Une dernière cigarette
J'aime les cafés de ma petite ville et leur ambiance particulière, quelquefois bruyante et stimulante, d'autres fois tranquille et propice à la concentration. Mais ce que j'apprécie par-dessus tout, c'est observer les gens. Voir entrer dans mon univers ces êtres dont l'existence m'était totalement inconnue il y a un instant encore. Les sentir pénétrer dans mon champ de conscience et s'y aménager, sans même le savoir, une place. Certains le font d'une façon douce, policée, hésitante. D'autres, d'emblée, y viennent avec des manières conquérantes et une assurance naturelle. Comme si nous étions, eux et moi, déjà liés sans le savoir. C'est avec cette aisance décontractée que Lise est arrivée dans mon existence.
C'était un jour gris et pluvieux de Novembre. Je sirotais mon latte macchiato, le regard dans le vague et l'esprit apaisé. Les gouttes serpentaient sur les vitres qui commençaient à s'embuer et au dehors, la forêt mouvante de parapluies se muait peu à peu en taches vives et imprécises. L'ambiance était calme et feutrée. Le serveur venait juste d'apporter sa commande au couple assis à côté de moi. Elle avait pris un espresso et lui un diabolo menthe. Ils se regardaient dans les yeux, sans rien dire. Les mots leur étaient inutiles. Peu à peu, je me sentais dériver vers un autre monde. La clochette de la porte d'entrée a retenti, son timbre clair déchirant mes rêveries. Dès qu'elle a franchi le seuil, j'ai su qu'elle n'était pas comme les autres.
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- Saleté de bestioles !
Ernest balance avec force sa gamelle sur le rat bien nourri venu pointer son nez à quelques mètres à peine.
- Loupé ! ricane le vieux Raymond. Si tu te mets la rate au court bouillon pour un gaspard, t'as pas fini, mon gars.
- Y viennent boulotter les cadavres, ces salauds ! Y crèvent pas de faim comme nous autres, c'est sûr.
Tandis qu'Ernest se lève pour récupérer sa gamelle, Raymond se gratte vigoureusement la tête. Ses ongles noirs essaient de se frayer un chemin dans sa tignasse poisseuse pour y déloger la source de ses démangeaisons constantes.
- Toi, c'est les totos qui t'aiment bien, on dirait, remarque Jules avec son flegme habituel.
C'est un petit jeunot de dix-sept ans à peine, blond, bouclé et joufflu comme un ange, resté beau même avec la crasse et la barbe clairsemée qui lui mangent le visage. Ernest, originaire du même petit village que lui, l'a tout de suite pris sous son aile.
Le front est calme en cette matinée de novembre 1914. Tapis au fond de leur tranchée, Ernest, Jules et le vieux Raymond effectuent la corvée de pluches. Ils grelottent dans leurs vêtements humides. Le froid et le brouillard les pénètrent jusqu'aux os.
- Qu'est-ce que ça pèle ! s'exclame Ernest. Et c'est pas l'épluchage des patates qui va nous réchauffer.
Avec dégoût, il contemple le tas interminable de pommes de terre à demi pourries qui constituent leur ordinaire.
- Je vais m'en jeter un petit derrière la cravate, tiens ! s'exclame-t-il en extirpant un flacon de gnôle de son uniforme. Vous en voulez, camarades ?
Jules refuse poliment. Il s’empare d’une nouvelle pomme de terre dans le tas et commence à l'éplucher d'un geste mécanique.
- Ouais, moi, c'est pas de refus. Envoie ton barbelé ! l'exhorte le vieux Raymond.
Il s'empare de la fiole et en tète une bonne lampée.
- Ah ! Ca fait du bien par où ça passe ! T'as raison, ça vous requinque un bonhomme !
Ernest récupère la bouteille et la porte à ses lèvres d'un geste songeur. Jules continue à peler consciencieusement sa patate.
- C'est calme au moins, remarque-t-il, c'est déjà ça de pris.
Raymond s'agite, grommelle.
- Je sais pas pourquoi, mais ça va pas durer. Ca va tomber bientôt, je le sens. Peut-être même avant cette nuit.
Jules et Ernest échangent un coup d'œil inquiet. Les propos du vieux Raymond ne leur disent rien qui vaille. Son intuition le trompe rarement. C'est grâce à elle qu'au bout de tout ce temps sur le front, il est encore en vie.
Tous deux s'efforcent d'ignorer le souffle froid de la peur qui s’insinue en eux.
- Dis pas ça, le vieux, tu vas nous porter la poisse, lui répond Ernest pour la forme.
Mais aucun d'entre eux n'est dupe. Chacun lorgne la mauvaise pomme de terre maintenue par ses doigts gourds et la conversation s'éteint.
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Elle était venue seule. Ses cheveux mouillés collaient à ses joues. Blonde, avec des pointes teintes en rose. Vêtue tout en noir. Je sais qu'il s'agit d'un cliché outrancier, mais pour la première fois de ma vie, je rencontrais une personne dont la présence éclipsait tout le reste. Ma paille m’a ramené à la réalité en émettant un bruit de succion déplaisant, évoquant celui d'un gamin mal élevé terminant avec nonchalance sa grenadine. Depuis un moment déjà, mon regard était verrouillé sur sa silhouette ondulante. Très gêné, j’ai détourné les yeux, en espérant qu'elle n'ait pas remarqué mon insistance indélicate. Lorsqu'elle est passée près de moi, son regard bleu m'a effleuré en s’attardant juste un peu trop. Il m’a semblé y lire une lueur joyeuse et légèrement ironique.
- Tu prendras la même chose que d'habitude, Lise ? a lancé le serveur, enthousiaste.
Une habituée. Pourquoi ne l'avais-je jamais vue ici ?
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Le brouillard a fini par se lever. Un pâle soleil d’automne tente de s’infiltrer à travers les nuées sombres qui s’effilochent. Ernest, Jules et Raymond accueillent avec gratitude ces quelques degrés supplémentaires, comme ils le font avec tous ces petits riens qui rendent la vie dans les tranchées un peu moins dure.
Le vieux Raymond a suspendu ses chaussettes mouillées à un bout de fil de fer rouillé planté à même le sol boueux.
- Tu crois vraiment que ça va sécher ? lui demande Ernest, gouailleur.
Raymond hausse les épaules.
- De toute façon, ça ne sera pas pire, hein !
- Si tu le dis…
C’est l’heure du courrier. Raymond n’a rien reçu. Ernest non plus. Mais Jules, transfiguré, contemple la lettre qu’il tient entre ses doigts comme s’il s’agissait du plus précieux des trésors.
- J’ai reçu une lettre de ma fiancée !
- T’as du pot, lui répond Ernest, qui est célibataire.
Jules ouvre la lettre avec des gestes tendres, précautionneux, en veillant bien à ne pas déchirer l’enveloppe. Il en retire une lettre et une photo.
- Elle s’appelle Marie. Elle est belle, hein les gars ?
Ernest s’approche et jette un coup d’œil appréciateur au cliché.
- Oui, c’est un sacré joli brin de fille. T’es verni !
- J’espère que tu la reverras un jour, lui souhaite Raymond, une pointe d’incertitude dans sa voix d’ordinaire assurée.
- On s’en grille une pour fêter ça ? leur propose Ernest.
- C’est pas de refus ! s’exclame Jules, ravi.
Tous trois sortent un paquet de cigarettes froissé de leur uniforme crotté.
- Tiens, il ne m’en reste qu’une, constate Jules.
Ernest s’empare de son briquet et donne du feu aux deux autres avant d’allumer sa propre cibiche. Ils fument tous les trois en silence, les yeux dans le vague.
Tandis que Jules s’installe dans un coin pour lire sa lettre, le vieux Raymond reste figé, le regard tourné vers les lignes ennemies.
- Y nous mijotent un sale coup, ceux-là, grommelle-t-il tout bas. Ils sont trop calmes, c’est pas normal.
Ernest ne fait pas attention. Il se sent trop las, engourdi. Il se blottit dans un renfoncement, essaie de trouver un peu de chaleur en se pelotonnant sur lui-même. La fatigue le saisit sans prévenir. Il jette un dernier coup d’œil à Jules qui est très loin de tout ça, un sourire aux lèvres et l’œil pétillant. Puis, la tête dodelinante, il sombre dans un mauvais sommeil.
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Je n’ai pas revu Lise depuis plus de deux semaines. Assis dans mon coin favori, je peux observer nouveaux arrivants et habitués à loisir, sans être vu. Je tente de rester focalisé sur mon article qui décrit les nouvelles techniques de management, mais mon esprit s'égare sans cesse. Elle me manque. Au dehors, les premiers flocons de l'année tourbillonnent en suivant les caprices du vent. Comme souvent par ce temps hivernal, ma jambe gauche me fait souffrir. Aucun des nombreux médecins que j’ai consultés n’a su déceler la cause de cette douleur lancinante qui m’accompagne depuis tout petit. C’est dans ma tête, m’ont-ils dit. Alors j’ai appris à vivre avec elle.
Je crois que Lise ne viendra plus.
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Ernest se réveille en sursaut. Il ignore combien de temps il a dormi. Il se sent un peu nauséeux. Jules est en train de composer une réponse à sa fiancée. Totalement concentré sur son œuvre, il ne réagit pas lorsqu’Ernest se redresse, endolori, et vient se poster près de lui. Mieux vaut ne pas le déranger. Les occasions de s’évader de cet enfer de boue et de vermine ne sont pas légion. Sans parler de la mort qui attend son heure.
Raymond, un peu plus loin, a récupéré ses chaussettes, à peine plus sèches que tout à l’heure.
- Rien à faire, marmonne-t-il en se démenant pour les enfiler. Il fait trop froid aujourd’hui.
Le soleil se couche déjà sur cette terre dévastée. Tant d’hommes sont morts ici. Et toujours l’éternelle question, celle que personne n’ose exprimer à voix haute : quand leur tour viendra-t-il ?
Le vieux Raymond cache mal sa nervosité. Son comportement rappelle à Ernest celui des bêtes dans les champs de sa ferme natale, lorsqu’elles sentent venir l’orage. L’anxiété le gagne lui aussi. Sa gorge se serre et la peur familière, celle que tous dissimulent derrière leurs airs bravaches, vient lui tordre les entrailles.
S’ils nous pilonnent, pense-t-il, on est pris au piège comme des rats !
En réponse à ses pensées, un coup de canon rageur se fait entendre.
- Des crapouillots ! hurle Raymond. Ha les fumiers ! Attention aux Mirabelles !
Chacun essaie de s’abriter de son mieux. Ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre l’explosion et espérer que le coup ne fasse pas mouche.
L’obus tombe trop loin pour les blesser, mais le bruit et les trépidations de l’impact leur secouent les tripes et leur font claquer des dents.
- Trop court ! se réjouit Ernest en essuyant la terre que le souffle de la déflagration lui a envoyé au visage.
- T’emballe pas ! lui crie le vieux Raymond. Ils vont ajuster le tir. Ah merde, les salauds. On est foutus !
Un autre coup de canon retentit au loin. La dernière vision d’Ernest avant que l’enfer ne se déchaîne est celle de Jules, les yeux écarquillés comme ceux d’une biche prise dans les phares d’une voiture.
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Les fêtes de Noël arrivent bientôt. Je serai seul pour le réveillon cette année. Le café est bondé. Les touristes, à la recherche d'un peu de chaleur après leur visite du marché de Noël, s’y pressent en grappes compactes. Personne ne regarde le sapin, qui s’efforce pourtant de briller et de scintiller tout ce qu’il peut. Moi seul lui accorde mon attention. Je compatis avec cet arbuste arraché à sa forêt et condamné à une mort lente, sans même remplir sa fonction d’agrément. Alors je continue à être le seul à lui rendre hommage à chacune de mes visites. Entre mes mains, le vin chaud a remplacé le Macchiato. Ma tristesse se marie mal avec les odeurs d’orange et de cannelle.
Je ne comprends pas pourquoi je ne parviens pas à oublier Lise.
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Lorsqu’il revient à lui, Ernest est environné par un chaos indescriptible. Il tente d’apercevoir quelque chose dans le demi-jour blafard. Les tirs d’artillerie se sont arrêtés, tout est sens dessus-dessous. Il ne voit plus Raymond. Là où il se tenait avant l’attaque, la tranchée s’est effondrée et l’a enseveli. Ernest essaie de bouger mais tout son corps le fait souffrir. Particulièrement sa jambe gauche, qui est traversée d’élancements insupportables. Les dents serrées, il parvient à se redresser suffisamment pour évaluer la gravité de ses blessures. Il constate, affolé, que sa jambe est criblée d’éclats et que le sang s’écoule sans discontinuer d’une profonde coupure sur le haut de sa cuisse. Il se sent faible, engourdi. Il a déjà dû en perdre beaucoup trop. Avec le peu de forces qui lui restent, il tente de comprimer la plaie pour endiguer l’hémorragie. Il entend un bruit lointain à sa droite. Quelqu’un vient. En tournant la tête dans cette direction, il aperçoit Jules. Il est allongé sur le sol fangeux, le visage figé, les yeux sans vie, tel une poupée désarticulée. Un éclat d’obus acéré fiché dans la gorge. La lumière d’une lampe-torche se braque sur lui, puis sur Ernest.
- Hé ! Il y en a un de vivant !
- Tiens bon, camarade !
Ernest sombre à nouveau, vaincu par les ténèbres.
Lorsqu’il se réveille, il ne sait pas où il se trouve. Il est allongé confortablement, il n’a plus froid, ne souffre plus. Est-ce cela, la mort ? Puis il comprend qu’il a été transféré à l’arrière, dans un hôpital militaire. Soudain paniqué, il revoit sa jambe lacérée, la plaie béante sur sa cuisse. Il scrute la bosse faite par les draps au pied de son lit. Soulagé, il constate qu’il a réussi à éviter l’amputation. Sa jambe gauche est toute raide, plâtrée, mais elle est toujours là. Prudemment, il tente de remuer les orteils de son pied gauche. La douleur le saisit tout entier, mais ils répondent. Un médecin entre dans la salle, et, constatant qu’il a repris conscience, vient le voir.
- Eh bien, soldat, on est finalement réveillé ? Vous nous avez fait une belle peur. Vous aviez perdu beaucoup de sang. On a eu recours à une toute nouvelle technique de transfusion, encore expérimentale (*). On vous a repêché de justesse ! On a même réussi à sauver votre jambe. Bon, elle est bien esquintée tout de même, vous allez sans doute boîter pour le restant de vos jours. Dès que vous serez guéri, on va vous renvoyer à la maison. La guerre est finie pour vous. Vous avez bien servi votre patrie !
Ernest ne sait que répondre. L’esprit en déroute, il bredouille des remerciements confus. Il pense à Raymond, englouti par la terre et les gravats. Il revoit le visage de Jules, les yeux grands ouverts, fauché à dix-sept ans alors qu’il avait une fiancée magnifique et une vie à peine entamée. Pourquoi la mort les a-t-elle pris sans pitié ? Pourquoi est-ce lui, Ernest, le miraculé ?
Lorsque le médecin s'éloigne pour aller visiter d’autres patients, il laisse enfin couler ses larmes.
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La revoilà ! Après tout ce temps, je ne l’attendais plus. Noël s’est écoulé et l’année moribonde égrène ses derniers jours. Elle passe devant la vitrine, d’une démarche lente et rêveuse. J’espère qu’elle va entrer. J’essaie de l’implorer par la pensée :
- S’il-te-plaît, Lise, entre ! Il fait bon ici, on est bien !
Elle s’arrête, efface de sa main gantée la buée qui s’est formée sur la vitre et regarde à l’intérieur. Son regard croise le mien et je me sens rougir. Elle sourit. Ce sourire m’est-il destiné ? Puis, avant que je puisse reprendre mes esprits, elle pousse la porte et fait retentir vigoureusement la clochette. Malgré moi, mes yeux se posent sur elle. Elle me rend mon regard et pose son sac sur la banquette voisine d’un geste nonchalant. Elle retire son bonnet, ses gants, puis son écharpe. Mon souffle se suspend. Sa gorge est barrée d’une longue tache violette qui lui fait comme une ecchymose.
- C’est une tache de naissance, explique-t-elle d’une voix détachée.
Je pense à ma propre marque, sur le haut de la cuisse gauche.
- J’ai un peu la même, je, euh…
A nouveau, je rougis jusqu’aux oreilles. Mais qu’est-ce qui m’a pris de lui répondre ça ?
- Au fait, je m’appelle Lise. Et vous ?
- L…Lucas.
- C’est étrange, j’ai l’impression qu’on se connaît déjà.
- Peut-être, en effet. Mais où peut-on bien s’être déjà rencontrés ?
- Je ne sais pas. Est-ce que c’est vraiment important ?
Je secoue la tête en signe de dénégation. Puis elle s’installe en face de moi et, comme si de rien n’était, commande sa boisson habituelle.
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(*) Ernest a bénéficié de la méthode du Dr Hustin, qui a mis au point un moyen d’empêcher le sang recueilli de coaguler grâce à du citrate de soude, ainsi qu’un système de tuyau avec une manivelle complété par du matériel de prélèvement et d’injection, testé pour la première fois en Mars 1914.
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