Tour Baudet, vieille-ville, lundi 1er octobre 2018, 9h00

Les sept conseillers d'état de la ville de Genève étaient réunis dans la grande salle du conseil. Ainsi que la chancelière d'état Anna Paguel de Widen.

Monsieur Georges Pendal, président, était assis en bout de la table ovale. Chacun des conseillers était intervenus sur plusieurs dossiers plus ou moins brûlants. Celui de la traversée de la rade, le projet de la construction d'un pont traversant le lac Léman, avait occupé l'essentiel de la réunion. On avait également discuté, avec peine et tristesse, de la mort de Jérôme Bonnetière. On lui avait rendu hommage pour ses douze années de loyaux services rendus à État, de son professionnalisme reconnu de tous. Nathalie Luck s'était montrée particulièrerement vibrante. Car elle avait eu l'occasion de travailler avec lui directement, il y a de cela trois ans. On avait aussi glosé sur « l'accident » du jeune Amir Bendi, chacun des sept l'avait déjà croisé dans les couloirs de l'hôtel de ville. C'était quand même terrible. Il avait été établi formellement que les durites de frein et le câble du frein à main avaient été sectionnés. Rendant « l'accident » inévitable. Cette information était encore confidentielle. Seulement quelques personnes étaient au courant. Mais qui aurait bien put en vouloir à ce point au jeune Amir ?

Et Nathalie Luck avait surenchéri : qui avait voulu la mort de Jérôme Bonnetière ?

Bref, la réunion avait détonné des réunions habituelles, par ces deux fait divers qui secouaient la petite république genevoise.

Ce fût alors que la secrétaire de réception, Georgette Bulle, après avoir frappé à la porte, était entrée dans la salle dans un état visiblement fébrile. Elle tenait une enveloppe à la main.

« Je m'excuse de vous déranger », avait-elle balbutié, puis elle s'était tue, semblant hésiter à poursuivre.

- Oui. Qu'y a t-il ? demanda Georges Pendal.

Madame Bulle se reprit :

- Quelqu'un vient de lancer cette enveloppe dans le hall d'entrée...

- Vous avez vu cette personne... ?

- Juste entr'aperçut, c'était tellement rapide. Mais assez désagréable...

- Il est écrit quelque chose sur l'enveloppe ?

- Euh oui. C'est pour cela que je me permet de vous déranger...c'est écrit : « Pour les sept sages », dit-elle en tendant l'enveloppe au président.

Monsieur Pendal jeta un regard circonspect sur l'entête. Le nom du destinataire était en lettre d'imprimerie. Il était de plus en plus intrigué. Et n'ouvrait pas l'enveloppe.

François Charmey l'en dissuada définitivement :

- Antrax ! N'ouvrez surtout pas cette enveloppe. Ça peut-être une attaque à l'antrax !! Comme aux États-Unis...

- Oui ! , s’alarma Nathalie Luck. C'est peut-être lié au meurtre de Jérôme Bonnetière !

Jean-Pierre Lonfat s'énerva un brin :

- Il faut appeler la police !

Le président, dès qu'il fut question d'antrax, avait posé l'enveloppe sur la table, l'air effrayé.

Cinq morts ! En 2001 ! Dans la quinzaine qui avait suivi l'attentat contre les Twin-Towers, cinq personnes étaient décédées suite aux envois d'enveloppes empoisonnés à l'antrax.

- Merci, François d'avoir eu l'esprit plus vif que moi. Je n'aurais jamais pensé que ça pourrait être une attaque à l'antrax.

Puis, il se tourna vers Georgette Bulle :

- Appelez la police. Directement Franco Bernardi!


Il fallut huit minutes à Hans Pfäfi et Alice Noît, toute sirène hurlante, pour parcourir les kilomètres qui séparaient l'appartement de Corinne Studer à la tour Baudet. Accompagnés d'une trentaine d'autres véhicules de police, dont la police scientifique. Celle-ci entrait dans la salle du Grand Conseil en tenue intégrale, masque et tout le toutim. La salle avait été évacuée et les sept conseillers d'État, la chancelière et Georgette Bulle placés en quarantaine de fortune ; une simple tente en plastique. Les conseillers prenaient les choses avec humour. Mise à part Georgette Bulle et le président, les seuls à avoir touché l'enveloppe.

- Ha ha ! On se croirait dans un film, fit Patrick Cheland.

- On va tous mourir ! ajouta Anna Paguel de Widen en voix de tête, et rigolant tout en s'avançant et en tapant Patrick Cheland sur les cuisses.

Du coup, une certaine bonne humeur s'installa dans la tente de quarantaine, même Georges Pendal et Georgette Bulle se détendirent et s'amusaient de l'aventure. Il n'y avait pas à dire, aujourd'hui il se passait quelque chose que chacun pourrait raconter à des dîners de famille durant des décennies ! Surtout qu' il ne fallut que trois minutes à l'équipe de police scientifique pour enlever tout soupçon d'empoisonnement. Non. L'enveloppe ne contenait rien d'autre qu'une lettre. Adressée aux sept sages du canton de Genève. Ceux-ci se retrouvèrent donc de nouveau autour de la table ovale de la salle du Grand Conseil de la tour Baudet. Accompagnés de Hans Pfäfi, Alice Noît, Nicolas Vidon (qui venait d'arriver), Abdel Chentali, et le chef de la police scientifique, François Champs.

Georges Pendal ouvrit l'enveloppe avec un couteau à lettre en argent. Au bout de son manche étaient sculptés l'Aigle et les Clés de Saint-Pierre, symbole de la république. Il extrait la lettre de l'enveloppe. Une feuille au format A4. Seul un côté était imprimé.

- Allez-y. Lisez la lettre à haute et intelligible voix, que tout le monde comprenne bien, lui dit Hans.

Monsieur Pendal se racla la gorge et commença la lecture :

POUR GEORGES PENDAL, ELIZABETH PAGE, FRANCOIS CHARMEY, JEAN-PIERRE LONFAT, SYLVIE DELCOURT, PATRICK CHELAND ET NATHALIE LUCK, DIT LES 7 SAGES...ON SE DEMANDE BIEN POURQUOI ?

Les conseillers d'état se regardèrent, interloqués.

Depuis des lustres (oui, d'autres « sages » vous ont précédés), vous menez une politique des plus étranges, vous prenez des décisions dont on ne saisit pas l'intérêt qu'elles sont censés apporter au peuple de Genève, avant de comprendre que ce ne sont pas l'intérêt du peuple de Genève qui entre en compte, mais l'intérêt du peuple français. J'ai nommé :

LES FRONTALIERS !

Et pour masquer cette vérité inavouable vous venez d'inventer le « Grand Genève » ???? De cette façon, les frontaliers français deviennent des genevois, et donc, quand il s'agit d'embaucher, donner du travail à nos jeunes, Amir Bendi par exemple, qui habite Annecy, eh bien, du coup, avec le « Grand Genève », il est genevois ! Une question, si vous me le permettez ? Jusqu'où comptez-vous cartographier le « Grand Genève » ? Marseille ??!!

Donc, Amir Bendi obtient le poste convoité par bien de vrais genevois : concepteur média de l'hôtel de ville. Merci Jérôme Bonnetière, autre français du « Grand Genève » qui vient manger le pain des vrais genevois... Comme je le disais plus haut, cela fait des lustres. Mais maintenant, cela suffit. Et j'ai décidé de passer à l'action* : Jérôme Bonnetière fut le premier. Amir Bendi le deuxième, le destin a voulu qu'il survive à mon petit tuning auto, cela ne me dérange pas. Que Jérôme Bonnetière n'avale pas la dragée et je serais revenue à la charge... Sachez toutefois que ces 2 victimes françaises ne seront pas les dernières. Et les prochaines ne seront pas forcément françaises. Je ne suis pas raciste. Loin de là. Je suis pour ce qui est juste, ce qui est vrai, où du moins ce qui tente l'effort pour l'être, et ne s'abandonne pas à la facilité... Réjouissez-vous ! Le grand nettoyage d'automne a commencé !

E


*Larousse : manifestation concrète de la volonté de qqn, d'un groupe : son action a été déterminante ; l'action du gouvernement...etc



La bonne humeur fût la première victime collatéralle de la missive de « E ». Hans, qui était resté tout le long de la lecture, debout, appuyé contre le mur, s'approcha de Georges Pendal qui lui tendait la lettre. Il était, tout comme le président, évidemment ganté. La lettre serait bientôt prise en charge pas François Champs et son équipe. Il la lu une nouvelle fois. Dans un silence étrange. Un malaise s'était incrusté dans la salle plusieurs fois centenaire. Hans donna la lettre à Alice. Elle était assise à la table ovale et posa ses yeux noirs profond sur la lettre.

- Bon ! fit Hans. En tout cas, certaines choses se sont clarifiées. Il y a eu revendications !

En même temps, Hans eut la forte prémonition qu'il ne rejoindrait pas sa femme, ses enfants, de sitôt. Donc, cette affaire avait tout du truc super passionnant.

Mais.

Et.

Il allait déguster avec Klara, et rater plein de choses des vies de Peter et Frida. Et il eut une pensée qu'il jugea lui-même minable. La justification banale : on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Non. Il privilégiait son boulot. Voilà tout ! La dernière phrase de « E » , sur la facilité, résonnait dans sa tête. Si « E » pouvait observer ce qui se passait dans la salle en cet instant, ressentir l'ambiance, elle aurait jubilé ! pensa-t-il.

- Est-ce que vous voulez obtenir une protection rapprochée ? demanda-t-il alors à l'ensemble des sept conseillers d'État. Un murmure parcourut la salle qui évolua vers un « non merci » qui se voulait serein. Seul Georges Pendal hésitait.