces esclaves, mais en plus elle les traite en… égal en leur offrant son sang ! Tu n’as pas vu la scène : ils l’acclamaient comme si elle était une déesse…
- Tu es sûr que ton jugement n’est pas un peu « obscurci » par ta… jalousie ?
J’ai manqué de m’étouffer avec la gorgée de vin que je venais d’avaler.
- Ma… quelle jalousie ? ai-je rétorqué en reposant brutalement ma coupe sur la table.
Le fragile récipient de cristal se brisa sous le choc, répandant son contenu sur la table. Deux esclaves se précipitèrent aussitôt pour nettoyer les dégâts, mais Élisabelle les arrêta d’un geste impérieux de la main.
- Je parle de cette jalousie-là, reprit-elle en désignant avec un petit signe de tête narquois les morceaux de cristal baignant dans le vin. D’après ce que tu m’as raconté, Aïna te semblait plutôt reconnaissante d’avoir empêché l’effondrement de la galerie. Mais tout s’est gâté quand elle a mentionné avoir donné son sang aux esclaves…
- Bien sûr ! C’est immonde ! Donner son sang à des servilis… Quel nosferatu agirait de la sorte ?
- Sauf qu’Aïna n’est pas une nosferatu, mon garçon. Elle ne saisit pas ce que… l’intimité de partager son sang représente pour les vampires. Et bien évidemment, je suppose que tu n’as pas pris le temps de lui expliquer pourquoi ce geste avait déclenché ta jalousie ?
- Cela n’a pas déclenché ma… ma jalousie ! ai-je répliqué avec véhémence avant d’ajouter d’un ton détaché. Je n’éprouve aucun attachement pour elle. Mais ses agissements entachent mon honneur et remettent en question mon autorité. Tu ne comprends pas, Élisabelle ? Elle m’a défié. Si je ne montre pas que je ne tolère aucune rébellion, bientôt même les esclaves se mettront à me contester !
- J’en conclus que tu ne lui as rien expliqué, soupira Élisabelle en joignant les mains d’un air conciliant. Bien. Il faudra donc que j’aborde le sujet avec elle… plus tard, quand elle sera prête. Pour le moment, je vais continuer mes leçons de bienséance afin qu’elle soit présentable au bal de la reine. D’ailleurs j’aimerais que tu abrèges son isolement demain soir, afin qu’elle puisse dîner avec nous.
- Je t’ai dis qu’elle était consignée dans sa chambre jusqu’à nouvel ordre, ai-je grondé.
- Je dois quand même continuer à l’éduquer à l’art de la cour… A moins que tu y vois une objection ? Je te rappelle que trois mois, cela passe vite. Alors si tu ne veux pas te ridiculiser devant Némésis et la noblesse vampire avec à ton bras une sauvageonne qui ne sait pas se conduire, tu ferais bien de ne pas entraver mes efforts.
- Si elle me couvre de ridicule devant la reine, je le lui ferai payer…
- Mais le mal sera déjà fait, mon garçon. Un tel scandale te coûtera beaucoup, et pas seulement l’estime de la reine… Tu dois la convaincre de t’aider, car la contraindre ne suffira pas. Seulement si tu persistes à la cloîtrer dans ses appartements, nous n’y arriverons jamais…
Les dents serrées, j’ai fini par grommeler un « Humpf ! » qui ne m’engageait à rien, même si je savais qu’encore une fois, Élisabelle avait raison.
- Profite de ce temps d’isolement pour réfléchir à ta position vis-à-vis de ton épouse, glissa cette dernière, avant d’ajouter alors que je m’apprêtais à protester. Je ne dis pas que tu as eu tort, mon garçon… du moins pas complètement tort. Ce qu’a fait Aïna aujourd’hui était extrêmement dangereux, et sur ce point ta colère est légitime. Mais tu dois faire des efforts… de vrais efforts pour la comprendre, et pas simplement essayer de l’amadouer. Cette petite a un fort caractère, mais elle est aussi très sensible. Tes menaces, ou tes creuses tentatives de gentillesse dépourvues de sincérité ne feront que renforcer sa défiance envers toi, Forlwey. C’est cela qui te fera gagner son cœur, mon garçon : de l’indulgence, et de la sincérité.
Élisabelle marqua une pause, me laissant tout le temps de réfléchir à ses paroles, puis elle ajouta d’un ton plus doux :
- Je vais lui parler… et la convaincre de faire elle aussi des efforts à partir de demain soir. Tout ce que je te demande, Forlwey, c’est que si elle vient vers toi… ne la rejette pas par fierté. D’accord ?
Je suis resté un instant sans répondre, puis devant le regard insistant de mon ami, j’ai fini par lâcher :
- J’y songerai…
A suivre...
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