3. Bael (2/4)
La tempête Foraii — nom amplement suggéré par Samir — a assurément fait parler d'elle, même des jours après son passage aussi véloce que violent. Le plus fou fut lorsqu'au journal télévisé, les visages d'un père et de son fils morts foudroyés se sont affichés à l'écran. Fiché devant le petit poste préhistorique de la boutique, Sam a aussitôt lancé à Cynthia « Foraii ne lésine pas sur les moyens, dis donc.». Ce à quoi elle avait grommelé « imagine les dégâts s'il sortait du lot plus souvent, celui-là... ».
Aujourd'hui, elle est seule sans son ami étudiant. Cynthia, entre deux discussions avec des clients investigateurs, s'est mise en tête de dénicher la formule parfaite à son recouvrement mémoriel. Derrière les recherches scrupuleuses qu'elle mène subsistent les paroles de Foraii, dont l'écho dans sa tête ne parvient pas à faiblir.
« Tu penseras à moi lorsque tu retrouveras Gabriel. »
Ajouté à cela ce satané grimoire avec lequel elle a partagé tant d'années, et n'a en retour jamais pris la peine de se questionner sur son origine. Elle en va à sacrifier volontiers ses longs bains chauds au profit de sa quête. Les ouvrages passent entre ses mains expertes, mais son esprit aguerri ne retient rien de bien utile à un cas comme le sien.
Petite magie, incantation désuète, sort sans fondement...
Des qualificatifs, tous synonymes à ses yeux, qu'elle attribue aux mots sans saveur qu'elle va jusqu'à lire dans tous les sens, sans que rien ne se passe. Elle peste. Il semble que sa marchandise vole suffisamment haut pour le commun des mortels, mais pas assez pour elle.
Lors d'une pause bien méritée, elle savoure tout juste son thé vert. Sa petite voix insiste : il se pourrait bien qu'il s'agisse d'une manigance des démons visant à la rendre folle. Elle entend d'ailleurs quelques murmures, chuchotements discrets depuis l'étagère du fameux livre, lui affirmer que la solution se trouve dans le grimoire posé à l'écart. Si elle a cru tenir bon toute la matinée, c'est en jetant par mécontentement une couverture sur le livre qu'elle met fin aux incessantes demandes de ce ramassis de vieux papiers.
— J'en ai marre. Tout ça sûrement pour un pacte, bande d'imbéciles de l'Enfer, va !
Dans un élan quelque peu maniaque, elle astique le couvercle d'une boîte ornée d'un dragon. La règle est simple : une rumination pour dix coups de chiffon. Tant bien que mal, elle tente de déloger le petit animal déterminé à ne pas se laisser frotter par le tissu. Battant sa queue d'argent comme une furie, le reptile recouvert de pointes aiguisées râle contre le linge enduit de vinaigre. Enfin, Cynthia parvint à terminer sa corvée, puis à replacer le couvercle sur son récipient. Le dragon gueule une dernière fois, furieux. Enfin, il se glisse dans les encoches destinées à l'accueillir, se laisser absorber en partie par la matière et replonge dans son profond sommeil. Tout cela sans quitter la sorcière de ses yeux lustrés.
— T'es bien content quand c'est propre, là-dessous !
La petite bête n'a que faire de ses fustigations. La sorcière en vient à s'inquiéter pour le futur détenteur de la boîte dont le contenu sera, certes, très bien gardé, mais peut-être aussi de son propre possesseur. Cyn elle-même fut passible d'une morsure cuisante, alors qu'elle venait pourtant de sauver le dragonnet d'une maison prête à se faire démolir.
Le souvenir lui décroche un sourire qui se fane aussitôt. Depuis son rêve, elle n'a plus arpenté de lieux dits hantés ou abandonnés, ni de vide-greniers ou de brocantes lugubres. Reprendre cette activité lui permettrait non seulement de rafraîchir son inventaire, mais sans doute de laisser sa passion éteindre le feu de ses idées troubles.
Il y a bien ce vieux château que j'ai repéré l'autre jour en Ecosse... et puis Samir sera sans doute d'accord pour m'accompagner. Même s'il vomit chaque fois que je le téléporte.
La journée n'est pas terminée, mais les curieux se sont succédés plus qu'à l'accoutumée. Cynthia ne reconnaît qu'elle a vu passer assez de visages seulement lorsque la nuit prend possession de la rue. Si elle ne baisse pas le rideau très vite, ses résidents — surnom qualifiant sa marchandise — risquent d'exprimer leur besoin de se dégourdir les pattes. Un besoin traduisible par des livres sautant de leur étagère, ou d'objets qui se déplacent mystérieusement d'un point à un autre.
Ne reste plus qu'un homme coincé depuis de longues minutes du côté des minéraux. Quand il se décide enfin à bouger, c'est uniquement pour s'immobiliser devant la bibliothèque des ouvrages ésotériques. Ainsi de suite à l'étalage des bijoux. Il ne fait que regarder, les mains ancrées au fond de ses poches.
Cynthia, accoudée à la caisse, l'a déjà identifié comme un sceptique depuis un moment. Cachée derrière un livre, elle voit en lui l'occasion d'user de ses aptitudes télépathiques. Elle jette entre deux paragraphes des regards mauvais à cet incrédule venu se pavaner en territoire ennemi.
Il ne croit en rien.
Elle rectifie selon une nouvelle onde qu'elle capte.
Si, il croit en l'argent. L'argent qu'il a, par ailleurs. Il croit en son portefeuilles d'actions et ses pronostics en fonds spéculatifs. Et il n'est même pas là pour se trouver un porte-bonheur...
Elle pourrait le faire partir. Les sorts de contrôle de l'esprit ne manquent pas à son registre surnaturel. Qui plus est, ils font partie des plus simples à jeter. Cynthia se tâte à opérer ainsi lorsqu'on l'interpelle :
— Eh, mademoiselle ?
Elle lève les yeux. L'homme, tourné vers l'étagère du fameux livre, la dévisage de loin. L'impoli a soulevé la couverture.
— Oui ?
— Le prix de ce livre, mademoiselle.
Il pourrait me le dire en face, merde.
Elle se hisse sur ses pieds, gardant la tête droite.
— Il n'y en a pas, ce livre est gratuit.
— Vraiment ? C'est pas très commercial, si vous voulez mon avis.
Je ne le voulais pas.
— Votre boutique, là. Ça fait quelques semaines qu'elle est ouverte, non ?
Des années.
— Elle tiendra pas, c'est moi qui vous l'dit.
Il prend le livre. Enfin, il quitte le magasin sous l'œil passif de la sorcière.
Est-ce qu'il me parlait de fric, ce courtier en costume de pingouin ?
L'argent. Sujet de débat favori des humains. Sujet qui ne concerne en rien la petite vie paisible de Cynthia, puisqu'elle n'en pas besoin pour vivre. Vendre est un plaisir pour elle, non un moyen de subvenir aux besoins qu'elle comble à l'infini grâce à sa magie.
Elle pense au grimoire qu'Elyas — le nom qu'elle a découvert par télépathie — a emporté, lui qui ne laissait pourtant transparaître aucune intention valable de s'en servir. À moins qu'il n'ai abusé du principe de gratuité.
— J'espère que Moloch se chargera de lui, souffle Cyn.
En vérité, elle ne peut qu'insinuer quel démon se verra octroyer l'âme détestable de ce col blanc. Lorsqu'elle passe devant le miroir de bronze, Cynthia voit son reflet hausser les épaules.
— Tu sais, admet la sorcière à son double, les Hommes restent, hélas, imprévisibles lorsqu'il s'agit de s'adresser aux mondes de l'Au-Delà. Il y a beaucoup de détails à ne pas négliger car, comme on dit, le Diable se cache dedans.
Cette évidence lui fait hurler un « mais oui ! » à en faire trembler les murs. Cynthia-miroir. bondit en arrière. Aussitôt, la grille tombe de concert avec le verrou qui claque, son bazar se range sur son passage. La lumière se coupe derrière la sorcière qui monte quatre à quatre à l'étage. Sa recherche la conduit à rassembler son matériel personnel.
Cynthia ne voit son enthousiasme redescendre que lorsqu'elle tente de se remémorer l'origine de cette citation dite à son miroir. La phrase, bien connue en elle-même, ne lui pose aucun souci. Cependant, le ton de son locuteur, ce sentiment de franchise qu'elle ressent à travers ces mots... c'est encore un mystère dont elle n'a aucune piste. La seule image de ce moment qui subsiste au creux de sa conscience est l'emprunte de deux yeux sombres, des yeux qui la fixent intensément.
Elle craint fortement que les découvertes à venir ne s'avèrent plus noires que le coeur des abysses. Toutefois trop impatiente pour rebrousser chemin, ses doutes se dissipent tandis qu'elle s'assied au centre d'un cercle de feu et de cire. Dans un coin de la pièce résonne l'harmonie d'un bol chanteur. Une formule de sa confection griffonnée sur un papier tenu du bout de ses doigts, elle commence une récitation que le temps, filant jusqu'à ce qu'il en perde sa notion, rend inlassable.
Le fil du passé se rembobine dans un calme olympien. Trop vite pour en discerner quoi que soit, Cyn laisse le récit revenir sur ses pas. Seul son instinct parviendra à trouver le moment décisif du conte oublié qui fut le sien. Une ancienne aventure qu'elle reconnaît prendre trop à coeur, mais qu'elle ne peut laisser en suspens. Elle refuse de laisser les démons avoir le fin mot de l'histoire.
Tout-à-coup, une bribe surgit.
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